Leçon 263.    Education ou conditionnement       

    Comme nous l’avons vu, le concept d’information est loin d’être clair, il doit être défini et si nécessaire resitué dans un contexte. Nous savons aujourd’hui que de l’infiniment petit à l’infiniment grand l’univers informe. L’information est omniprésente dans la matière ; à vrai dire, toute forme, même inerte, est nécessairement informée. A fortiori, toute forme vivante est toute aussi informée et informée dans une dynamique de l’intelligence extrêmement élevée, dynamique que nous peinons beaucoup à vouloir reconstituer. Parce que l’univers forme et informe à l’infini, nous devons dire qu’il sensifie, selon une expression de Raymond Ruyer. D’où cette thèse étonnante à laquelle nous devons nous préparer : l’univers est tout entier culture. Il est vain de vouloir opérer une séparation entre nature et culture prétextant l’idée fausse selon laquelle la « nature » serait pétrifiée dans des formes innées, sans une dynamique d’acquisition possible relevant de la culture. Le paradigme mécaniste d’une nature dépourvue de culture est une absurdité.

    Or, même si nous sommes d’accord sur ce point, reste la différence entre sensifier dans l’information et signifier dans un langage. Nous dirons que l’éducation chez l’homme est avant tout rapport aux signes et création symbolique du langage. On dira alors inversement, en accord avec la psychologie du comportement, que le rapport au signal est plus primitif et surtout qu’il est conditionnel. Après tout, on peut conditionner un chien et par le conditionnement on crée de toutes pièces une acquisition. Mais ce n’est pas une véritable culture au sens le plus élevé du terme.

    Le paradoxe, c’est que sur cette pente, nous en sommes venus à complètement retourner la perspective. Non seulement des théoriciens strictement inscrits dans le paradigme mécaniste, comme Skinner, se situent l’opposé d’une vision panpsychique, mais ils n’hésitent pas à prétendre que l’éducation est un processus qui repose aussi sur un conditionnement.  Et l’argument est répété, répété dans l’opinion… au final pour dire que l’école ne fait que conditionner les esprits dès leur jeunesse! De là à prétendre que la nature seule est intelligente et que l’école nous rend bête et on est dans la confusion la plus totale sur le sens de l’éducation. Essayons d’y voir un peu plus clair : quels rapports y a-t-il entre éducation et conditionnement ?

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A. Convergences redoutables

    Il y aurait une pertinence pour un observateur lucide de notre temps à déceler une dérive de conditionnement dans l’éducation, mais il serait aussi conscient du conditionnement qui opère ailleurs. Or, ce sont souvent les mêmes qui adressent des critiques sévères au système éducation et qui sont entièrement dévoués au consumérisme ambiant, laissent leurs enfants en garderie devant la machine publicitaire de la télévision et n’ont rien à redire sur le formatage marketing à l’œuvre dans nos sociétés. Bref, il faut se plaindre quand on soupçonne çà et là quelques velléités de dressage politique dans l’éducation, mais il y a rien à redire sur le conditionnement des masses par le capitalisme industriel. En gros, on dénoncera sous le terme « conditionnement », les vilaines idées de l’autre bord politique et inversement en fonction des orientations de chacun, pour le reste, en ce qui concerne la mixture technologique que tout le monde partage et ses effets, on peut s’allonger dans un conformisme intégral. Rien à redire.

     1) Revenons sur quelques analyses précédentes. Le concept de conditionnement est né avec la psychologie du béhaviourisme. Ivan Pavlov avait montré qu’un chien réagit naturellement à un stimulus par une réponse, mais le conditionnement est une technique permettant à un opérateur d’utiliser un stimulus dit neutre afin d’induire une réponse réflexe qui elle n’est pas naturelle. Dans la pratique, et sans que cela ne suscite la moindre nuance de critique, on appelle cela chez l’animal le dressage. Dans le conditionnement, ce qui importe c’est le résultat, à savoir la conséquence positive d’un comportement attendu qui ajoute un élément (le chien fait ce que l’on attend de lui quand la lumière s’allume), ou la conséquence négative, (le fait que l’on parvienne à inhiber un comportement en retour), le retrait d’un élément. L’apprentissage selon Pavlov, crée une association entre un stimulus neutre (une lumière, un son) et un stimulus inconditionné (le choc électrique, la boulette de viande). Le chien, s’il n’a pas faim n’aura qu’une réaction d’alerte dressant les oreilles quand il entend le son, s’il a faim et qu’on lui présente une boulette de viande il va saliver. Le conditionnement va, en utilisant la répétition, associer le son, ou la lumière à l’apparition de la nourriture et on obtiendra alors au final une réponse conditionnée. Un bon dressage permettra de générer de bonnes réponses (sociales) et de supprimer les mauvaises (antisociales).

   On va donc depuis le réflexe pavlovien vers la production de comportements selon Skinner. Le modèle est très simple, d’où son succès et la tentation d’en généraliser l’emploi vers l’homme. Le plus sérieusement du monde Skinner avait dans Walden Two imaginé un monde où chacun atteindrait la “bonne vie” par un conditionnement parfait. Le titre est évocateur : le Walden One fait référence au retour à la Nature de prôné par le philosophe transcendantaliste H. David Thoreau, une vie à l’opposé qui serait déconditionnée des influences sociales dommageables par un solide ancrage en soi-même et au sein de la nature.  Pour Skinner le conditionnement est une méthode éducative. L’enseignement a pour but de susciter une forme de comportement, enseigner revient à accélérer l’apparition et à renforcer des comportements. D’où le concept d’enseignement programmé qu’il faut saisir de manière très basique. Une discipline (le mot est ici parfaitement adapté) telle l’histoire, la géographie ou les mathématiques doit être enseignée de telle manière que soit produit un renforcement positif sous forme d’apprentissage. Skinner avait même à cet effet conçu une « machine à enseigner ».

    L’animal qui subit un dressage n’a aucun libre-arbitre dans ses comportements. Il suit son déterminisme naturel auquel on surajoute un autre déterminisme, celui du conditionnement artificiel. Logiquement, Skinner généralise vers l’humain sa thèse en rejetant le libre-arbitre humain. Il est illusoire pense-t-il de croire que les individus puisse décider librement de leur conduite, c’est leur environnement qui forme leur comportement. Il s’agit donc dans l’éducation de façonner des comportements sociaux. Il écrit en 1983 dans son autobiographie : « Autant que je sache, mon comportement n’a été, à chaque instant, rien de plus que le résultat de mon bagage génétique, de mon histoire personnelle et des conditions environnementales ». On voit donc que dans cette optique la conscience n’a pas vraiment de rôle à jouer et c’est donc sans surprise que J.B. Watson a pu dans cette filiation lancer son Manifeste du béhaviourisme dès 1913 avec un immense succès aux Etats-Unis. Watson pousse encore plus loin les présupposés mécanistes en "écartant toute référence à la conscience".

     2) Il est intéressant d’observer que le mot « conditionnement » dans les années 1920 aux Etats-Unis est à la mode et ne souffre pas de connotation négative. C’est la psychologie la plus avancée. Plus remarquable encore, exactement dans la même période, le neveu de Freud, Edwards Bernays publie Propaganda, avec l’ambition de donner à la « propagande » ses lettres de noblesse. Exactement dans le même schéma. Le mot ne devrait pas non plus avoir de connotation négative. Nous n’allons pas ici reprendre intégralement ce que nous avons amplement montré ailleurs. Il suffit de savoir que le travail de Bernays aboutit à la création simultanée des méthodes de propagande politique (les fameux conseillers en communication) et des méthodes du marketing (la génération des publicitaires). (texte) Bernays a très activement et de manière spectaculaire pris part aux deux avec un succès qui est passé dans la postérité. Les fameuses campagnes de Bernays pour l’entrée en guerre des Etats-Unis, pour faire fumer les femmes auprès de l’American tobacco etc. Bernays est parfaitement acquis à l’idée que dans une « démocratie » la masse ne peut penser par elle-même et pas davantage l’individu. Le sous-titre de Propaganda est explicite : « comment manipuler l’opinion en démocratie ». Il appartient à une élite (le « gouvernement invisible ») explique-t-il de décider pour les masses ce qu’elles doivent croire (en religion), ce qu’elles doivent penser (en politique), ce qu’elles doivent choisir (en économie de marché). Bref, les masses doivent être conditionnées à la fois dans les choix politiques et pour répondre aux attentes du capitalisme organisées par les grands groupes industriels. La convergence de fait entre la psychologie du comportement et les nouveaux outils de la propagande politique et du marketing est grandiose et d’une puissance exceptionnelle.

Il va de soi que passée la période bonne enfant de la « réclame », la publicité va massivement utiliser les outils livrés par la psychologie. Une seule grille d’interprétation pourra s’imposer, à savoir la manière de créer une association conditionnelle dans l’esprit des consommateurs de façon à induire une réponse attendue, à savoir l’acte d’achat. On usera donc de la répétition du message, on produira une association entre un stimulus neutre qui est dans l’objet avec une récompense sous forme de plaisir etc. D’où l’imagerie, les slogans, l’usage du subliminal dans la publicité.

    L’art du conditionnement (texte) avait donc de beaux jours devant lui et il allait se développer encore et encore, avec une sophistication de plus en plus poussée dans l’utilisation des ressorts inconscients de la psyché humaine. Les schémas conditionnels. N’oublions pas que Bernays est de la famille de Freud, Bernays, c’est la psychanalyse par le côté obscur et manipulateur.

    Le conditionnement rend possible la manipulation. C’est aussi simple que cela. Et qu’est-ce que la manipulation ? Obtenir d’autrui, quand on n’a ni le pouvoir de lui ordonner, ni celui de le convaincre, un comportement spécifique. Nous l’avons montré dans le détail. Bernays a appris auprès de son oncle que c’est la pulsion qui gouverne les hommes et bien évidemment la pulsion sexuelle. Il met en pratique le concept en persuadant par exemple les suffragettes féministes américaines que la cigarette est un symbole phallique et que se montrer devant les caméras avec des cigarettes revenait à défier le pouvoir des mâles. Elles tombent dans le panneau. La suite est connue.

    C’est donc très vite et dans le contexte de la psychologie du conditionnement, de la propagande et du marketing que le capitalisme marchand (texte) est devenu ce que Bernard Stiegler appelle le capitalisme pulsionnel. (texte) Ce que nous avons maintenant sous nos yeux, partout dans les rues, dans nos magazines et sur nos écrans. En 1987 le PDG de TF1 déclarait : « On ne vit plus qu’avec les chiffres de l’audimat… Passer une émission culturelle sur une chaîne commerciale à 20 h 30, c’est un crime économique ! C’est quand même à l’État d’apporter la culture, pas aux industriels ». En 2004 il ajoutait : « Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances ». Du point de vue des patrons des grands groupes industriels, l’affaire est pliée, c’est à l’État d’assumer la responsabilité d’une transmission culturelle. Mais en assume-t-il la vocation s’il est lui-même vendu au consumérisme ambiant ? (texte) Si l’orientation générale de l’éducation (texte) est elle-même pensée dans le sens d’un conditionnement ? Le piège se referme.

B. Éducation et déconditionnement

    La situation de l’école est plus grave (texte) que ne le pensent les quelques théoriciens qui spéculent exclusivement à partir de la politique. Il est tout à fait simpliste de ne penser le conditionnement qu’à travers le seul modèle des régimes totalitaires et il est tout aussi léger de ne l’envisager que sous l’angle de manœuvres politicardes dans la dualité droite/gauche. Il faut aller bien plus loin et considérer le conditionnement jusque dans la nature de la pensée. Il est indispensable de comprendre les ressorts du conditionnement sur le plan psychologique. En retour, devra s’imposer d’elle-même l’idée que l’éducation doit porter dans son projet le souci de libérer l’esprit humain de son conditionnement. Que devient une éducation qui n’assume pas cette responsabilité ?  Exactement son contraire : une forme de conditionnement.

    1) Mais avant d’en venir à ce point clé, il nous faut d’abord mettre à jour les différents niveaux de conditionnement. Nous sommes d’autant plus conditionnés que nous sommes dépendants. Trouver nos dépendances, c’est aussi repérer nos conditionnements, et nos dépendances sont en rapport étroit avec nos croyances inconscientes.

    - Il est correct, nous l’avons vu, de parler de conditionnement biologique, non seulement parce que les schémas conditionnels s’inscrivent dans le système nerveux qui les réplique, mais aussi parce qu’à ce niveau se situent toutes les formes d’addictions. Peut-on envisager forme plus sévère de conditionnement qu’un désir irrépressible, dont on ne peut se défaire et qui nous manipule à notre insu ?

    - Correct aussi de repérer, d’une envergure insoupçonnée, le conditionnement économique. Il se fait peut être vite oublier dans les fastes des trente glorieuses et l’euphorie de la consommation, mais nous voyons bien en période de crise autant notre dépendance au système économique que l’étranglement qu’il nous fait subir. Conditionnement est en rapport avec conditions de vie. Si un système économique est logiquement dédié à la manière dont les hommes règlent les échanges, on oublie parfois qu’il peut devenir facilement carcéral. Cependant quand la pression de la nécessité se fait sentir, c’est par ce biais que les êtres humains se sentent terriblement conditionnés ou bien qu’ils croient l’être au point de devoir se résigner. Parce qu’ils pensent « qu’il n’y a pas d’autre alternative ».

    - Parler de conditionnement politique va de soi dans l’opinion, c’est donc tout de suite à cet aspect que nous pensons quand il s’agit de dénoncer le conditionnement. En effet, dans toute forme de conditionnement il y a un enjeu de pouvoir, et un pouvoir non pas avec l’autre, mais sur l’autre, un enjeu de contrôle. Or ce qui définit précisément un régime politique (peut être l’État lui-même) comme pouvoir de contrôle se traduit forcément de fait par une forme de conditionnement de l’individu. Plus on pousse loin le conditionnement des masses et plus on obtient leur domination sans partage. Il est donc normal que ce soit les régimes totalitaires qui aient développé de la manière la plus avancée la logique du conditionnement dans l’optique du dressage des peuples. Et l’argument le plus subtil est que les masses doivent être maintenues dans l’ignorance de leur pouvoir réel, car si elles savaient, elles renverseraient immédiatement le joug qui les a rendu esclaves de mégalomanes fanatiques ou de politiciens véreux. Aussi est-il indispensable que l’opinion soit enrégimentée dans l’idéologie. Pensons au sens le plus courant du mot conditionnement aujourd’hui : l’emballage, bien « conditionné », c’est « bien empaqueté », rangé comme il se doit. Il suffit d’écouter le sens figuré.  Être bien « éduqué » par un régime autoritaire, c’est être emballé comme il faut, bref : conditionné. L’instauration des jeunesses Hitlériennes en est un exemple flagrant témoin ce discours d’A. Hitler : « Cette jeunesse doit apprendre uniquement à penser allemand et à agir en allemand. (…) Et, si (…) ils ne sont pas encore devenus de vrais nationaux – socialistes, alors nous les soumettrons au service du travail obligatoire afin qu’ ils soient en six ou sept mois remodelés à l’ enseigne d’ un unique symbole, la bêche allemande. Et si après six ou sept mois subsiste çà et là un peu de conscience de groupe, I’armée aura pour mission de la traiter durant deux autres années. Ainsi quand, après deux, trois ou quatre ans ils en sortiront, ils rentreront immédiatement dans la S.A ou la S.S., car nous n’avons en aucun cas de récidive, ainsi ils ne seront jamais libres pour toute leur vie »

    - Nous sommes parfaitement en droit de parler de conditionnement culturel et cela quand bien même la Culture, dans un autre sens, s’inscrit dans une dimension verticale très précieuse qui doit être convenablement nourri. Ce n'est pas une question d’être allé à l’école ou d’avoir fait des études ou pas, nous avons été préformé par le milieu culturel qui est le nôtre. « Je » tombe dans « les autres » et nous sommes d’abord les autres avant que d’être nous-même. De quoi s’en réjouir quand il s’agit de transmettre un héritage de valeurs support de vie. Mais, soyons honnêtes pour une fois, l’immersion dans une culture, se traduit aussi par un conditionnent des mentalités, avec son lot d’obligations sévères, d’interdits, de punitions publiques, de croyances folles, de préjugés stupides, de jugements moraux cinglants, de pesanteurs hiérarchiques, de rejets, d’humiliations de celui qui n’est pas dans la « norme », et de haine de l’autre ; l’effet suivant la cause, produit toutes les conduites qui vont avec. Et l’on a cet invraisemblable paquet de conditionnements que l’on désigne par le mot pompeux de « culture » et qui caractérise le chaos dans lequel vit actuellement l’humanité.  "Tu ne dois t’asseoir à côté de cet homme, cette femme, tu ne dois pas faire ceci ou cela, tu es supérieur par ta position sociale, ta caste, ton rang, ton savoir, tu ne dois pas, tu ne dois pas…" et autres conduites parfaitement prévisibles, car elle roulent sur les rails d’un conditionnement grégaire. Instinct de troupeau qui ne vaut que dans l’inconscience et qui doit disparaître dans une vie éclairée.

Le conditionnement psychologique résulte du poids résiduel de l’expérience passée. Ce sont nos valises psychologiques, ces valises auxquelles l’ego s’accroche et qu’il ne veut surtout pas déposer, car les lâcher impliquerait un changement d’identité. Le moi ne veut surtout pas changer, il entretient et nourrit son attachement au passé. L’ego n’aime rien tant que ce qui vient renforcer ses conditionnements, le persuadant qu’il a raison et que tous les autres ont tort. Le conditionnement mental porte le sujet à vivre dans une histoire passée qu’il se raconte en boucle pour ensuite répéter indéfiniment des mêmes modèles de conduites réactives, le plus souvent liées à des blessures émotionnelles anciennes. Des ornières de conduite. Par inconscient personnel, nous pouvons entendre la trace du passé en moi. Comme nous l’avons vu, (texte) l’ego est un nœud de conditionnements. Jung parle même d’un complexe parmi d’autres. C’est un programme qui travaille en quelque sorte dans l’ombre, en tâche de fond, de la vie consciente en prescrivant ses automatismes. Dans la mesure où le sujet n’a aucune connaissance de lui-même, dans la mesure où il n’a rien appris sur le fonctionnement de l’esprit… et bien l’ego peut s’en donner à cœur joie et c’est ce que nous avons appelé l’inconscience ordinaire, improprement appelée « état de veille » de l’homme que l’on dit  « vigilant ».                                             

    Peut-on être conditionné par des concepts, des idées, inculquées d’une manière ou d’une autre ? Bine sûr et tout commence par là. Un esprit conditionné est nécessairement un esprit pensant, mais pas un esprit qui pense par lui-même. Dire qu’on a inculqué une idée, c’est déjà souligner qu’on l’a rentré en force dans un esprit et reconnaître une forme de conditionnement. Un esprit bien conditionné interprétera la réalité à travers le filtre des croyances qu’on lui aura inculqué. La matrice d’un conditionnement repose toujours sur des idées. Le conditionnement intellectuel est donc sous-jacent à tous les autres et se situe dans le rapport à la vérité et à l’illusion. Conditionner l’esprit de quelqu’un implique créer une illusion en lieu et place de la réalité, ainsi que les moyens de la maintenir et de la renforcer dans l’esprit. Ce qui implique une forme de répétition conditionnelle, celle des idées reçues par ouï-dire. Enfin, on peut sans aucun doute reconnaître que le conditionnement intellectuel atteint son but quand le sujet docile en adopte  le modèle. Il est épaulé par la paresse qui porte à répéter ce que d’autres ont pensé à notre place. La pensée conditionnée devient une pensée-slogan qui en reste à la citation. Le conditionnement intellectuel met en sommeil l’usage de l’intelligence, décourage le fait de chercher, de penser par soi-même et invite à dormir dans l’opinion des autres, sous couvert d’argument d’autorité. Une représentation qui n’est pas re-pensée par soi-même est une pensée qui n’est ni conduite, ni éclairée, une pensée incapable de synthèse personnelle, une pensée qui en reste à une adhésion passive aux opinions en cours, sans examen pour savoir s’il y a de bonnes raisons de les tenir ou pas. On reconnaîtra un esprit conditionné au caractère stéréotypé de sa pensée, au fait qu’il ne remette rien en cause et soit aussi incapable se remettre en question. Bref, une pensée triviale d’un conformisme intégral et dépourvue de toute intuition.

    2) L’inventaire nous met au défi et donnerait presque un programme. Mais ici et maintenant, quel sens donnons-nous à l’éducation ? Souvenons-nous de Kant dans son Traité de Pédagogie. Le manque de culture fait l’homme brut, donc inculte, et doit être compensée par l’instruction. (texte) Le manque de sociabilité fait l’homme sauvage qui doit être compensée par la discipline. (texte) Il est évident que le conditionnement est une forme subtile et aboutie de discipline. Kant dit très explicitement que la discipline est purement négative et que seule l’instruction constitue l’aspect positif de l’éducation. Pour mieux caractériser ce en quoi consiste l’aspect positif de l’éducation, il ajoute encore qu’elle a pour tâche de porter l’être humain à sa pleine maturité (texte).

    Et c’est là que la question se pose, car qu’est qu’un être humain mature ? Rien à voir avec l’âge chronologique. On peut avoir quarante ans de corps et demeurer psychologiquement très infantile et inversement, il arrive que l’on ait affaire dans l’éducation parfois à des adolescents qui à dix sept ans manifestent une maturité exceptionnelle. Un être humain sort de la minorité quand il parvient à une autonomie consciente, quand il pense par lui-même en faisant un usage complet de son intelligence et de sa sensibilité. Pour les Lumières, c’est un être humain éclairé. De là suit nécessairement que l’éducation pour un homme éclairé doit favoriser une prise de conscience à l’égard des conditionnements qui pèsent sur lui afin de les faire disparaître. L’aspiration à la liberté ne peut être comblée tant que l’être humain est entravé et maintenu dans une forme de conditionnement. Le chemin de la libération de l’être humain passe par une désobstruction de ses potentialités. Qui sont immenses .Il appartient à l’éducation de commencer par mettre en lumière les conditionnements afin d’ouvrir la voie de son épanouissement intégral. Conçue dans cette optique, il est évident que l’éducation ne doit pas s’écarter de la compréhension du sujet par lui-même, donc de la connaissance de soi. La connaissance de soi est le fil conducteur d’une éducation réussie. L’éducation échouerait dans sa tâche, si, délaissant la connaissance de soi, elle se bornait à ne faire que transmettre un savoir d’ordre extérieur, mais sans résonance dans l’intériorité. Si on perd le fil, il n’y a plus que des « formations » et plus d’éducation véritable. Et quand l’être humain est maintenu dans l’ignorance de lui-même, mais cependant formé dans un domaine, il est par avance déformé, conformé, formaté pour devenir fonctionnel, donc conditionné.

    A la défense du système actuel, on dira que les éducateurs ont bien d’autres soucis que d’enseigner dans l’optique de la connaissance de soi. Ils doivent consacrer leur temps à une pédagogie au service de lourds programmes pour transmettre un savoir objectif. On délèguera en passant à la philosophie le questionnement sur la conscience de soi et la liberté. Il y a plus sérieux. Il est même assez commun de lui laisser le questionnement tout court, pour n’envisager en guise d’enseignement qu’une approche dogmatique visant l’efficacité de la transmission d’un contenu. (texte) La situation la plus paradoxale se rencontre par exemple en mathématique dans les classes supérieures où on peut même avancer dans le programme en disant aux élèves : « vous comprendrez… plus tard, au troisième trimestre ». L’implication en est que l’on admet qu’il est possible de faire ingurgiter des formules avec efficacité sans même comprendre. Non seulement la pédagogie en vient à évacuer la compréhension de soi-même, mais elle peut même se payer le luxe de faire l’impasse sur la compréhension tout court. En clair, cela s’appelle du bourrage de crâne. De l’anti-pédagogie. Nous l’avons déjà souligné, même en lycée, l’approche dogmatique, que ce soit en physique, en mathématiques, en histoire, en économie, en géographie est très largement répandue. Elle implique que l’élève n’a pas à se poser de question, mais doit avant tout apprendre et répéter ce qu’il a appris. Et plus on avance dans l’enseignement supérieur et plus la dogmatique tend à s’imposer. Il est presque indécent dans certains cours de grandes écoles, ou d’Université, d’oser une question, tant elle traduirait une audace intolérable face à un prestation ex cathedra. Nous en avons une illustration remarquable dans des pages de Stephan Zweig dans Le Monde d’hier. Il faut le lire. Zweig invoque une éducation qui a été celle de ses années de formation, il parle au passé, mais force est de constater que ce qu’il décrit sur la tendance dogmatique persiste encore de nos jours.

    Qu’avons-nous fait de l’esprit des Lumières dans l’éducation ? (texte) Ou bien nous avons oublié l’accès à la maturité spirituelle et la remise en cause des préjugés, ou bien nous en donnons une interprétation très limitée. A tout le moins, a minima, nous sommes d’accord pour dire que l’école doit former le sens critique. N’est-ce pas la fonction du questionnement avec l’élève et par l’élève ? N’est-il pas important, voire indispensable, de souligner, même quand on enseigne un contenu sur lequel règne un très large consensus, que le savoir reste très limité ? Il est indispensable de dire aux élèves : « dans l’état actuel de notre savoir, la meilleure explication que l’on ait trouvé est que… » Cela vaut pour toutes les disciplines. Le dogmatisme est insensé, il faut laisser une place aux remises en question possibles. N’est ce pas la fonction d’un appareil critique ? N’est-ce pas aussi pour cette raison qu’il faut laisser une place au sens de la recherche ? Au doute ? Non pas pour inviter une pose de rebelle face à l’autorité, non, douter pour enquêter, douter pour mettre à l’épreuve ce que l’on sait, douter pour reconnaître les limites et y voir plus clair. Éduquer, ce n’est pas contribuer au conditionnement, c’est aider une liberté à s’affirmer.

C. Liberté première, éducation pour la liberté

L’usage du terme « conditionnement » à l’égard de l’humain est particulier en ceci que l’homme ne se contente pas de ré-agir à un stimulus par une réponse, mais d’emblée  interprète symboliquement le monde qui l’entoure et en fonction de sa représentation agit. Ce que nous appelons le « monde » n’est pas un mécanisme jouant sur nos sens, mais une interprétation conditionnée. D’où l’importance fondamentale de nos croyances. Les croyances constituent les plus puissants facteurs de conditionnement humain qui soient. Nous vivons avant tout sous l’influence de nos mythes culturels, de nos croyances collectives, de nos croyances inconscientes, aussi bien que dans l’opinion des autres, bref dans le ouï-dire,  plutôt que dans une connaissance de première main. S’éduquer soi-même veut dire se déséduquer (texte) de ses propres conditionnements, mettre en lumière, voir nos conditionnements pour leur permettre de se dissoudre dans la lucidité.  Si nul ne peut le faire à notre place, nous pouvons cependant y être aidé. Allons plus loin encore avec Henri Louis Go : « L’école publique se doit d’être un espace de déconditionnement où l’enfant peut se réapproprier sa vie, en devenant conscient d’être soumis à un conditionnement féroce dans l’espace social ».

1) Excellente formulation. Le premier pas est d’ouvrir les yeux et de reconnaître ce conditionnement. Traditionnellement l’étude était un lieu de recueillement pour l’esprit, l’éducation un idéal d’élévation morale et intellectuelle, nécessairement protégé, séparé du bruit du monde. Dans la postmodernité le bruit du monde a gagné en complexité, en sophistication et en puissance ; il est devenu divertissement, consommation de masse, le tout entièrement phagocyté par le marché. Et de plus ne plus invasif. Sans le moindre souci d’élévation de l’esprit, mais au contraire, avec un goût prononcé pour l’infantilisme, l’hypersexualisation et le narcissisme trivial. Le processus de conditionnement du marché est une attaque constante dirigée contre le psychisme des enfants et des adolescents et il constitue un formatage de bas niveau pour les propulser dans une existence consumériste larvaire. Comme dit Bernard Stiegler, notre société est devenue ruineuse pour la vie de l’esprit, parce qu’elle maltraite les consciences, en particulier les plus jeunes et donc les plus fragiles.

Il faut voir en face ses dégâts collatéraux dans le déficit d’attention produit par une sollicitation permanente des images. La compulsion hallucinatoire devant l’écran détruit directement la capacité d’observation étendue, l’attention profonde nécessaire à l’étude. Elle sabote la construction d’un lecteur profond. Elle fabrique des esprits superficiels, parce que mentalement rendus très agités. Tant que ce phénomène ne sera pas vu les qu’il est, compris en profondeur, nous serons dans le déni quant à la situation réelle de l’éducation aujourd’hui. C’est déjà inquiétant de la part du citoyen, mais de la part d’un éducateur ce déni est quasiment criminel, pire que de l’incompétence, c’est de l’aveuglement. Il y a urgence pour tous les éducateurs à rompre avec le conditionnement ambiant, à chercher des moyens de le contrer, des moyens à l’intérieur des institutions scolaires d’apaiser l’esprit, de lui accorder un repos au milieu de ce harcèlement. Si aucune précaution n’est prise dans cette direction, il ne peut pas y avoir de « culture des écrans », il n’y a qu’un conditionnement par des écrans. La « culture des écrans » est un leurre tant que le sujet ne sait pas se désidentifier des images. Et celle qui sont propulsées dans le consumérisme sont particulièrement addictives. Seule la désidentification complète permet de ne pas tomber sous la coupe de manipulations. Mais pour cela il est indispensable de comprendre l’esprit. Si nous ne préservons pas l’école du lavage de cerveau constant, si elle ne peut pas prendre soi du psychisme des jeunes générations, ce qui va arriver de plus en plus, c’est l’explosion de comportements chaotiques sur un mode pulsionnel. Produits d’un conditionnement intégral sous la seule forme d’identité qui subsiste, celle du consommateur bien dressé. Individualité primitive, qui veut tout et tout de suite.

Et quand on en arrive là, le dernier homme est partout, c’est le signe évident de l’infléchissement de la déconstruction de la culture occidentale. L’infantilisme entretenu, le narcissisme exacerbé, le conditionnement pulsionnel, produisent à l’envi des comportements de gratification et de recherche de satisfaction immédiate. Une mentalité primitive, grégaire, une mentalité chewing-gum, soda et sucreries qui, n’ayant aucune conscience d’elle-même et se meut dans un champ de conscience de plus en plus étroit. L’ambition de l’éducation doit se situer à contre-pied exact du capitalisme marchand. En dehors du piège de l’avidité d’une gratification immédiate, montrer à chacun la joie de la construction à long terme du futur de l’humanité. Se situer soi-même, non comme un petit ego fermé sur lui-même, mais inscrit dans un projet au service du bien commun. Faire sentir et ressentir que nous ne sommes pas séparés de toute l’humanité, que l’humanité toute entière est en chacun de nous. Nous sommes héritiers d’une vaste culture qu’il nous appartient de porter et de transmettre. Le consumérisme ne transmet rien, aucune culture et aucune valeur -à par celle des marques-, il fait valser les modes, conséquemment, la publicité dans laquelle il s’exprime n’est pas une culture. Pas davantage que la technologie qu’il cherche à vendre. Mais en réalité, la force du marketing tient aux croyances qu’il est capable d’instaurer, aux histoires mythiques qu’il est capable de produire dans l’imaginaire collectif. C’est une formule de Castoriadis, (texte) le capitalisme marchand a réussi à coloniser notre imaginaire. (texte) Le marketing véhicule une représentation du bonheur qui, sur fond de matérialisme ambiant, repose sur une adhésion inconsciente. Il n’y a pas de religion sur Terre ayant plus d’adeptes, au point qu’il semble « naturel » à ses fidèles, après avoir écouté la bonne parole de la publicité, de penser que le bonheur est au supermarché, temple de la consommation. S’il y a un conditionnement à défaire, c’est bien cette nébuleuse d’illusions qui a réussi à détruire la valeur de l'éducation (texte).

2) Que reste-t-il donc que nous puissions faire valoir et qu’une éducation véritable permettrait de découvrir ? Il nous appartient à travers l’éducation de sentir et de faire ressentir, comme dans l’image de l’arbre donnée par Nietzsche, notre sève et nos racines, il nous appartient de comprendre et d’ouvrir la dimension de l’humain. Il y a bien sûr la visée idéaliste : Nous sommes dans l’éducation côte à côte avec les plus grands esprits, les plus grands artistes, les plus grands philosophes, les plus grands savants, les esprits les plus généreux, les êtres humains qui ont incarné la plus haute altitude morale, la plus haute idée de l’humanité. Quand on a compris la pauvreté des satisfactions vitale du consumérisme, la voie est ouverte pour les plus hautes aspirations de l’esprit, les grands élans de l’âme, la passion sans motif, la passion de créer, de se créer soi-même et de recréer le monde. Mais ce qui barre la route d’une création nouvelle… ce sont nos conditionnements.

2) Que reste-t-il donc que nous puissions faire valoir aux yeux des générations nouvelles et qu’une éducation véritable permettrait de découvrir ? Il nous appartient comme dans l’image de l’arbre donnée par Nietzsche, de faire ressentir notre sève et nos racines, il nous appartient d’ouvrir à la génération qui vient la dimension universelle de l’humain. Comment inviter l’élève à rencontrer les porteurs de lumière de l’esprit dans le long corridor du temps ? Il y a bien sûr la visée idéaliste qui a sa place pour l’inspiration des générations à venir : Nous sommes dans l’éducation côte à côte avec les plus grands artistes, les plus grands philosophes, les plus grands savants, les esprits les plus généreux, les êtres humains qui ont incarné la plus haute altitude morale, la plus haute idée de l’humanité. Quand on a compris la pauvreté des satisfactions vitales du consumérisme, l’ignorance dans laquelle la vie est maintenue, la voie est ouverte pour les plus hautes aspirations de l’esprit, les grands élans de l’âme, le désir d’apprendre, d’explorer et de découvrir. Le conditionnement restreint la créativité, le déconditionnement libère la spontanéité et il est tout naturel qu’elle se traduise par une envie d’apprendre, par un élan, la passion de créer, de se créer soi-même et de recréer le monde. Qu’on se le dise, ce qui barre la route d’une création nouvelle… ce sont nos conditionnements.

Il est à peine nécessaire de souligner dans les carences du système actuel, l’absence de connaissance psychologique offerte aux élèves. Nous remplissons la mémoire de savoirs objectifs et techniques sur le monde, mais nous ne faisons rien pour leur offrir une connaissance d’eux-mêmes. L’humain n’est ni appréhendé, ni compris en profondeur, ni développé. On en reste à du factuel et du formel. Expliquer comment fonctionne l’ego, comment autour de lui se développe le jeu des émotions, observer et décrire les niveaux de conditionnement que comporte l’esprit est pourtant essentiel. Et il est possible de le faire très tôt. Sur le vif dans les situations d’expérience que l’enfant rencontre, ce qui change profondément sa relation au monde et aux autres. Le mot juste est : aider à découvrir par soi-même. En appeler non à un savoir abstrait, mais à une lucidité renouvelée, sur le plan du vécu. L’élève a besoin de mettre en lumière ses propres réactions, le conditionnement qu’il a reçu jusque là, ce qui le conduit à s’identifier à une tribu sociale, à une idole, à des croyances, à une classe, un rôle, un statut, un parti, à un milieu culturel etc. Il a besoin de prendre conscience et de se libérer des blessures de son passé, comprendre comment le passé agit sur lui et le pousse dans une direction qui n’est peut être pas celle dans laquelle il souhaiterait s’engager. Il peut très bien reconnaître la nécessité de désencombrer le chemin de son propre futur. Il aura vite fait d’observer que sa liberté en dépend, mais surtout qu’elle est déjà là et qu’elle peut dès maintenant s’exprimer dans la compréhension de ses propres conditionnements. Dire que ce n’est pas possible est bien sûr très facile, mais c’est une dérobade. « C’est comme un homme emprisonné, disant : « Je ne peux pas sortir ». Tout ce qu’il peut faire, c’est décorer sa prison, l’améliorer, la rendre plus confortable, plus commode, en réduisant ses activités et en se réduisant lui-même à l’espace limité des quatre murs qu’il a lui-même construits ». Alors qu’il peut déconstruire ce qu’il a en fait lui-même construit. Or sans l’épanouissement de sa liberté l’homme ne peut découvrir ce que c’est qu’aimer et ce monde brutal que nous avons bâti a besoin d’être guéri par l’amour. Nos conditionnements détruisent l’unité humaine et la relation entre l’homme et la Nature, ils engendrent des clans, des divisions, des oppositions, ils produisent des formes d’identités conflictuelles qui dégénèrent dans des affrontements et des guerres larvées. Ils étouffent par avance la compassion, or la compassion va toujours au-delà des conditionnements, elle ne voit pas l’étiquette que l’esprit colle sur le front de l’autre, elle voit seulement l’être humain, une humanité souffrante qui  besoin d’être guérie.

« L’esprit doit, avant tout, se libérer du conditionnement S’engager dans la liberté et découvrir ce qu’est l’amour - seules comptent ces deux choses-là : la liberté et ce qu’on appelle « l’amour ». Sans liberté totale, l’amour ne peut exister, et tout homme sérieux se consacre uniquement à ces deux choses-là et à rien d’autre. La liberté sous-entend que l’esprit se libère totalement de tout conditionnement, n’est-ce pas ? En d’autres termes, pour se déconditionner - ne plus être hindou, sikh, musulman, chrétien ou communiste - l’esprit doit être complètement libre. Car cette division entre les hommes, en tant qu’hindous, bouddhistes, musulmans et chrétiens ou Américains, communistes, socialistes, capitalistes, etc. engendre le désastre, la confusion, le malheur et la guerre. L’esprit doit donc, avant tout, se libérer du conditionnement ». (texte)

Quand nous comprenons en profondeur l’immense portée de l’éducation dans la destinée de l’humanité, on ne peut plus la réduire à une forme d’adaptation, façon Skinner, nous voyons que le concept « d’insertion sociale » est erroné. A quoi bon vouloir « adapter » l’être humain à une société complètement dysfonctionnelle ? Pour lui apprendre à se conformer à la corruption ambiante ? Ce qui importe c’est de lui donner les moyens d’être un humain intégré en lui-même, l’homme intégral qui pourra la changer. Et le prélude à tout changement réel est le déconditionnement de l’esprit. Or dans cette direction, il ne faut pas se le cacher, l’éducation est la culture de la responsabilité totale.

« Nous disons, de façon très catégorique, et en insistant sur ce point, que seule la pleine responsabilité envers toute l'humanité - responsabilité qui est amour - peut transformer l'état actuel de la société. Quel que soit le système existant dans les différentes parties du monde, il est corrompu, dégénéré et totalement immoral. Il vous suffit de regarder autour de vous pour le constater. Dans le monde entier, on a dépensé des millions et des millions pour l'armement et, partout, les politiciens parlent de paix tout en préparant la guerre. Les religions ont proclamé maintes et maintes fois la sainteté de la paix et ont encouragé les guerres et les formes subtiles de violence et de torture... Notre société moderne est fondée sur l'avidité, l'envie et le pouvoir. Quand vous constatez tous ces faits dans leur réalité - ce mercantilisme écrasant - tout indique la dégénérescence et une immoralité fondamentale. Nous détruisons la terre et, pour notre agrément, on détruit tout ce qui s'y trouve. Changer radicalement la structure de notre vie, qui est la base de la toute société, est la responsabilité de l'éducateur.

      L'éducation, ce n'est pas simplement enseigner différentes matières scolaires, mais c'est aussi cultiver chez l'élève le sens de la pleine responsabilité... Cette responsabilité a sa propre gaieté, son propre humour et son propre mouvement ». (texte), (texte)

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    Nous voyons maintenant plus clairement dans quel embrouillamini la question de l’éducation et du conditionnement sont empêtrés, les contradictions dans lesquelles nous pensons l’éducation. Elles avaient déjà été pressenties par Kant dans la difficulté de concilier  discipline et liberté. Si en effet dans l’éducation la discipline est seulement extérieure, si elle est imposée de force, dans le conformisme, elle devient une forme de conditionnement. Mais inversement, si la liberté est seulement comprise comme un laisser-faire, un laisser-aller, un laxisme, elle met la conscience du sujet dans les mâchoires puissantes du consumérisme ; et le capitalisme pulsionnel a tôt fait de cloner ensuite en série des consommateurs stupides et ignares.

    Donc, pour revenir à notre titre, c’est éducation ou conditionnement, pas éducation et conditionnement.  Ce qui signifie qu’il appartient à l’éducation de trouver la voie de l’auto-référence du sujet, de l’auto-discipline. Le miracle c’est que c’est un processus spontané quand on aime l’étude. Un élève qui aime les mathématiques, l’histoire, l’économie ou la philosophie rassemble naturellement son attention. Si l’enseignant parvient à communiquer un enthousiasme pour ce qu’il enseigne, la joie d’apprendre, de comprendre, canalisera l’attention de l’élève. Mais elle ne pourra opérer que si l’élève sent qu’il est nourri dans sa subjectivité par l’étude. S’il peut à chaque instant faire le lien entre ce qu’il apprend et ce qu’il est, si la connaissance nourrit son être. A défaut, il aura toujours l’impression de subir l’intrusion d’un conditionnement étranger. D’où la frustration de l’étude qui ne répond pas à la visée fondamentale de la connaissance de soi. En fait il faudrait tout enseigner dans l’optique de la connaissance de soi. Que l’éducation actuelle ne rende pas justice à ce projet est une évidence. Perdue dans des considérations purement techniques, elle a oublié l’essentiel. Elle a oublié qu’elle a affaire à des êtres humains. Elle ne voit que des « apprenants » de futurs « spécialistes », des techniciens efficaces, des érudits bourrés de « compétences ». Elle a oublié l’esprit. Elle a oublié sa vocation de former un être humain éclairé. Ce n’est pas qu’elle manque de moyens, elle en a à profusion, la crise de l’éducation est avant tout une crise spirituelle.

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     © Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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