On entend par catastrophe naturelle séisme, inondation, glissement de terrain, incendie, raz de marée, ouragan, tempêtes, canicule, éruption volcanique etc. bref tout phénomène naturel de grande ampleur ayant une incidence destructrice en particulier sur la vie humaine. Un séisme de magnitude 7 dans un désert où ne séjournerait personne ne passerait pas pour une catastrophe. Par contre, on qualifie de « catastrophe » un crack boursier en raison des incidences négatives qu’il entraîne dans l’économie et de catastrophe « naturelle » un ouragan qui dévaste une région habitée.
Nous avons tellement l’habitude de penser que la Nature est désormais domestiquée, par l’homme, que lorsqu’une catastrophe se produit, nous sommes comme interdits, tétanisés par l’événement. Notre maîtrise technique de la Nature a atteint une puissance remarquable et cependant, quand une catastrophe se produit, nous nous retrouvons face à une prise de conscience élémentaire : l’homme est vraiment peu de chose dans la Nature. « Il ne faut pas que la Nature s’arme pour le tuer » disait Pascal, « une goutte d’eau suffit », et avec un déluge de gouttes sous la forme d’un raz de marée, c’est une civilisation qui peut périr.
Toute la question est ensuite de savoir comment l’interpréter. Et la question est très intéressante, car elle nous oblige à préciser notre représentation de la Nature. Or ce qui est très curieux, c’est de voir à quel point elle ne cadre pas avec la rationalité que revendique notre culture. Même dans les magazines scientifiques les plus orthodoxes, on n’hésite pas à titrer que « la Terre est en colère », que « la Terre se révolte contre les méfaits de l’homme ». Mais comment appliquer un sentiment humain tel que la colère, à un être naturel, comme la Terre ? Quel rapport avec la géophysique ? Où allons-nous chercher ce type de représentation subjective de la Nature ? Jusqu’à quel point est-elle justifiée ? Est-ce une naïveté préscientifique que de penser que la Terre est vivante et qu’elle peut se révolter avec violence ? Une catastrophe naturelle est-elle susceptible d’interprétation ? De quel point de vue ?
Peut-on faire d’avantage que d’expliquer la Terre de manière scientifique ? Pouvons-nous la comprendre ? Pourquoi les hommes éprouvent-ils le besoin de donner des catastrophes naturelles une interprétation religieuse? Inversement, une explication scientifique est-elle dénuée d’interprétation ? Enfin, qu’est-ce que la prise en compte de la responsabilité humaine modifie, dans notre interprétation des catastrophes naturelles ?
* *
*
Nous avons vu qu’une interprétation consiste à donner un sens à ce qui se présente d’abord comme une énigme à résoudre, un puzzle à rassembler ou une obscurité à éclairer. Une interprétation a toute sa place quand son objet porte sur une production intentionnelle de l’homme, elle suppose implicitement, une forme de conscience. Nous pouvons interpréter un rêve à la manière de Freud, ou à la manière de Jung ; comme nous pouvons interpréter les dessins des grottes de Lascaux, les mythes présents dans les textes de Platon ou les tragédies de Shakespeare. Pour interpréter la Nature, il faut nécessairement lire dans les phénomènes naturels une intention à l’œuvre. De quel point de vue pouvons-nous le faire ?
Les religions monothéistes ont une réponse nette à cette question : c’est la volonté de Dieu qu’il faut voir dans les calamités de la Nature. En un sens, on pourrait presque dire : les phénomènes de la Nature ne sont pas naturels, ils sont la manifestation de la volonté de Dieu. (texte)
1) Quelle idée de Dieu est présupposée dans ce type de représentation ? Dans quel système théologique peut-on voir une catastrophe naturelle comme une volonté de Dieu ? Dans la version la plus simpliste, on dira que la catastrophe est une punition infligée par Dieu, un « fléau » envoyé sur la Terre, une malédiction porteuse de « calamités » à venir.
---------------Prenons le
contre-pied du traitement historique habituel de cette question en examinant
d’abord des faits concernant l’actualité récente : L’ouragan Katrina de 2005 par
exemple, selon Michael Marcavage, le directeur de Repent America, serait
une « action de Dieu » pour détruire « une ville pécheresse », car il devait s’y
tenir un festival homosexuel, « Décadence du Sud 2005 », une « infâme exposition
de chairs nues ». Selon lui, « la Nouvelle-Orléans était une ville qui ouvrait
ses portes toutes grandes aux célébrations publiques du péché ». Il ajoutait
encore : « nous espérons que cette action divine nous fera tous réfléchir à ce
que nous tolérons aux limites de nos villes et nous ramènera en tremblant
devant le trône du Dieu tout-Puissant ». Sur le même événement, citons encore Le
rabbin Ovadia Yossef, chef spirituel du Shass, parti religieux israélien, qui
estime que l’ouragan Katrina, est un châtiment de Dieu consécutif à l’appui du
président George W. Bush au démantèlement des colonies juives de la Bande de
Gaza. L’ouragan, c’est « le châtiment du président Bush “pour ce qu’il a fait à
Gouch Katif. “C’était un châtiment de Dieu”, a lancé le rabbin au sujet de la
catastrophe naturelle, le mardi, lors de son sermon hebdomadaire. Il a même
ajouté que les récentes catastrophes naturelles étaient le fruit d’un manque
d’étude de la Torah et que les victimes de l’ouragan Katrina souffraient
“parce qu’elles n’avaient pas de Dieu”.
Le lecteur
pourra, à titre d’exercice, se référer à la presse, en ce qui concerne les
catastrophes naturelles plus récentes et n’aura aucun mal à retrouver ce type
d’interprétation, dès qu’un événement de grande ampleur surgit dans
l’actualité. Pour voir à l’œuvre ce genre de logique, nous n’avons pas besoin
nous situer dans un passé lointain. Il s’agit de la forme persistante d’un
contenu théologique maintenu par les religions. Ce qui est supposé ici, c’est
que Dieu est une entité personnelle qui a des
exigences et même des
besoins que l’homme doit satisfaire, sous
peine de voir retomber sur lui la colère divine. Dieu serait assimilable à un
monarque absolu (R) ayant imposé des règles inflexibles à son peuple et qui,
lorsque l’observance en a été manqué, se retourne contre son peuple, dans une
punition collective, sous la forme d’une expression terrible de la Nature
capable de semer la mort et la désolation. Dans une société féodale érigée en
théocratie, l’usage du châtiment corporel en
représailles de la violation de la loi est somme toute assez banal. Dans la
théologie, Dieu est assimilé à un « père » tout puissant et ses « enfants » sont
ce qui est appelé son « peuple », il y a aussi souvent une distinction entre un
peuple « élu » et l’humanité tout entière. La légitimation morale de la sanction
s’impose d’elle-même : de même que le père aurait le droit d’infliger une
« correction » à l’enfant qui a commis une faute, de même Dieu serait
légitimement fondé à envoyer une calamité à son peuple fautif.
Le point le plus important, c’est que ce type de théologie est très visiblement une théologie de la peur. Elle enseigne l’obéissance, (texte) la crainte de Dieu, la soumission à l’autorité et brandit en permanence la menace d’une sanction. cf. Spinoza Traité théologico-politique. Bref, ce dieu là ne diffère en rien de l’homme et encore, pas d’un homme de la meilleure espèce. Plutôt choisir ici comme modèle d’un dieu courroucé et cruel, un tyran vindicatif et acariâtre. La conséquence s’ensuit d’elle-même : un esprit qui vit dans cette théologie de la peur, aura été conditionné dans cette vision pour en reproduire mécaniquement les jugements. Il verra donc très facilement des « signes » partout et ses montées d’angoisses lui feront chercher les prémices de l’apocalypse derrière tout phénomène destructeur ayant lieu dans la Nature.
2) Devant les égarements émotionnels, il est de sage raison de suspendre toute adhésion, pour ne pas entrer dans un délire irrationnel et garder la tête froide pour tenter de comprendre. L’abus constant dans l’Histoire de ce type de discours, nous porterait peut être à envoyer promener toutes les religions pour faire un saut vers une explication matérialiste des phénomènes naturels. Mais ce serait se priver justement de la compréhension de la théologie de la peur, or c’est bien elle que nous voyons si fréquemment resurgir.
La théologie de la peur est aussi vieille que les religions elles-mêmes. Si, comme le pense Spinoza, la religion fait partie d’une représentation du premier genre de connaissance fondé sur l’opinion, si son rôle est avant tout de tenir par la crainte les hommes en respect, nous pouvons fort bien comprendre que la religion doive donner une interprétation anthropocentrique des catastrophes naturelles. (texte) Il y a une sorte d’utilité sociale de la religion en ce sens. Elle est là pour enseigner l’obéissance à une règle collective. Que l’homme se plie aux commandements religieux par crainte de la sanction est déjà une manière de le porter dans la direction du bien. Même s’il ne cherche pas le bien directement, même s’il n’a pas une connaissance juste de la Nature. Pour l’homme du commun la représentation anthropomorphique sera donc adaptée à la limitation de ses vues. Mais la connaissance véritable de la Nature, la science intuitive, ou troisième genre de connaissance, exclut l’anthropomorphisme. Mais attention, cela ne veut pas dire nécessairement que seul le matérialisme ait une valeur. Ce qui est étonnant dans L’Ethique, c’est que Spinoza identifie la Nature à Dieu et propose une autre théologie, très éloignée de celle de la religion et qui est bien tout le contraire d’une théologie de la peur. On pourrait même dire une théologie de la joie. Dans une théologie de la joie, Dieu n’est pas une personne, il est la Puissance de la Vie perpétuellement en acte dans la Nature; car l'expérience même de la joie est celle de l'Acte créateur, tel qu'il se déroule dans la Nature. Nous ne pouvons mesurer ses effets à l’aune de notre confort matériel et des avantages humains que nous sommes en droit de rechercher. L’Infini ne se mesure pas à partir du fini. L’Impersonnel n’a pas de compte à rendre à l’ordre du personnel. Par ailleurs, nous l’avons vu, la dualité bon/mauvais est très relative (texte). Bien/mal sont des êtres de raison et n’existent pas en soi dans la Nature en tant que totalité de l’Etre (texte). Or c’est la connaissance de l’Etre en tant que totalité que l’homme recherche et c’est dans la conscience de l’unité de l’Etre qu’il trouve sa béatitude. La joie de connaître participe de la béatitude de l’unité. Dans l’unité de l’Etre, l’accidentel n’existe pas. Chaque phénomène est à sa juste place dans un ordre parfait dont nous n’appréhendons que des aspects très limités. Or, exactement à l’inverse, la notion de catastrophe naturelle est par excellence une forme outrée de l’accidentel.
L’homme religieux fait un très étrange commerce de la notion de loi naturelle. Tant que ses intérêts sont préservés et que tout va bien, il croit pouvoir trouver partout une divine providence qui dispense partout ses bienfaits en allant au-devant de ses désirs. Dieu est un gérant de supermarché qui met toutes sortes de plaisirs sur les étalages ! Qu’une catastrophe arrive et voilà que la foi de l’homme religieux mise à l’épreuve, le voilà en proie au doute et se livrant à toutes sortes de contorsions intellectuelles pour donner un sens à ce qu’il considère comme un « accident ». Pourquoi Dieu nous enverrait-il des calamités ? Parce que nous lui avons désobéi ! Pour nous punir de nos péchés ! L’ordre réglé de la Nature se dérègle dans une violation soudaine. L’homme religieux croit que les lois de la nature peuvent être violées en deux sens :
- Il y a le miracle, qui est la violation positive. L’homme ne peut flotter en l’air, mais pour quelques uns Dieu fait un miracle qui s’appelle lévitation. (texte)
- La catastrophe naturelle serait le pendant négatif du miracle, une irruption brutale du chaos sous la guidance menaçante pris d'un accès de colère. Il est vrai que l’homme religieux pense dans le cadre d’une doctrine qui lui impose une forte culpabilité et l’image d’un Dieu personnel terriblement exigeant. Il doit donc personnaliser la menace diffuse dont il se sent l’objet. La religion, loin de chercher à libérer l’homme de la peur, s’en sert comme moyen de coercition et de manipulation. La peur donne un ascendant immense à celui qui s’en sert et elle est un outil de pouvoir. En jouant avec la peur, le discours religieux joue sur le registre de l’irrationnel. La peur provoque un fonctionnement incontrôlé de l’imagination. Maintenus dans la peur, les hommes ne pensent pas, ils réagissent. Bref, la peur maintient l’homme dans l’ignorance.
Ce que Spinoza montre, c’est que les lois de la Nature sont constantes et invariables. Il n’existe pas en soi de miracle ni de catastrophe, car tout ce qui a lieu dans la Nature est réglé par des lois qui ne sont soumises à aucun caprice. S’imaginer que Dieu, qui est la puissance immanente qui œuvre dans la Nature, puisse violer ses propres lois est complètement dépourvu de sens :
---------------« Les lois
universelles de la nature sont de simples décrets divins découlant de la
nécessité de la perfection de la nature divine. Si donc quelque chose arrivait
dans la Nature qui contredise à ses lois universelles, cela contredirait aussi
au décret, à l'entendement et à la nature de Dieu; ou, si l'on admettait que
Dieu agit contrairement aux lois de la Nature, on serait obligé d'admettre aussi
qu'il agit contrairement à sa propre nature, et rien ne peut être plus
absurde...
Il n'arrive donc rien dans la nature qui contredise à ses lois universelles; ou même qui ne s'accorde pas avec ses lois ou n'en soit une conséquence. Tout ce qui arrive en effet, arrive par la volonté et le décret éternel de Dieu ; c'est-à-dire, comme nous l'avons déjà montré, rien n'arrive que suivant les lois et des règles enveloppant une nécessité éternelle. La Nature observe donc toujours des lois et des règles qui enveloppent, bien qu'elle ne nous soient pas toutes connues, une nécessité et une vérité éternelle, et par suite un ordre fixe et immuable". (texte)
L’affirmation réitérée de Spinoza selon laquelle nous ne connaissons pas toutes les lois de la Nature est à peser avec une grande attention. Elle permet d’admettre en toute humilité que notre savoir scientifique est loin de circonscrire la totalité des processus en œuvre dans la Nature. - Y compris la science dominée par le paradigme mécaniste qui est la seule que connaisse Spinoza -. D’un autre côté, l’Unité de l’Etre, la cohérence avec Soi de la Nature comme Substance, exclut les velléités et les caprices. Bref, l’humaine façon de voir et d’agir. Et rien n’est plus absurde que de chercher par-dessus tout à projeter notre manière humaine de penser sur la Nature en imaginant qu’elle se comporte comme nous pouvons le faire. De la suit, qu’entre le mouvement de la chute d’une feuille au gré du vent, l’apparition d’un orage de grêle, d’un séisme majeur, l’explosion d’un volcan ou le soulèvement d’un raz de marée, il n’y a aucune différence. Les phénomènes qui ont lieu dans la Nature sont naturels. Point à la ligne ! Il faut partir de là et s’y ternir.
Est-ce à dire qu’à l’égard des catastrophes naturelles, la seule manière de penser qui puisse valoir, c’est l’explication mécaniste ? J’appelle explication mécaniste, celle qui recours à une mode de représentation linaire en cause/effet, tel que le fait de pousser une boule de billard afin qu’elle en cogne une seconde, qui elle-même en cognera une troisième etc. Dans l’explication mécaniste, au sens classique, la cause doit être physique. La causalité ne prend que la forme d’une succession linéaire, réglée, des événements. Le concept de loi est épuré de toute dimension métaphysique, pour ne plus porter que sur une relation quantifiable constante entre deux phénomènes. L’idée de déterminisme est prédominante et le concept d’objectivité accepté sans restriction dans sa version forte.
1) Par
exemple, en ce qui concerne un séisme qui survient dans une région du Pacifique,
nous cherchons une cause de ce phénomène que nous regardons comme un
effet. La recherche des causes est le passe-temps favori de l’intellect !
C’est un besoin élémentaire que de savoir « pourquoi ? » un événement s’est
produit. En réalité, ce « pourquoi ? » comme question adressée au scientifique,
pour des raisons de méthode, se transforme immédiatement en un « comment ? ».
Comment se fait-il que la Terre ait tremblé à cet endroit ? La problématique
revient à retrouver l’antécédent, un
état antérieur du phénomène et les mécanismes qui ont conduit à l’état
postérieur, le conséquent, suivant une logique linéaire qui reste satisfaisante
d’un point de vue objectif. Pour cela, il est indispensable de disposer d’un
cadre à la représentation sous la forme d’une théorie
générale. C’est seulement sur le fond d’une théorie
admise que l’on peut situer les mesures et interpréter les faits. Par
exemple, concernant les séismes, nous
disposons
en géophysique d’une théorie de la
tectonique des plaques. Celle-ci précise que nos continents sont des
écorces qui flottent sur le magma de la Terre. Des pressions colossales
s’exercent en profondeur, dans le manteau, jusqu’au noyau de la Terre et
celles-ci viennent se répercuter dans des phénomènes de surface. On observe que
les mouvements les plus violents de l’écorce terrestre se font sur des lignes
qui sont toujours les mêmes, par exemple celle de la ceinture de feu. Les
études de géophysique montrent que la formation de la
Terre a donné lieu à une dérive des continents. Nous savons que la Terre bouge
en permanence. Plus d’un million de fois par an dans des séismes de magnitudes
variables. Il n’y a rien d’exceptionnel dans ces phénomènes donc. Un mouvement
massif des plaques terrestres se traduit par des chocs internes, une compression
des masses rocheuses, des frottements, les plissements qui vont jusqu’à la
formation des montagnes, le soulèvement d’énormes masses d’eau sous la forme de
raz de marée, ou le jaillissement de la pâte de roche en fusion sous la forme de
volcans. Certaines régions sont particulièrement exposées aux catastrophes. Nous
savons lesquelles de la Californie au Japon en passant par la Côte d’Azur. Il
n’y a rien de miraculeux/catastrophique dans le fait que se produisent des
séismes à la conjonction de quatre plaques tectoniques. Ce n’est pas un hasard,
ni un châtiment que les pays d’Asie soient parmi les plus exposés. Entre 1990
et 2000, l’Asie du Sud-Est a connu plus de 100 tremblements de terre d’une
magnitude supérieure à 6,5 sur l’échelle de Richter. Pour la seule région de
l’Indonésie, il existe 130 volcans en activité. Le 26 décembre 2004, le
déplacement de plus de 20 mètres des plaques tectoniques au large de Sumatra,
libérant la puissance de 30 000 bombes atomiques, était inscrit dans l’ordre des
réalités géologiques de la planète. En 1883, l’explosion du Perbuatan, sur l’île
de Krakatau, entre Sumatra et Java, a fait 37 000 morts, et ses effets ont été
ressentis dans tout l’océan Indien. Du point de vue de la géophysique, on ne
peut en aucun cas parler de pur « accident ». (texte)
Curieusement, le problème vient surtout que nous ne tenons pas vraiment compte
de notre propre savoir, notamment d’un point de vue de l’aménagement des
agglomérations humaines. Il serait de bon sens de ne pas construire par exemple
des mégapoles dans des endroits instables et très exposés. Ce que nous faisons
allègrement. Notre conception de l’urbanisme ne se pense que dans le cadre d’une
causalité locale et à court terme, dans une représentation du
temps qui est historique. Mais la Nature n’a que faire
du temps historique. A son échelle, un
millénaire est vraiment très peu de choses et les transformations embrassent des
durées qui vont au-delà de nos prévisions humaines. Un géologue qui envisage les
transformations de la Terre raisonne sur des millions d’années. Raisonner, comme
nous le faisons depuis la modernité, en terme de causalité locale est simple,
voire simpliste, mais commode. Nous attendons que les scientifiques affûtent
leurs prédictions pour éventuellement faire des plans d’aménagement ou encore
donner un ordre d’évacuation. Nous voyons aussi que la prédictivité en
géophysique reste dans un ordre de probabilité vague. Nous savons que, vu sa
position, le volcan de Las Palma, s’effondrera un jour dans l’océan. La question
n’est pas de savoir si cela va se produire, mais seulement quand cela va
se produire. Ce peut être demain ou dans mille ans. Personne ne peut le dire. A
San Francisco on attend le big one le tremblement de Terre qui va raser la
ville, en ayant en tête le précédent tremblement de Terre, mais personne ne peut
dire quand il va se manifester. Nous ne sommes pas plus avancés en matière de
météo pour la formation, un mois avant, d’un cyclone. Dans l’incertitude, nous
convertissons la probabilité en hasard, en souhaitant qu’avec un peu de chance,
nous pourrons compter sur la stabilité des Eléments sur 20, 30, 50 ans et
implanter massivement des hôtels, des résidences de luxe, des centres de
vacances dans des lieux que l’on sait pourtant à haut risque. Y compris sur le
flanc de volcans en activité ! La course au profit s’allie souvent à la misère
pour mettre des populations énormes en situation de danger potentiel. Les uns y
gagnent dans la spéculation immobilière. Les autres, les plus pauvres s’installent
sur des poudrières naturelles. Et on compte sur quelques abris de fortune et un
ordre d’évacuation rapide pour sécuriser les esprits. Voyez les évacuations du
volcan Mérapi en 2006. Il est vrai que le spectacle de la Terre vu du ciel est
éloquent et parle en faveur de la toute-puissance
de la technique humaine. La Terre est de toute part
scellée dans des constructions géométriques, ficelée
dans des ouvrages massifs de béton armé (on dit même des ouvrages d’art !),
traversée de partout de routes et d’autoroutes. En apparence l’homme a partout
la situation bien en main et la Terre lui appartient plus que jamais. Fierté à
contempler l’immensité d’une ville dans une baie et de penser que la
puissance dont nous disposons est
vraiment sans limite ! Fierté nous fait vite oublier que les fondations peuvent
partir en morceaux à tout moment.
Il ne faut pas oublier la toile de fond de nos représentations, le style des raisonnements dans lesquels nous pensons les sciences de la Nature depuis le XIX ème siècle, dans le cadre du paradigme mécaniste. Auguste Compte disait que le savoir de la science, permettant de prévoir, menait désormais l’homme au pouvoir de la technique. La conscience d’un savoir certain de lui-même conduisait à l’assurance d’un pouvoir illimité sur la Nature. L’hypothèse du déterminisme intégral non seulement rassurait, mais donnait des ailes à la technologie la plus conquérante. Elle impliquait nécessairement une maîtrise croissante de la Nature. Et nous pouvions effectivement célébrer l’aptitude de l’homme à améliorer sa condition en mettant fin à un état de nature hostile, difficile et précaire. Les conquêtes de la science devaient fatalement supprimer les imperfections naturelles, telles que les maladies, la rigueur des climats ou la dureté des conditions de vie dans la nature. L’homme devrait inéluctablement parvenir à maîtriser le climat, à calmer les volcans, à fixer la terre sur ses bases, à juguler les océans. Bref, être maître et possesseur de Nature n’était pas un vain mot prononcé par Descartes. C’était un programme sur laquelle la représentation de la science pouvait se porter caution et dont la justification morale était indiscutable.
---------------Seulement,
entre maîtrise des conditions de vie et asservissement de la vie, la frontière
est imperceptible et n’est pas dessinée par une science purement mécaniste. La
représentation de la science classique présentait une image de la Terre très
simplifiée. Suffisamment pour que l’homme puisse partir à la conquête de ses
ressources en ignorant ses
limites. Sans prendre en compte la portée des conséquences à long terme de son
action. L’économie classique
s’est édifiée dans une représentation exclusivement sociale, sans la moindre
prise en compte de l’environnement écologique de l’homme. Dans cette
représentation, on raisonne comme si la Terre était
un grenier à grains exploitable sans mesure, une carrière à minerai inépuisable,
et un réservoir d’énergie fossile illimité. Le lieu vivant de l’humanité
est confondu avec l’espace abstrait dessiné par la science et la
concrétisation suprême de cette abstraction n’est rien moins que nos villes
tentaculaires, nos gratte-ciels, l’empire technique de l’homme sur tous les
paysages. En bref, la modernité s’est bâtie sur une relation avec la Terre dans
un face à face qui relève d’un affrontement constant, où l’homme est partout
assuré de son triomphe, où la logique n’est pas de vivre en accord avec la
Terre, mais de l’asservir en faveur de nos besoins illimités.
2) Nous savons aujourd’hui que cette représentation ne tient pas la route, nous savons qu’elle a dérapé en chemin, parce qu’elle reposait sur une connaissance trop limitée, sur des vues trop simplistes et fragmentaires pour être vraies. Ce que la science d’aujourd’hui découvre sous nos yeux, c’est ce que la pensée classique avait occulté : la complexité extraordinaire que représente le fonctionnement de la Terre, l’inter-relation prodigieuse des phénomènes qui se produisent à sa surface, le défi adressé à notre compréhension que constitue le fonctionnement global de la Terre. Nous sommes à l’aube d’une prise de conscience de toute la démence avec laquelle nous avons construit nos civilisations en ignorant la nature même du vaisseau Terre sur lequel nous avons les pieds : La Terre est un être vivant.
Résumons maintenant ce que nous avons montré précédemment : la causalité simple et linéaire est un artifice de laboratoire, une abstraction commode. Il n’existe dans les processus engagés sur la Terre qu’une causalité complexe et circulaire. Il n’y a pas de système séparé, pas d’action confinée dans un espace restreint. Tous les processus naturels sont intrinsèquement liés et interagissent entre eux. Il n’y a pas de différence entre un processus naturel et un processus engagé par l’homme à travers son action technique. L’homme fait partie de la Nature et ses initiatives bouclent en permanence dans un système global, celui de la Terre. L’analogie (R) que nous prenions plus haut, et qui rend au mieux cette situation de fait, est celle du caillou jeté dans la mare : les ronds dans l’eau se propagent, atteignent les bords et reviennent vers le point initial. Il n’existe pas de séparation réelle des événements. Un tremblement de Terre en Asie du Sud-est est lié à la géophysique de l’Europe ou de l’Amérique. Ainsi une proposition qui semblerait naïve et anthropomorphique, comme : « la Terre a tremblé en Afghanistan » prend un sens tout à fait nouveau. Dans le contexte de l’ancienne physique, il était encore possible de raisonner en termes de phénomène local. On aurait dit « un séisme de magnitude 7.2 s’est produit en Afghanistan ». On pouvait se moquer de l’animisme spontané. Nous savons maintenant que c’est l’animisme qui est dans le vrai. « La Terre a tremblé en Afghanistan » n’est pas une métaphore, mais une réalité très concrète.
De plus, comme nous l’avons vu, l’hypothèse Gaïa de James Lovelock nous interdit de pratiquer une séparation brutale entre lithosphère, biosphère et atmosphère. Elle montre sans équivoque l’importance déterminante d’une véritable colonisation de la vie sur la Terre qui a conduit à son autorégulation. Rappelons les trois caractéristiques essentielles sur lesquels insiste Lovelock : a) La Terre d’elle-même fonctionne globalement dans la direction de la promotion de la vie. La richesse de la biodiversité est dans sa logique. b) La Terre possède indéniablement des centres nerveux qui consistent dans des systèmes très sophistiqués de régulation vers l’équilibre. c) « Les réponses que Gaïa peut apporter aux problèmes posés par une évolution catastrophique doivent obéir aux règles de la cybernétique ». Ce qui veut dire que nous devons apprendre à penser tous les processus de manière systémique.
La cybernétique raisonne en termes de feedback, de boucles à l’intérieur d’un système (rétroactions). Nous savons qu’un système homéostatique accepte beaucoup d’écart par rapport à son état d’équilibre, mais seulement si les écarts demeurent à l’intérieur de ses capacités de régulation. Dès que l’on passe sa limite de tolérance, face à une perturbation de grande ampleur, il saute à un état stable complètement différent du précédent, ou bien il se désagrège. René Thom, en 1972, dans sa théorie des catastrophes, montre qu’à partir d’une valeur critique de rupture de l’état d’équilibre, un système change d’état de manière imprévisible et se met en quelque sorte à la recherche d’un nouvel équilibre. Le changement d’état est décrit comme étant à la fois quantitatif et qualitatif. L’hypothèse Gaïa doit sa réussite remarquable à la reconnaissance d’un fonctionnement homéostatique de la Terre. Elle montre que le maintien des conditions homéostatique de la vie sur Terre est le résultat d’un équilibre dynamique et non d’un état d’immobilité.
Les concepts
présentés ci-dessus et les données accumulées par les mesures géophysiques nous
conduisent à une vision des catastrophes naturelles tout à fait neuve dont nous
ne faisons aujourd’hui que commencer à comprendre les implications. Revenons sur
le cas du tsunami de 2005. Nous ne pouvons pas suivre le fatalisme religieux. Le
nombre très élevé des victimes n’est pas dû à la fatalité. Dans la région de
l’Asie du Sud-est, 70 % de la population vit dans des zones côtières.
L’urbanisme s’est développé massivement sur les côtes. Les populations
dépendent étroitement des ressources de la mer pour leur nourriture, leurs
emplois et leurs revenus. Dans ce contexte culturel, le poisson est relativement
bon marché comparé aux autres sources de protéines. De plus, le problème, c’est
que dans les populations les plus pauvres, l’habitat est informel et
particulièrement vulnérable. En pareil contexte, la surexploitation des
ressources naturelles provoque une dégradation de l’environnement. L’agriculture
industrielle a, en Occident, détruit les haies des petites exploitations ouvrant
la voie à une érosion des sols, sans précédent. L’urbanisme a beaucoup détruit
les mangroves qui faisaient tampon entre l’océan et les hommes. Rappelons qu’une
mangrove est un ensemble d'arbres, d'arbustes, d'herbes à caractère halophile
que l'on rencontre à l'embouchure des rivières, dans toutes les
zones côtières à
l'abri des courants marins. James Lovelock insiste dans La Terre est un Être
vivant pour dire que ce sont des lieux stratégiques, des thermostats de la
planète. Ils ont une importance énorme. S’ils sont correctement développés, ils
protègent de l’érosion, des inondations, des effets des cyclones, des raz de
marée, et ils contribuent aussi à la fixation du carbone, réduisant le
réchauffement du climat. Or, depuis les années 1950, les deux tiers de ces
forêts ont été détruits. Pourquoi ? En raison de la pression qu’exerce la
fascination du « développement » et des activités commerciales et touristiques.
De même, les formations de corail asiatiques sont menacées à 80 % par la pêche à
l’explosif, l’aménagement anarchique du littoral et l’utilisation de cyanure
pour la capture de poissons tropicaux. A cela s’ajoute les effets du
réchauffement climatique, car le corail est fragilisé par l’élévation de la
température de la mer. Le réchauffement des climats induit l’apparition des
cyclones et des tempêtes tropicales. Bref, les choses étant disposées dans cet
état, l’homme se met directement à la merci d’un raz de marée. Pire, la
méconnaissance des équilibres de la Terre, le cynisme du profit, l’inconscience
des décisions qui président à l’expansion de la technique, font que l’on
pourrait presque dire que l’homme attire sur lui les catastrophes. Mais
bien sûr, il est toujours plus simple d’accuser la fatalité ou de rendre Dieu
responsable des calamités, plutôt que de chercher à comprendre comment elles
finissent par apparaître ! Comme le dit Jean-Marie Pelt : « L’homme
détruit un a un les systèmes de défense de l’organisme plantaire».
Il était d’usage, dans la science strictement mécaniste, de pouvoir légitimement opposer les catastrophes provoquées par l’homme (l’explosion d’une centrale atomique, d’une usine de produits toxiques, déflagration nucléaire etc.) les catastrophes naturelles (événement climatiques, sismiques ou astronomiques majeurs). Il n’est plus possible d’être aussi affirmatif et catégorique. - Si on met à part ce que déjà les indiens appelait les accidents cosmiques, comme les comètes -. Or nous avons avec la Terre affaire à une entité globale dont nous sommes, à chaque instant, partie prenante.
Ce qui veut dire que nous sommes embarqués sur le vaisseau Terre, avec lequel nous faisons route, dans une aventure commune. Les passagers qui ont conscience d’être en chemin dans un voyage périlleux ne se chamaillent pas entre eux et ils n’auront pas l’idée de détruire le navire qui les emporte. L’aventure de la Terre et l’aventure humaine sont unies dans une communauté de destin évolutif. Ce qui réoriente toute interprétation de la relation entre l’homme et la Terre. La représentation primitive de la lutte de l’homme contre à la Nature, qui a servi de justification à toutes les prétentions totalitaires de la technique, supposait au contraire la dualité. La logique de la dualité s’effondre à partir du moment où nous comprenons qu’une co-évolution nous lie à la Terre de manière intime, depuis les débuts de l’Histoire. Or, celle-ci commande tout à la fois, la solidarité des hommes entre eux et la sollicitude à l’égard de la vie sur Terre.
1) Dans les termes d’Edgar Morin dans Terre-Patrie :
"La découverte de la communauté de destin homme/nature donne responsabilité tellurique à l'homme. dès lors il lui faut radicalement abandonner le projet conquérant formulé par Descartes, Buffon, Marx. Non plus dominer la Terre, mais soigner la Terre malade, l'habiter, l'aménager, la cultiver.
L'humanité doit élaborer la co-régulation de la biosphère
terrestre. Certes, elle dispose de pouvoirs considérables, et qui s'accroîtront;
mais il s'agit de devenir non le pilote, mais le
co-pilote de la Terre. Le double pilotage s'impose: l'homme/nature;
technologie/écologie; intelligence consciente/intelligence inconsciente... La
Terre doit commander par la vie, l'homme doit commander par la conscience.
Sortir de l'âge de fer planétaire, sauver l'humanité, co-piloter la biosphère, civiliser la Terre sont quatre termes liés en boucle récursive, chacun étant nécessaire aux trois autres. L'agonie planétaire deviendrait alors gestion pour une nouvelle naissance: nous pourrions passer de l'espèce humaine à l'humanité. C'est pour et sur l'humanité terrestre que la politique pourrait effectuer un nouvel acte fondateur. La lutte contre la mort de l'espèce humaine et la lutte pour la naissance de l'humanité sont la même lutte". (texte)
Il y a de la beauté et de la profondeur dans cette formule la responsabilité tellurique de l’homme. Dans leur Histoire, les hommes ont toujours été tenté de chercher un responsable de leurs malheurs dans un « autre » ou des « autres », en accusant Dieu ou en rejetant la responsabilité sur un peuple étranger. Rien de tel pour perdre de vue l’unité et déresponsabiliser l’être humain à l’égard de ses propres voies de fait contre la Terre. La « fatalité » a bon dos. C’est un refuge pour les défaitistes et une aubaine pour la religiosité confuse. Nous ne sommes pas pour rien dans l’état actuel de la Terre et ses déséquilibres. Il est temps d’assumer nos responsabilités. Les processus naturels de régulation sont lents, disions-nous, mais passé un seuil critique, leur manifestation peut être très violente. C’est en ce sens précis que nous recevons la formule « colère de la Terre », pour désigner les catastrophes naturelles. Comme nous l’avons vu dans une précédente leçon, nous avons parfaitement le droit de considérer la Terre comme une entité psychique. Teilhard de Chardin considérait qu’après l’apparition de la biosphère, l’apparition de l’homme sur Terre menait à une étape fondamentale dans la constitution de ce qu’il appelait la noosphère. La sphère de l’esprit. James Lovelock n’hésite pas à dire que l’apparition de l’espèce humaine a doté Gaïa d’aptitudes psychiques réflexives qui viennent se superposer à son intelligence régulatrice interne. Il existe une relation intime entre la conscience collective de l’humanité et l’intelligence globale de Terre. C’est une grande naïveté et une prétention stupide de croire que nous autres, êtres pensants, sommes seuls doués de conscience et que nous ne faisons que marcher sur un tas de cailloux. Si l’humanité avait davantage conscience que la Terre est un être vivant, elle deviendrait bien plus prudente et elle aurait soin de ne pas détruire son berceau évolutif. Si elle savait vivre en paix avec elle-même, nulle doute qu’il y aurait des incidences directes dans l’équilibre de la Terre. Mais attention, cela ne veut pas dire que nous soyons pour autant autorisés à considérer la Terre sur le modèle d’un être humain. L’anthropomorphisme religieux finit toujours par caricaturer une vérité profonde contenue dans l’animisme spontané. Il y a bien plus à apprendre du contact direct, intime et vivant avec la Terre que dans les élucubrations fantaisistes et les fables des religions. L’œuvre de l’intelligence organisatrice et sa finalité interne, ne se comprennent pas par le biais de l’anthropomorphisme.
2)
Maintenant, que veut dire co-piloter la biosphère terrestre ? Nous devons
désormais prendre soin de la Terre, en évitant de créer des déséquilibres que
nous devrions ensuite recevoir avec tout le poids de leurs conséquences… sous la
forme de catastrophes naturelles. Nous devons apprendre à aménager la vie pour
qu’elle puisse se promouvoir elle-même, dans des conditions les meilleures
possibles, en direction du futur. Nous récoltons ce que nous avons semé
dans le passé même le plus lointain dans notre manière d’occuper la Terre, de
l’exploiter ou d’en être le gardien. Une nouvelle graine crée une nouvelle
récolte. Nous ne sommes pas
obligés
de perpétuer les erreurs qui ont été commises jusqu’ici. C’est avec une certaine
inquiétude que la génération d’aujourd’hui se tourne vers les générations à
venir. Dans quel état laisserons-nous la Terre pour nos descendants ? Ils auront
peut être des raisons de maudire ceux dont ils recevront en héritage un état des
lieux pitoyable et des catastrophes qui aurait pu être évitées si elles
n’avaient pas été soigneusement préparées dans l’inconscience des décisions à
courte vue. Comme le dit si bien Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité,
« le respect seul, dans la mesure où il nous dévoile quelque chose de sacré…
nous protègera contre la tentation de violer le présent au bénéfice de l’avenir,
de vouloir acheter celui-là au détriment de celui-ci». (texte) Eh bien
! les générations à
venir auront certainement des raisons de penser que nous avons cruellement
manqué de respect à l’égard de la Terre !
Nous vivons dans l'état d'ébriété permanente de consommateur, dans une incroyable insouciance, tout en disposant par ailleurs, au sein des entreprises, de moyens d’actions techniques prodigieux. La toile de fond du drame postmodernité, c’est cette hébétude hilare dans laquelle nous vivons petitement, sans conscience de ce que représente notre incarnation sur cette Terre. C’est aussi notre indifférence aux fins de l’humanité et du peu de souci de l’importance de notre legs en direction du futur. Or, ce qui est remarquable c’est que les catastrophes naturelles provoquent justement cet éveil au sein de notre torpeur. Sous la forme d’un choc brutal. Cet éveil qui est en même temps la conscience tout à la fois de notre responsabilité à l’égard de l’humanité et du sens de notre liberté.
Il y a un passage assez remarquable dans Le Principe Responsabilité qui le montre avec profondeur. Analysant l’importance colossale qu’a pris dans nos sociétés le divertissement, Jonas se demande si nous ne finissons pas par tourner en rond, à vide, en perdant tout contact avec le réel. Dans cette perte se consume le sérieux ainsi que tout intérêt. Nous sommes en Occident des gosses de riches dont le principal souci est de trouver de quoi meubler notre ennui, en consommant toutes sortes de plaisirs. Et bien sûr, les gosses de riches ne s’intéressent qu’à eux-mêmes. Il nous manque le contact avec le réel, la puissance de la Nécessité pour incarner notre liberté avec nos forces vives.
Hans Jonas écrit ceci :
« En rompant avec le royaume de la nécessité, la liberté se prive de son objet, sans lui, elle devient aussi vaine que la force sans la résistance. Une liberté vide, tout comme un pouvoir vide, s’abolit elle-même – ainsi que tout intérêt authentique porté à l’action entreprise malgré tout. On n’a pas de peine à s’imaginer sous ces conditions une nostalgie des occasions où, subitement « cela devient sérieux : un tremblement de terre, une inondation, un incendie où tout à coup on doit faire ses preuves et où l’on a le droit de montrer de quelle étoffe on est fait, quand les hommes décidés se séparent des hommes désemparés, les courageux des hésitants, ceux qui sont capables de sacrifices, des égoïstes, et quand devient actif le sens communautaire que le danger a éveillé. Et si la nature est avare en catastrophe, l'œuvre humaine de la guerre peut prendre leur place ». (texte)
Il est des hommes qui, au soir de leur existence, n’auront de souvenir d’avoir vécu que dans ces moments d’extrême mobilisation du danger au cœur d’une catastrophe ; des hommes qui auront tout au long de leur existence, le sentiment d’avoir vivoté, pour s’être un jour éveillé à une grande solidarité humaine… le temps d’une catastrophe. Quand il faut nuit et jour courir pour soigner des blessés, réconforter ceux qui ont tout perdu, donner asile, partager un foyer, se mettre tous ensemble pour renverser des tôles, sortir des victimes des gravats etc. l’homme sent qu’il existe au-delà de son individualité propre, qu’il existe dans le corps de l’humanité et dans le corps à corps avec la Terre. Alors seulement, dans un élan de compassion, il comprend le sens du mot solidarité, car jusque là, justement, il ne s’agissait que d’un mot flottant dans la rhétorique de l’actualité et de la politique. Quand on vit dans l’illusion, on ne sait plus ce que les mots veulent dire. On ne fait que jouer avec ou bavarder. Ce qui veut dire aussi vivre sa vie par inadvertance. Là, au cœur de la catastrophe, se réveille une humanité, ou mieux, l’humanité en chacun est mise au pied du mur. Si les catastrophes naturelles fascinent, ce n’est pas parce qu’elles sont spectaculaires, ni parce qu’elle nous mettent brutalement aux prises avec des forces gigantesques, c’est parce que nous sentons bien que dans ces moments-là, nous pouvons abandonner les petits intérêts de notre ego personnel pour respirer dans un souffle de vie plus grand et plus large, en communion avec toute l’humanité. Ce qui est notre aspiration la plus haute et la plus vraie, même si elle est aussi celle qui est la plus méconnue.
Ce qui est
aussi,
de manière assez contradictoire, aussi une situation très périlleuse, parce
qu’elle peut devenir une attente qui précisément appelle son propre
danger. Nous sommes aujourd’hui dans une telle
crise des valeurs, la frustration
des hommes est telle qu’ils en viennent à penser que rien ne pourra changer de
leur condition, que par une conflagration brutale. Et il faut prendre garde à ce
fait que les pensées collectives attirent aussi
en quelque sorte les événements. C’est toute l’ambiguïté de la catastrophe
naturelle : à la fois redoutée, mais aussi quelque part secrètement espérée. Et
quand des millions d’hommes entretiennent inconsciemment le désir
d’une calamité, il ne
faut pas s’étonner qu’elle puisse finalement se produire. Nous cherchons parfois
l’éveil dans la tourmente de l’exceptionnel, au milieu de la folie et de la
mort, parce que nous ne savons pas le trouver dans l’urgence et l’implication de
chaque instant de la vie ordinaire.
Il est donc important que nous comprenions en profondeur ces enjeux. Il devrait y avoir une place pour une pédagogie de la catastrophe dans l’éducation, ne serait-ce qu’à travers quelques notions d écologie. Dans les lieux à haut risque, comme au Japon, la tradition en est solidement implantée. Les Japonais vivent depuis des siècles avec les tremblements de terre et les tsunamis les plus fréquents du monde. Avant la vague de 2005, sur la côte ouest de Sumatra, un travail d’information avait commencé auprès des habitants, au moyen d’affiches et de conférences. Mais c’était bien peu et loin d’être suffisant. Que valent des recommandations pour mettre les pieds sur Terre, quand, un peu partout sur la planète, elles sont noyées dans les contraintes d’un mode de vie harassant ,qui ne permet pas une attention sérieuse et des précautions suffisantes ? Que penser d’un mode de vie à l’occidentale qui invite à vivre la tête en l’air ? Ce que nous n’avons pas encore compris, c’est qu’il n’y a pas réellement de lieu sûr quand les Eléments se déchaînent. Où que nous soyons sur la Terre, nous pouvons être atteints. Tout homme devrait avoir reçu une instruction qui, non seulement l’informe de ce qu’il faut faire dans le danger, mais aussi qui lui enseigne à ne pas altérer le qui-vive dans lequel la vigilance doit être vécue. Notre éducation devrait insister sur l’importance du qui-vive et ne pas promouvoir la somnolence et l’apathie. Nous devrions être suprêmement méfiants l’égard des formes de conditionnements collectifs qui laminent la conscience vers le bas. Je sais que c’est très désagréable à entendre, mais ce qui était frappant sur les images que nous avons reçues lors du cyclone Katrina, ce n’était pas seulement la puissance des vents et la montée des eaux. Ce que nous avons vu, c’est un nombre considérable de personnes obèses ne pouvant que très péniblement se déplacer et se trouvant donc par avance en situation très délicate face à la montée des eaux. On peut difficilement imaginer un peuple plus mal préparé à faire face aux catastrophes que celui que l’on dénomme pourtant la puissance américaine. Si on voulait inventer des conditions de vie capables d’affaiblir le plus possible les êtres humains, pour en faire la proie la plus facile des calamités, il faudrait copier l’american way of life. On ne trouverait pas mieux.
* *
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La catastrophe naturelle n’est donc pas seulement un événement extérieur, contrairement à ce qu’une explication scientifique sommaire donnerait à penser. Son sens ne réside pas non plus dans le spectaculaire qu’affectionnent les médias. Une explication purement mécaniste ne dit rien sur la complexité qu’elle enveloppe. Le spectaculaire des images dans les médias est extrêmement ambigu. Il aplatit le sens dans l’image choc, il le pulvérise dans l’information factuelle dont nous ne voyons ni les tenants, ni les aboutissants.
Les catastrophes naturelles sont aussi et surtout une convocation intérieure de la conscience vis-à-vis d’elle-même et de la conscience inscrite dans le monde humain, à la surface d’une planète vivante, la Terre. (document) D’où la complexité de son interprétation et la platitude qui consisterait à la réduire à un fait comme un autre, mis en boîte dans une explication scientifique. Impossible d’éviter l’interprétation religieuse et les problèmes qu’elle pose. Impossible de contourner la représentation de la Nature qu’elle soulève. Quand au problème du mal métaphysique, comme Voltaire l’a montré avec le poème sur le tremblement de terre de Lisbonne, il est évident qu’il prend toute son acuité seulement à travers la question massive posée par les catastrophes naturelles. Il ne s’agit donc pas du tout d’une question annexe en philosophie, mais bien d’une question essentielle. Toucher une seule vérité sur ce problème, c’est les rejoindre toutes, car c’est directement entrer dans la complexité.
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© Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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