Leçon 168.     L’image du moi        

    Dans notre contexte actuel, la notion d’image de soi a deux sens. Le premier est attaché à l’idée de célébrité. Nous reprochons au politicien d’être excessivement soucieux de son image et même de faire de l’image publique un instrument de pouvoir. Nous l’avons vu avec Machiavel. Le second sens, c’est évidemment « la bonne tenue », l’apparence physique extérieure. Une mère fera en sorte que sa fille « présente bien », pour que tout le monde ait une bonne image d’elle. Par extension, on peut y inclure la réputation. « Il faut que tu sois correcte avec tout le monde, que les gens aient une bonne image de toi ».

    Aux dires de certains psychologues, cette représentation de l’image de soi est censée dissimuler, recouvrir, trahir ou révéler, quelque chose qui serait « le vrai moi ». Implicitement cela veut dire en filigrane : « personne ne sait reconnaître mon moi secret et tout le monde en a une image fausse » !  Ce qui veut dire que nous devrions distinguer le moi de son image, il y aurait un moi authentique et une fausse image de soi.

    Curieux. Et si le moi n’était rien de plus qu’une image ? Qu’est-ce que cela peut bien faire s’il peut y avoir une fausse image de moi, si au bout du compte,  l’existence de l’ego n’est rien de plus qu’une fiction ? Le moi est-il une fausse image ou une vraie personnalité ?

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A. De la célébrité

    Prenons pour commencer la figure la plus enflée de l’image du moi, la célébrité ; en allant dans l’extrême, elle nous servira à caractériser l’image de soi. La célébrité, selon Daniel Boorstin, est « une personne connue pour être bien connue » ! La définition est assez drôle, elle nous dit que tout ce qui construit la célébrité, c’est le battage médiatique que l’on peut faire autour d’une personne. Ce qui revient à dire qu’on la transforme en personnage, puis du personnage, on fait ensuite un mythe.

     1) La célébrité construit une fiction autour de l’importance phénoménale d’un individu, sans qu’un véritable mérite y soit attaché. On peut précipiter n’importe quelle lolita sous les feux des caméras pour fabriquer une célébrité. A la différence, la gloire, elle, serait le résultat d’une œuvre exceptionnelle, ou d’une vie exemplaire. Heisenberg est une des gloires de la physique. Pour un chrétien, le Christ est glorieux d’entre les hommes, pour un bouddhiste, il y a une gloire impérissable du rayonnement de Bouddha dans l’humanité.

    Il peut y avoir une gloire sans grande célébrité. Michel Henry,, dans La Barbarie, dit que les médias ont tendance à corrompre ce qu’ils touchent et souvent, dans leur manière d’aborder une œuvre, ils cèdent à la propension de l’émotionnel. Ce qui immanquablement dénature la grandeur véritable et fait manquer la profondeur et la simplicité. Ce que les médias célèbrent, ce n’est pas nécessairement ce que l’Histoire retiendra. La gloire est souvent posthume,  elle a  cependant une durée dans la mémoire des hommes. La célébrité est actuelle, mais elle est autant tapageuse qu’éphémère. Qui se souvient des célébrités des sports ou du cabaret du siècle dernier ? Elles sont le plus souvent oubliées dans la mémoire collective. Il y a des hommes qui ont mené une vie obscure, mais dont la puissance de création a traversé les siècles. Le temps fait un tri et il balaye l’éphémère et il relègue dans l’oubli la célébrité du moment. Projetons-nous dans 50 ans et imaginons que nous portions un regard sur notre époque. Que restera-t-il de cette musique qui remplit les bacs des supermarchés, de nos figures politiques, de nos idoles, de nos guignols médiatiques? Pas grand-chose probablement. Il arrive aussi bien sûr que les deux aillent de pair. Une personnalité comme Einstein a été très célèbre de son temps dans les médias et sa gloire ne s’est pas éteinte après lui. Le génie, que ce soit dans l’art ou dans les sciences, est glorieux.

    Il semble que la célébrité se monte avec de la publicité,  (texte) comme le blanc d’œuf en neige, c’est une façon de faire mousser un personnage, même s'il n'a pas de consistance. En se plaçant du côté de la personne, on peut aussi dire que « la célébrité se cherche, tandis que la gloire vous trouve », parfois sans que vous l’ayez cherchée. Il est possible de mesurer la célébrité, il suffit de décompter les coupures de journaux et les temps d’antenne consacrés à telle ou telle personne. On parle de A ou de B, on fait de la publicité autour de lui. Ce On représente la conscience collective, telle qu’elle s’alimente elle-même en rumeurs et en opinions ---------------et telle qu’elle est entretenue par les médias. C’est par le on et pour le on que les idoles et les modèles sociaux existent, avec toutes leurs déclinaisons : popstars, acteurs, chanteurs, mannequins, figures de proue de la télévision, de la finance, de la technologie, milliardaires, hommes politiques etc. L’important, c’est qu’on en parle, celui dont on ne parle pas n’est pas célèbre et reste dans l’incognito. (texte) Une célébrité, c’est tout simplement quelqu’un dont on a entendu parler et que tout le monde connaît par les médias. : Les images sont partout renvoyées, comme un son qui résonne dans un tambour. Il n’y a que deux manières d’y échapper : ou bien, il faut être étranger à l’occident et débarquer d’une contrée lointaine, ou bien vivre dans l’isolement complet ou en ermite. On se souvient du choc produit par la découverte de ces enfants vivants dans une communauté chrétienne : comble d’ignorance, ils ne connaissaient pas Zinedine Zidane ! La célébrité fait partie des lieux communs propre à la communication.

     2) Impossible d’appréhender la célébrité sans comprendre en quoi elle est une image  dans un sens précis : une célébrité est une image a) que l’on peut identifier, mais aussi b) et à laquelle chacun peut s’identifier. La foule se presse sous le chapiteau pour voir une vedette de la chanson des années 80. Les nostalgiques se souviennent de leur jeunesse, de ce temps où les murs de la chambre étaient recouverts des posters de la star. A cette époque, « je voulais lui ressembler, je m’habillais comme elle, je me déhanchais comme elle, c’était mon idole !». Qu’est-ce que l’identification ici ? (texte) Assurément le fait de pouvoir nommer une personne. Mais cela, nous pourrions le dire à propos de tout objet. Pour qu’il y ait identification à une idole, il est indispensable que l’ego projette une construction mentale qui lui permette, selon la formule de Spinoza, de « rêver les yeux ouverts ». Dans le sens déjà étudié plus haut chez Stendhal, nous devrions parler ici de cristallisation des désirs sur l’objet. La célébrité est un portemanteau sur lequel l’ego accroche une débauche de rêves de grandeur, de fantasmes secrets et d’idéaux en tout genre. Comme le rameau de Salzbourg jeté dans la mine de sel qui en ressort couvert de cristaux magnifiques. Les fans, les groupies, les supporters etc. hallucinent une représentation qui instaure un rituel et une forme d’idolâtrie. La célébrité n’est pas vue comme un être humain, un homme ou une femme, ce n’est plus un mortel, il est vu comme un dieu ou une déesse, une légende vivante, un mythe. Il faut donc lui offrir de la ferveur émotionnelle et vivre à sa rencontre dans l’éblouissement, l’excitation des désirs, il faut lui rendre un culte et même le prier en pensée ! Comme il sied à un dieu. Sur le plan de l’excitation émotionnelle, toutes les célébrations de ce type virent au culte de la personnalité et elles se ressemblent toutes. La transe que provoque dans la foule la popstar en entrant sur scène, n’est pas fondamentalement différente de la ferveur qui entoure l’arrivée de l’actrice sur les marches du palais des festivals à Cannes, ou celle de l’héroïne d’un soap opera, ou celle des candidats sélectionnés d’une émission de télé réalité. On est en plein dans l’émotionnel et les mécanismes sont identiques. Sur la célébrité l’ego projette une image, il ne voit plus la personne, et il reproduit la somme des réactions émotionnelles que l’image provoque en lui. Si vous êtes complètement étranger à ce monde qui s’auto-congratule, ou bien si vous êtes assez lucide pour l’observer avec attention, vous voyez un être humain, une personne. Un homme âgé, courbé, qui s’avance sous les lumières. Une femme bien mise qui cherche les regards qui se portent sur elle. Des êtres humains avec leurs limites et leur fragilité. Soyons bien clair, nous ne pouvons pas voir la célébrité, nous ne pouvons que la penser. Ce n'est qu'un concept. (texte)

     Nous avons dit, dans une précédente leçon, qu’il n’est de rencontre authentique que lorsque qu’aucune des personnes en présence ne constitue une image de l’autre. La célébrité porte à son paroxysme l’inauthenticité, car elle crée une situation où une image rencontre une autre image, l’une et l’autre se renvoyant un jeu de représentation. Un « journaliste » (image), rencontrant une « star », (image), chacune de ces images convoquant une gamme de réactions, de comportements par avance conditionnés. Une fiction rencontre une autre fiction, dans une relation elle-même fictive. C’est une des scènes cocasses de Coup de foudre à Notting Hill entre Julia Roberts et le libraire joué par Hugh Grant. Le mental subjugué tricote des pensées : « Entre toi et elle, c’est l’abîme… Tu te rends compte ! tu vas rencontrer une star !... Comment faut-il parler ? Se comporter devant une star ? » Pour renforcer l’ego, il n’y a rien de tel et cela autant du côté du dévot « comme c’est romantique ! » que du côté de sa pseudo-divinité « Moi, A, celui dont toute le monde connaît le nom ». Il y a cet immense plaisir de se voir reconnu, admiré, adulé. L’ego s’enfle et autour de lui, la foule confirme qu’il peut désormais s’identifier à la fiction personnelle qu’il se racontait peut-être enfant. « Je suis quelqu’un qui a réussi. Tout le monde me le répète ».  Le monde est là pour réassurer encore et encore l’histoire personnelle. « Tu es une vraie star Joe ! un héros !!» L’admiration est une grande faveur pour l’ego. Et quand tous les moyens de la technique, quand toutes les voix s’élèvent pour célébrer la fiction personnelle, il faudrait être un sage illuminé pour ne pas s’y laisser prendre ! Il faudrait être un bouddha pour ne pas y croire et être capable d’en percer la vanité !! La puissance de l’illusion crée un envoûtement tel qu’il ne semble plus possible de s'en déprendre, c'est-à-dire de la voir comme une illusion. « Regardez A, B, ils sont célèbres, ils ont réussi ». Voilà de quoi confirmer  indéfiniment le moi, son souci de devenir et son désir d’accomplissement temporel.

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  De plus, la célébrité va bien sûr avec l’argent et l’argent, c’est le moyen de libérer tous les fantasmes qu’une culture prend soin de contenir par le biais d’une morale. Du coup, rêver les yeux ouverts, veut aussi dire confondre la liberté onirique avec la liberté de l’état de veille. La liberté comme licence. Les célébrités peuvent se le permettre, elles ont même de l’argent pour cela. Une célébrité a droit à toutes les velléités, toutes les fantaisies, tous les caprices, les scandales, les enfantillages, les lubies, les provocations. On admet l’écart moral. Il fait partie du concept. Sous-entendu, quand on est célèbre, on peut se permettre quelques dérives qui seraient par contre inadmissibles pour le commun des mortels. Cela permettra de remplir les pages des magazines people. Il existe même toute une rhétorique pour normaliser les écarts. Une célébrité « aime faire la tournée des bars de la capitale », elle n’est pas alcoolique. Ou bien, quand il devient impossible de nier une forme d’auto-destruction, il y aura encore la ressource d’en faire une belle tragédie romantique pour donner quelques émotions dans les salons de coiffure. On est encore dans la fiction intégrale.

B. L’image comme fiction personnelle

    La célébrité exemplifie l’egomanie. Cependant, ce serait une erreur de penser que l’ego ne peut se renforcer que dans l’accroissement ou la démesure. L’inverse est tout aussi vrai, car la constitution d’une image de victime, (texte) voire de raté est un stratagème tout aussi efficace. C’est encore une manière de renforcer l’ego que d’assurer une histoire calamiteuse. Ne serait-ce que pour recueillir de la part d’autrui de la pitié, ce qui est une très bonne confirmation… de ce que j’ai toutes les raisons de me plaindre ! Donc j’existe ! Si le moi ne peut pas atteindre son but dans la reconnaissance universelle de sa réussite, il y parviendra immanquablement dans la reconnaissance de son échec ! Cela marche donc à tous les coups, il faut et il suffit, que l’ego renforce sa fiction personnelle. (exercice 7a)

     1)  Nous l’avons remarqué plus haut : quand nous interrogeons une personne pour lui demander qui elle est, que se passe-t-il ? Elle donne d’abord son nom. C’est le panier dans lequel, elle met ensuite le reste : son rôle social, « je suis infirmière à l’hôpital des Enfants ». Sa situation affective « mariée, mère de deux enfants ». On peut y ajouter quelques croyances, (catholique, méthodiste, protestant) quelques opinions diverses (de droite). Ensuite, une fois les généralités passées, elle va se mettre à raconter son histoire : « dans ma famille, la vie était difficile, mon père était brutal… j’ai finalement divorcé deux fois… je ne supportais pas… » Le sens de l’identité est profondément investi dans l’histoire personnelle. Moi=mon histoire, moi=mon passé. L’action par laquelle le moi parvient à se renforcer consiste à perpétuellement se raconter son histoire. Le sujet « je », qui s’identifie à une histoire,  devient quelqu’un de spécial, il devient « moi ». En devenant « moi », il renforce son image, ce qui lui permet ensuite de réagir face aux circonstances de la vie en exacte conformité avec son image. « Je suis quelqu’un qui ne supporte pas qu’on élève le ton devant moi. Cela me met très en colère… Je suis quelqu’un qui fait passer les enfants avant toute chose… » Le fait de se raconter auprès d’une oreille attentive et compatissante n’a pas pour fin de délayer des platitudes. L’issue du bavardage tend vers l’histoire personnelle. Il s’agit d’aller chercher en autrui la confirmation de « moi », ce qui permet d’avoir raison et de distribuer universellement des torts ! La plainte et la complainte du moi sont des moyens puissants de le renforcer. « Après tout ce que je vous ai raconté, j’ai raison non ? » « Oui, oui, c’est vrai que vous n’avez vraiment pas eu de chance dans la vie. Vous n’avez croisé que des gens odieux … » Le résultat est atteint, « moi » s’est renforcé en montrant à quel point ce passé est réellement malheureux… « Donc j’ai raison d’être malheureux ». « J’ai des problèmes, mais, cela se comprend, vu mon histoire ». « J’ai toutes les raisons d’en vouloir à la vie de m’avoir donné cette existence horrible ». « J’ai essayé pourtant d’être à la hauteur, mais je n’y arrive pas ». Après cela, il n’y a plus qu’à lever le poing vers le ciel et accuser Dieu.

    Ainsi, par un détour inattendu, nous voyons que l’ego se sert aussi de l’échec pour assurer son identité «spéciale». Ce n’est pas la célébrité, mais finalement l’histoire personnelle assume la même fonction, se poser dans la différence, comme « moi ». Il n’est pas possible de trouver la moindre différence entre « moi » et « mon histoire personnelle ». C’est une seule et même chose. Le moi ne peut avoir la certitude de son existence qu’en se racontant perpétuellement une histoire.  S’il la raconte à d’autres, c’est pour se renforcer lui-même. La difficulté, c’est que le plus souvent, en face,… il y a une autre histoire personnelle ! Qui a les mêmes attentes, les mêmes exigences et qui se raconte aussi des histoires. Qui a les mêmes réactions, elles aussi conformes à une histoire personnelle. On a donc deux images qui se rencontrent et veulent se confirmer l’une l’autre. La communication risque de ne pas être facile !! Bref, aussi inauthentique que dans la célébrité. Le résultats invariable, c’est que, dans ces conditions, les relations, cela ne marche jamais et c’est toujours très compliqué.

    C’est exactement le même schéma que précédemment. L’ego, c’est un peu le plat de fromages que l’on met sous cloche. C’est une bulle bien constituée (et cela ne sent pas toujours très bon les vieilleries du passé!!!). La bulle est une fiction, pour la maintenir, il faut, de la part du mental, fournir énormément d’efforts. Il faut aussi tuer le naturel et prendre la pose. La pose « moi ». Le moi est un poseur. Le moi est rigide, il s’appuie sur la pose d’un passé. S’il abandonnait la pose, la rigidité, s’il retrouvait le naturel… il cesserait d’exister. Il lui faut donc camper dans son personnage. C’est le personnage d’un fiction reconstruite par la pensée, réinterprétée et ajustée à « moi ». Ce n’est même pas l’histoire réelle, le roman de la vie qui m’a amené (peut être merveilleusement) à Maintenant. C’est une fiction. Le plus souvent un drame, une tragédie. Observé de l’extérieur, quand la fiction est vue en tant que fiction, quand prend fin l’identification : une comédie. Mais attention, à l’intérieur de l’identification à cette forme, cela ne rigole pas, c’est très sérieux ! Affreusement sérieux. Epouvantablement sérieux Mortellement sérieux.

     2) Mais, heureusement, dit l’ego, tout n’est pas perdu, il y a dans l’avenir une issue. « Donnez-moi du temps, donnez-moi un but et je finirai par réussir à donner à mon histoire une fin heureuse, je vais réussir à la compléter ». (document) C’est une spécialité de l’ego que de promettre Cf. Tony Parsons (texte) le bonheur, le salut, l’accomplissement pour demain. Mais pour que la stratégie fonctionne… il ne faut pas que cela marche, ou bien que cela ne marche pas trop longtemps. Quand l’ego trouve la Paix, la Joie, la Plénitude de la vie, il s’évanouit. Pour exister sous la forme d’un moi, il doit donc faire du bonheur une promesse et l’alimenter du temps à venir, tout en se gardant de l’éprouver. C’est la chasse qui importe, comme le dit Pascal, pas la prise. Aussi l’intérêt de l’ego consiste-t-il à tenter de se maintenir dans des limites. Si la vague de la Vie l’emporte, il cherchera toujours le moyen de porter ensuite l’attention sur ce qui ne va pas. En se plaignant, en rechignant, il se sent davantage « moi », tandis que dans l’expansion du bonheur, il est perdu. L’ego ne peut être heureux, quand le bonheur survient, le moi s’efface, car le bonheur est précisément cet état d’être dans lequel la conscience du moi n’est plus, car c’est une autre conscience plus étendue prend sa place. Pour se maintenir intact, pour sentir « moi », l’ego a besoin de ses limites, il a ainsi besoin du manque, ce qui veut dire qu’au fond, pour se sentir exister, il a besoin d’être malheureux. Le manque lui fait éprouver son incomplétude, ce qui justifie illico le besoin de remplir le manque dans le temps. Ainsi, les désirs de l’ego sont tous marqués par le manque. Le sentiment de manquer lui offre la confirmation exemplaire qu’il y a bien quelque chose appelé « moi », qui a de « vrais » besoins, car c’est bien « moi », qui suis vraiment malheureux. ( accordez-moi une demi-heure, vous allez savoir pourquoi ! ) Quand le moi raconte sa fiction personnelle, il peut dire effectivement qu’il se sent incomplet et il sera très content si on lui donne un but dans le futur, pour trouver la complétude. Peu importe lequel. Devenir un ministre ou un caïd, un grand écrivain, une star du show business , une racaille, etc. bref, quelqu’un de « spécial ». 

    ---------------Ce qui revient à trouver moyen d’agrandir le sentiment d’exister par l’acquisition de quelque chose qui pourrait achever son histoire dans une fin heureuse : la complétude attendue. Et ce qui est extraordinaire dans ce monde relatif, qui est le monde des formes, c’est qu’il existe une infinité de choses susceptibles de compléter le moi. Je suis seul, je me mets en recherche du partenaire idéal capable de combler mes manques. Si j’investis mon identité dans la relation, voici ma passion donc moi passionné. Ma petite amie. Et l’histoire de l’attachement commence qui n’a pas de sens si on la conçoit indépendamment de l’identification. J’ai une petite voiture, un vieux modèle plutôt démodé, j’y ai mis beaucoup de moi. J’investi le sens de mon identité dans la voiture, elle est alors impliquée dans l’histoire que je me raconte. Ensuite, il y a le jeu du transfert vers "d’avantage" ou "plus que". Si j’en achète une plus grosse, plus moderne, à la mode, je me sentirai agrandi, je me sentirai d’avantage « moi ». Et la Mercedes devient donc terriblement désirable. Elle est l’image d’un moi agrandi. L’ennui, c’est que même si l’acquisition est faite, peu de temps après… ce n’est plus tout à fait ça. Je ne suis toujours pas complet. Cependant, je ne doute pas un seul instant qu’il me faut poursuivre ma quête. Poursuivre un « meilleur que», un « davantage que ». Passer d’une chose à l’autre et laisser tomber le petit pour le plus grand, en poursuivant ma quête personnelle. Alors, si cela se produit dans la relation que puis-je faire ? Demander à l’autre de sortir de mon histoire personnelle ! Ce n’était pas la bonne personne !! Sors de ma vie !!! Cela veut dire : sors de l’histoire que je me raconte. De même, si la voiture n’a pas suffit, il faudra autre chose, une maison, une promotion sociale, une carrière, le pouvoir, etc. Et bien sûr cela n’a qu’un seul sens : trouver de quoi compléter mon histoire, c’est-à-dire compléter « moi ».

    Rappelons-nous ce que nous disions dans le Banquet de Platon sur le manque et le désir d’unité. L’individualité née de l’androgyne (texte) est une entité qui manque d’une partie d’elle-même. Nous donnions deux interprétations :  

-                           a) comme un autre moi (l’âme sœur).  Dans le premier cas, très visiblement, l’ego cherche dans l’amour fusionnel à se compléter lui-même. Ce qui explique l’échec de la relation, car l’autre est un autre ego qui a exactement la même exigence. De plus la forme de la relation par complétude est un concept et n’a aucun rapport avec la réalité, mais a rapport avec l’histoire que l’ego se raconte, histoire qui est liée à un passé.

-                           b) comme la plénitude du soi perdue. Il s’agit non pas de chercher en un autre la pièce manquante pour recomposer le tout, mais de retrouver dans le Soi le sens de la Plénitude. Or la version que l’ego proposera ici consiste à toujours remplacer la plénitude par la complétude. L’ego affirmera son incomplétude, il pourra  projeter le temps psychologique et l’investir d’une mission : parvenir, en attelant le processus du désir à la quête, à acquérir une satisfaction ultime. « La » satisfaction ultime (?).

     La distinction entre la plénitude et la complétude est très claire et nous l’avons déjà étudiée. La Plénitude est intemporelle, elle est la Plénitude originaire du Soi et elle est toujours déjà-là. La complétude, elle, suppose le temps, elle est à l’image du tonneau dont se sert Socrate face à Calliclès. Comme elle est située dans le futur, l’action du moi consiste à acquérir de quoi remplir le tonneau, pour être, comme on dit « content ». Le problème, c’est qu’il est extrêmement facile, avec des désirs multiples et déréglés, de percer des trous au fond du tonneau. Socrate dit qu’il vaudrait mieux se contenter de ce que chaque jour nous apporte, ce qui veut dire régler ses désirs avec sagesse. Calliclès choisit la démesure et la volonté de puissance de l’ego. Il choisit donc les désirs insatiables, les désirs qui ne cessent de se reproduire compulsivement. Calliclès fait des rêves de puissance. La compulsion du désir ici ne vient pas du désir lui-même. Il n’y a rien de mauvais dans le désir, la compulsion vient de l’obsession qui consiste à vouloir compléter l’ego dans le futur. Ce qui énerve le désir et le rend fou, c’est le fait de l’investir dans l’identité de l’ego. La beauté et la divinité du Désir est asservie à la rude tâche de servir une fiction personnelle. L’erreur serait de tirer ici de cette démence une condamnation du désir, alors qu’il n’y a en fait qu’un processus d’identification à l'ego. Le concept de complétude est un mirage que l’ego a inventé pour donner forme à son mouvement dans le devenir et continuer à exister sous la forme d’un ego. Il est donc indispensable que l’idée même de « quête » soit réassurée en permanence par le mental, dans une constante persuasion, pour que l’illusion fonctionne. Il faut donc se débrouiller pour que la fiction personnelle soit cristallisée dans une histoire crédible.

    Maintenant, cela ne veut pas dire non plus qu’il y aurait quelque chose de « mal », à entreprendre, créer, agir, transformer. D’abord ce n’est pas une question de juger moralement ; mais surtout, c’est une merveille que de créer dans le monde des formes. C’est une joie de découvrir, d’inventer, de servir dans le sens d’un dessein plus grand que « moi ». Il n’y a pas le moindre problème en cela, les difficultés surgissent seulement quand l’action est investie avec le sens de l’identité limitée appelé « moi ». C’est à partir de l’irruption de la fiction personnelle au titre de motivation centrale que le conflit commence. La guerre contre les autres, qui ont toujours plus que moi, qui sont mieux que moi, que j’adule et que je méprise en même temps en secret pour avoir « réussi », ce que je tente péniblement d’atteindre.  L’idée d’un moi achevé. Mais il n’y a jamais eu de « moi » achevé, c’est un mirage, et n’y a pas non plus d’histoire qui finit bien… sauf dans les films. La Vie ne s’arrête pas, le changement n’a pas de fin et toute forme passe. La plus belle des roses naît, s’épanouit et finit par perdre sa forme. L’Univers est un processus en constante transformation. L’accomplissement temporel de la rose n’est pas sa fin. La création ne peut être sans la dissolution des formes. C’est le Jeu de la Manifestation. Ce qui veut dire aussi que la mort ne peut pas être effacée du tableau. Par conséquent, l’idée même d’une histoire personnelle achevée est une illusion. Comme telle, elle ne peut qu’engendrer de la souffrance. Comme le dit si bien Eckhart Tolle, il y a même deux façons de souffrir en courant après ce mirage : souffrir de ne pas voir le désir accompli… mais aussi souffrir de le voir accompli sous une forme quelconque ! De l’argent à foison, de la reconnaissance, (texte) l’adulation du public, des relations satisfaisantes etc. Et toujours intérieurement la même indigence,  cette fois avec la certitude que plus rien dans le futur ne pourra remplir ce désir investi par la fiction personnelle. Si vous avez tout de dont les gens rêvent et que vous voyez au fond de vous-même un malheur qui ne s’est pas éteint, une souffrance que rien dans le monde ne parvient à guérir, que faites-vous ? Vous prenez de la drogue ? Vous sombrez dans l’alcool ? Vous vous tirez une balle dans la tête ?

C. L’ego comme image,  prélude à une mutation

    … A moins que vous ne soyez pris soudain d’un fou rire énorme, car vous avez, dans un éclair, compris que tout cela n’est que du non-sens, car vous l’avez vu en tant que fiction. Et vous commencez à comprendre que l’ego n’est qu’une image de soi. Une identité de composition, faite d’étoffe mentale et une pensée en mal d’auto-définition. Une pensée qui cherche à se donner une réalité. Or nous avons vu que le Sujet pur ne peut pas être défini. Il n’y a rien de substantiel à chercher dans les définitions que l’ego choisit. Plus nous nous cherchons, et moins nous pouvons nous trouver, car si nous nous lançons dans la recherche, c’est que nous croyons être incomplet. Ce qui n’est rien d’autre qu’une idée fausse. Ce qui est certain, c’est que cet ego qui veut toujours plus de pouvoir, de sexe, d’argent, de savoir, de renommée etc. falsifie la perception de la véritable essence du sujet. Il nous éloigne de ce que nous sommes. D’une manière subtile, il oblitère le sentiment simple, profond et plein de la Présence.

 1) Si je me place devant un miroir, je vois l’image de mon corps. Il apparaît dans l’espace de ma conscience en tant qu’image. Je suis précède toute image et la rend possible. D’autre part, il faut une première « flexion » dans l’ordre de l’existence, pour produire une « ré-flexion » dans la pensée. Cela n’explique pourtant pas pourquoi pourrait me vient l’idée saugrenue de me prendre pour cette image.

En m’identifiant à mon corps, je dis que « je me vois dans la glace ». De la même manière, devant une de mes photographies, je dirai : « tiens, là c’est moi, à 15 ans ». Le reflet dans le miroir et la photographie sont des « image de moi ». Cela ne va de soi, qu’à la seule condition que j’entre dans l’identification, c’est-à-dire que je m’oublie en tant que Sujet, pour tomber dans une forme, celle du corps. A partir du moment où j’investis un sens de l’identité dans une forme, elle devient « mienne » au sens fort. Elle est dès lors sentie comme une partie de moi et non pas comme un élément qui ne serait que périphérique. Une fois consommé la déréliction du sujet dans  l’objet, je vais certainement faire grand cas  de l’objet. Je vais, par exemple, donner une importance « spéciale » à mon apparence et même lui vouer une sorte de culte. Comme cela, je deviens quelqu’un de « spécial » ! Mais comme ce n’est qu’une fiction, pour me sentir confirmé dans l’identification, il est indispensable que je me rassure d’une manière ou d’une autre. Par exemple, que je mette autrui de la partie. Implicitement, je le somme de me raconter l’histoire que je me raconte moi-même et de confirmer mon identification. Et le bougre veut bien jouer le jeu... pendant un moment, jusqu'à ce qu'il en ait plus qu'assez !

Le même processus fonctionne avec n’importe quel objet : ma voiture, ma réputation, mon pouvoir, mon honneur, mon argent, ma femme, mon poste au ministère, mon savoir etc. Par le moyen de l’objet, je me donne une identité et une importance en terme de « plus que », ou de « mieux ».

Le prix à payer, c’est que cette identité relative, cette identité dans la forme, est soumise à toutes sortes d’aléas. Il faudra alors verser au chapitre de l’ego les déceptions, les inquiétudes, les contrariétés, le sentiment momentané d’être renforcé, puis le moment suivant d’être diminué, réduit à néant etc. « J’ai perdu mon travail », « ma femme m’a quitté », « je suis déshonoré »,  « j’ai perdu un bras », « un autre a pris ma place dans la fonction », « je perds la mémoire »,… conclusion identique : je ne suis plus rien. Tout ce qui touche au changement temporel de la forme est inquiétant. L’ego est soumis à une constante frustration. Il ne peut jamais être à l’aise. Il ne peut jamais se sentir chez Soi. Il est constamment menacé. « Ah, la vie n’est pas facile ! » dit Freud dans Malaise dans la Civilisation. L’ego est menacé par les autres, menacé par les événements, menacé par la mort qui l’attend au bout du chemin. Le temps est son plus grand espoir et sa plus grande crainte. Son expérience la plus réitérée, c’est la souffrance.

Prenons un autre exemple. On sait que dans certaines salles de classe, il est quasiment impossible de faire enlever leur casquette à certains élèves. C’est que la casquette n’est plus une forme parmi d’autres, elle n’est plus un objet pour se protéger du soleil. Elle est l’objet d’une identification. Elle est devenue composante du moi. Dans ce cas, enlever la casquette est un viol de l’intimité, car le moi s’identifie à elle. « Pas touche ! C’est ma casquette. J’y ai mis beaucoup de moi ». Pour l’adolescent qui prétend ne pas être intellectuel, c’est intellectuellement très compliqué. Sous l’appui de la reconnaissance d’autrui : je suis un « skater », une « racaille », etc. Pour arriver à croire que je suis ceci ou cela, il faut en faire accroire… (parce que ce n’est qu’une pensée et rien de plus). Il faut croire que les autres croient que je suis quelqu’un parce que je porte des fringues qui m’identifient. Je peux alors croire que je suis quelqu’un parce que je porte le style de tous ceux qui me ressemblent et qui croient que pour être quelqu’un il faut arborer le style… et donc y croire, tout en sachant que l’on se fait toujours manipuler dans nos croyances… Bon.

D’autres vont investir leur conscience égoïque dans une promotion, une voiture, ou même dans une maquette en allumettes, dans une collection etc. Il n’y a pas de limite, puisque c’est juste une forme-pensée. (texte) Le cas du collectionneur est intéressant. Le collectionneur, c’est l’ego qui, identifié à une forme, y transfère son désir de complétude. Là, l’emplacement d’un timbre rare, là celui d’un autre. Mon moi précieux est dans la collection (cf. Tolkien Le Seigneur des Anneaux, Golum : « mon précieux » !). Mon moi précieux a trouvé de quoi cristalliser son désir de complétude dans le temps. L’angoisse du collectionneur de parvenir à tout posséder, c’est l’anxiété du moi qui cherche… à se compléter. Et qui n’y parvient jamais. Alors ? Autant chiffonner l’image et ne plus en parler.

Dire, avec les psychologues, que le moi est une représentation imagée de soi, c’est uniquement reconnaître qu’il effectue une surimposition sur le domaine de l’objet. Il surimpose « moi » à l’objet par identification et cette surimposition n’est qu’une illusion. C’est une forme-pensée, un moi virtuel qui n’est qu’une représentation de soi. Pour cette raison dans le Vedânta, on emploie autant « moi » que « l’idée du moi ». Ce sont deux expressions synonymes. Le terme « moi » est trompeur, l’illusion du langage invite à le substantifier. « L’idée du moi » est plus juste, car cette expression touche au plus près l’artifice du langage.  Notons qu’en sanskrit, c’est ahamkara. Aham=je, kara, suffixe = « fait de ». Cette entité artificielle qui « fait je ». Ce « je » là est fictif, c’est le soi fictif, c’est-à-dire l’ego. Comme l’identification peut très bien se déplacer d’un objet vers un autre et qu’à chaque fois l’ego va camper dans le personnage en question, on peut dire avec Montaigne que notre vie intérieure se résume à un défilé de personnages. Sur ce plan, le phénoménisme est dans le vrai. Voyez ce que David Hume (texte) écrit sur l’ego.

---------------2) Et pourtant, le sens de l’Identité est immanent au Réel. Il précède toute forme. La Vie est un Soi perpétuellement donné à Soi. Le Je est la Vie s’éprouvant elle-même comme Soi. En sanskrit, âtman. Le Je véritable, dit Ramana Maharshi. Mais la Personne spirituelle, pourtant si proche, si intime, si sensible dans la Présence, est indéfinissable, insaisissable, inimaginable. Dans la formule de Rimbaud : « je est un autre »… que « moi ».  C’est une non-chose, mais comme l’ego ne s’intéresse qu’aux choses, il dira que ce n’est « rien », interprétant la Substance comme un vide. Cette Vacuité est plénitude. Dans la verticale de l’Etre, Je embrasse la Totalité. Le sentiment vrai « je suis » ne parle que de la totalité, il résonne à l’infini dans une profondeur impersonnelle. A l’inverse, la formulation conceptuelle :« je suis ceci, ou cela », (une femme, un homme, un joueur de tennis, un financier, etc.) marque le passage à une identité située dans une forme.

En d’autres termes, en toute conscience, il y a la conscience-de-quelque-chose, liée à la forme et il y a aussi, simultanément, la conscience-de-soi qui est sans forme. La conscience de la forme est du côté du manifesté, la conscience sans forme est l’arrière-fond non-manifesté. Le sujet qui se cherche dans la conscience-de-quelque-chose, dans le mouvement de l’intentionnalité de la veille, devient « moi ». Le Sujet qui est, se tient dans la conscience-de-soi est Présence immobile, silencieuse, en-deçà de toute intentionnalité. La Présence est sans objet, elle est centre, tandis que l’objet, la forme, restent périphériques. Il est donc tout à fait compréhensible qu’avec Husserl, à ses débuts, la phénoménologie ait décrit la conscience comme conscience-de-quelque-chose. Il est tout aussi compréhensible qu’un phénoménologue comme Michel Henry ait compris que la phénoménologie husserlienne était incomplète et qu’elle avait manqué la dimension immanente de la Vie.  

En ce sens l’oubli de la Vie n’a en fait pas de rapport réel avec l’Histoire, il fait partie de l’historial de l’Etre. Il appartient au Jeu de l’ignorance de faire en sorte que l’aperception du sujet soit perdue et qu’alors seul demeure l’objet. C’est précisément dans cette forme de conscience que vit présentement l’humanité. Il y a place pour cela dans la Manifestation, car c’est seulement de cette manière que la conscience de l’ego a pu se former. L’ego ne peut se développer qu’en maintenant un voile mental, une séparation d’avec Soi.

Cependant et c’est un tournant radical sur lequel insistent bien des auteurs, dont  Eckhart Tolle, il est dans la nature de la Conscience de vouloir percer et tôt ou tard de déchirer le voile. Ce qui provoque aussitôt une stase de conscience très différente. A l’échelle de l’humanité, ce serait une véritable mutation, une transformation radicale. Si le voile se déchire, le contact avec Soi est consciemment rétabli. Le Soi reste alors le Soi, sans tomber dans l’identification. On dit alors que la conscience-témoin, sakshin, est éveillée. Et c’est bien une autre conscience qui prend le relais. L’ego part en lambeaux, car la compulsion qui entraînait l’identification n’est plus nourrie, la conscience retrouve sa nature essentielle. Rien de véritablement nouveau qui n’ait en fait toujours été là, mais c’est la fin de l’inconscience qui accompagne l’empire de l’ego. Jusqu’à présent, cette percée n’avait été accomplie que par des individus isolés. Encore sous la domination de la conscience égoïque, faute de comprendre l’enjeu de la transformation de la conscience, nous les avons appelé des « mystiques ». Il se pourrait bien que nous assistions assistons aujourd’hui à une percée de la conscience dans l’humanité (texte) prenant une ampleur sans précédent. Nous sommes entrés dans l’évolution consciente disent certains auteurs. Le passage est extrêmement périlleux, car l’ancienne conscience, fondée sur la domination exclusive de l’ego est encore très active. L’ego fait son dernier tour de piste et il parade, car il sait que ses jours sont comptés. Le « moi-je » n’a pas d’avenir. Plus il fanfaronne, plus il s’enfle, et moins il est crédible. Chaque fois que nous avons un aperçu, une vision instantanée de la démence qui accompagne l’ego, c’est une étincelle de conscience qui s’allume. Autant il est devenu aisé d’entrer dans cette perception, autant il devient de plus en difficile d’être dupe. Or cette prise de conscience n’appartient pas à l’ancienne conscience.

Nous disposons aujourd’hui d’une compréhension en profondeur des mécanismes de l’ego et nous avons vu que l’ego a beaucoup de mal à se maintenir quand il est constamment démasqué. Il reflue. La compréhension de la conscience est très largement sortie du domaine confus de la mystique. Quand le bouddhisme s’est répandu en Occident, il a provoqué des réactions de peur assez vives. L’idée d’une dissolution du moi paraissait très angoissante. Et c’est vrai qu’elle l’est, du point de vue de l’ego. On ne peut pas rencontrer une doctrine qui dit que l’ego est une illusion sans se sentir directement menacé, et menacé précisément dans l'exacte mesure où nous dépensons une somme d’énergie prodigieuse pour réassurer notre conscience égoïque. L’attaque parait sévère, car elle s’en prend directement à ce qui constitue la plus centrale de nos motivations. Si le sens de l’ego nous est enlevé, nous nous demandons ce que nous allons devenir, ce qui motivera désormais nos actions, ce qui orientera nos fins, ce qui pourra nous justifier à nos propres yeux. Bien entendu, tout ce discours est entièrement dans le registre des « problèmes d’ego » et n’a pas la moindre pertinence. Qu’est-ce que je vais devenir sans « moi » ? Et bien, vous serez enfin rendu à Vous-même ! (texte)

Raymond Devos a écrit un joli titre : Un Jour sans moi. Essayons. Dans la Présence, sans le poids encombrant de l’ego, non seulement la vie est plus sensible, plus libre, mais elle est aussi plus chaleureuse et plus aimante. Ses ressources, son énergie, son empathie universelle sont accrues. Une conscience sans ego ne crée pas de problème, elle ne sème pas la souffrance et le chaos. Elle vit chaque situation comme un défi auquel il faut répondre immédiatement, de manière intelligente. Ce qui veut dire sans faire intervenir les complications que crée l’ego. Vivant dans l’amitié avec ce qui est, elle est aussi plus simple ordinaire. Évidemment, ce n’est pas très glorieux de redevenir ordinaire, mais c’est vrai. Il y a l’être humain dans sa simplicité. Pas quelqu’un de « spécial ». Pas un « moi » qui cherche à être « plus » qu’un autre, sous un quelconque rapport. Les limites relatives restent, mais elles ne sont plus érigées en problème et ressassées par l’ego. Le passé de l’histoire personnelle est à sa place. Passé. Dans le présent, il y a certes la complexité du monde et ses dysfonctionnements, mais il est inutile d’ajouter à la démence collective une dose de folie supplémentaire, sous la forme de « moi ».

Bien sûr, nous l’avons vu, dans cette conscience, le temps psychologique cesse de valoir et l'attention au présent retrouve sa place. En vérité, c’est même la clé, car si l’ego ne vit que dans le temps, la Présence elle, est intemporelle. Plus la conscience est en phase avec le présent et moins elle est égoïque. Cela signifie dans la pratique, que le temps chronologique, comme la pensée, continuent d’avoir leur place, comme le rôle social est remis à sa juste place etc. Ils sont utilisés comme des outils et non comme des formes vouées à l'identification. Vous pouvez  marcher dans la forêt, aller au travail, vous occuper des enfants comme de coutume. Eckhart Tolle dit en riant : vous pouvez même garder votre « nom » ! Mais vous arrêterez de chercher à le remplir avec toutes sortes d’attributs.

Ce qui change, c’est que vous cessez de fonctionner à partir de la polarisation émotionnelle de l’ego. Vous n’avez rien à prouver ni à défendre, vous cessez de dépenser de l’énergie dans la poursuite de la gloriole, dans la rumination d’une victime, dans la fuite ou la compensation. Toutes choses qui n’existent que par rapport à une image du moi. Du coup, vous n’éprouvez plus guère d’attirance pour tous les sous-produits sociaux de l’ego.  Ce qui est un allègement très sain. Les choses restent les choses, elles font partie du monde des formes, elles sont dans le relatif. Elles se déploient dans l’espace de la Présence. Elles peuvent être pleinement appréciées pour ce qu’elles sont, non pour ce que l’ego peut en tirer, en se servant d’elles comme des faire-valoir. Ce qui est la plupart du temps une violence et une non-reconnaissance. Quand il n’est plus regardé sous le seul angle d’un renforcement du moi, le monde des formes est rehaussé dans sa dignité. Dans la Présence, la Nature devient plus vivante. (texte) Il en est de même de la relation à autrui. Si vous laissez tomber l’ego, vous devenez plus disponible. Comme vous avez abandonné l’image que vous avez de vous-même, vous abandonnez aussi la propension à juger, à enfermer l’autre dans une image. Vous vivez avec des êtres humains. Pas avec des concepts sur pattes. Vous n’avez plus besoin de « patience », vous êtes la patience qui est contenue dans la Présence. Vous laissez davantage le cœur parler ; la compassion devient quelque chose de vivant et n’est plus seulement un concept. Enfin, comme le dit Eckhart Tolle, vous êtes intérieurement plus tranquille, car tout le bruit parasite entretenu par l’ego, sous la forme de son mélodrame personnel, a pris fin. Il y a de la joie et de la légèreté dans ce que vous faites, (texte) mais qui, curieusement n’en dépend pas. Vous vous sentez intérieurement plus libre et pourtant les circonstances ne sont pas forcément meilleures. Vous vous apercevez aussi que sans ego, vous pouvez passer à travers l’adversité sans difficulté.

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    Fausse image ? l’ego ? Oui. Reflet de soi dans le mental. Vraie personnalité ? Non. Fiction personnelle envahissante. Chercher la personnalité dans l’ego, c’est se prendre pour une image. Toutes les considérations en termes d’image de soi tournent autour de l’ego. La personnalité est elle-même dans l’ordre de la forme mentale. L’ego lui-même est une image composite. La quête du « vrai moi » qui serait caché par « l’image de moi » est une illusion fabriquée par l’ego. Le « moi authentique » c’est neuf fois sur dix de la pommade pour l’ego spirituel et une fiction de plus.

    L’individualité vivante est là, elle vit, elle n’est pas définissable. Il existe un rapport authentique avec la Vie et une ouverture dans laquelle l’intériorité retrouve sa densité. Là où s’origine le Désir, là où sommeille la divinité, il y a plénitude et abondance de l’âme. Mais pas d’ego, au sens habituel du terme. Une palpitation secrète et unique de la Vie, une fenêtre de la conscience sur tout l’univers dirait Leibniz. Une manifestation de la conscience dans l’espace-temps-causalité. Une individuation originale, unique et indéfinissable, dont l’image de l’ego n’est qu’une caricature. Je ne suis pas ce que je me représente et ce que j’imagine. Que ce soit dans le rapport à autrui, ou dans le rapport à soi, l’image n’est qu’une simplification.

 

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Vos commentaires

Questions :

1.       Comment se fait-il que, même dans la TV réalité, nous cherchions à trouver du mérite à nos héros ?

2.       Comment peut-on dans la relation différentier la personne du personnage?

3.       En quoi la célébrité est-elle représentative de la conscience collective d’une époque?

4.       Comment expliquer l’aveuglement dont nous faisons preuve dès qu’il est question de célébrité?

5.       Est-il possible de distinguer l’ego de son image?

6.       Comment pourrions-nous illustrer concrètement le besoin de complétude de l’ego?

7.       Pour respecter autrui, dois-je marquer tous les égards nécessaires à l’idée qu’il a de lui-même?

 

 

  © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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