Développons
maintenant ce que nous disions au sujet
de la relation entre désir et consommation et du rôle que joue la
publicité dans la postmodernité. Notons tout d’abord
le sens élémentaire du mot consommation. Nous disons qu’un fruit a
été consommé quand il a été ingéré. De la pomme il ne reste que le trognon.
Consommer revient à
absorber,
détruire un objet qui est nourriture pour l’incorporer à soi-même. Dans ce
processus se manifeste un certain plaisir, ici le plaisir physique de manger,
puis au bout du compte aussi une saturation, quand nous sommes repu. L’objet a
été consommé et le sujet a en même temps évacué son désir et
supprimé le manque correspondant : une petite faim. Le plaisir est consommé et
le sujet a éliminé un manque. Il en est momentanément
débarrassé. Ce qui procure un
sentiment d’aise.
Curieusement, nous employons le même mot dans le registre de la sexualité. On dit aussi que le plaisir sexuel est consommé. Le désir se manifeste dans un manque qui en est le ressort, puis la pulsion est satisfaite, en fait quand elle est évacuée, et les amants repus de jouissance s’endorment sur la couche. Avec un sentiment d’aise. Là encore, momentanément, car le désir ne manquera pas de renaître pour être à nouveau consommé etc.
Le processus est donc tout à fait semblable et il est donc tentant de se demander s’il n’est pas toujours présent dans le désir, surtout quand il est vécu comme un besoin irrépressible. Prenons l’acte d’achat compulsif. Je me sens intérieurement vide... Allons donc faire un tour dans une galerie commerciale pour nous offrir une petite folie ! Un petit plaisir en achetant quelque chose. Un peu de mousse émotionnelle. Une petite extase. Cette jouissance de pouvoir comme absorber un objet inédit : un gâteau au chocolat, une paire de chaussures, un appareil, un gadget etc. Une excitation momentanée au moment de déballer l’objet, une excitation qui ne dure pas. Qu’à cela ne tienne… Ah le désir quand il nous tient… le désir revient mais on peut toujours retourner au temple de la consommation et s’offrir encore une autre petite jouissance. Et la question qui ne manque pas alors de se poser est la suivante : le système de la consommation n’est-il pas fait pour piloter nos désirs ? Le capitalisme n’est-il pas par excellence le système économique qui a su avec une habileté remarquable faire naître, multiplier et entretenir la pulsion désirante ?
* *
*
Sur une
question de ce genre, impossible de faire l’impasse sur les thèses du sociologue
grincheux, mais à la vision pénétrante, Thorstein Veblen dans la Théorie de
la classe de loisir. Il a en effet dégagé une logique du désir liée à
la
consommation qui demeure excessivement actuelle. Nous
sommes en 1899 aux États-unis, Veblen est né dans un milieu rural qu’il
n’oubliera pas. Il est d’un profil plutôt non-conformiste et rustique, ce qui le
rapprocherait assez de Thoreau. Ce qui fait son originalité c’est son approche à
la fois psychologique et
sociologique de l’économie. Au lieu de penser les
rapports de classe du point de vue du système de la production industrielle
comme le fait Marx, il s’attache à
les examiner du point de vue de la consommation ; et il découvre alors toute
l’importance du jeu ostentatoire du désir et de celui de l’imitation
sociale. Ce qui bouleverse en profondeur l’idée même des rapports de classe
comme nous allons le voir.
1) Commençons par une citation directe : « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Nous avons vu précédemment que l’envie suppose la comparaison sans laquelle elle ne peut pas apparaître. L’employée de bureau issue d’un milieu modeste lorgne sur le train de vie de la des patrons, elle aspire secrètement à leur ressembler. Elle n’aura pas l’idée de se comparer à ceux qui sont pour elle d’une classe inférieure. Elle se détournera de ceux qui sont de la même classe qu’elle. Elle rêvera d’un train de vie dispendieux qui lui permettrait de côtoyer la classe supérieure des riches. Et c’est exactement ce que plus tard la publicité va étaler dans l’émulation sociale et la comparaison avec l’autre.
Plus près de nous, nous pouvons très bien repérer l’amplification de ce processus, pensons par exemple aux années 1980, à toutes ces émissions sur « la vie des riches » qui ont explosé sur les chaînes de télévision : même propagande, même logique immanente au capitalisme : inciter le consommateur à se comparer avec ceux qui possèdent tout et à rêver la vie dans le haut standing du luxe et de l’apparat. La dynamique interne du désir dans la consommation a depuis le début été commandée de l’intérieur en jouant sur une ficelle psychologique : augmenter le sens de l’ego chez le consommateur, et l’artifice proposé est alors qu’il peut s’élever dans l’échelle sociale en se montrant à ces hauteurs que l’argent peut offrir en exhibant les attribut du luxe des riches.
Dans les
années 1920, avec l’explosion de la production de masse, la naissance de la
Persuasion clandestine, les thèses de Veblen deviennent d’une criante
évidence qui ne sera plus jamais démentie jusqu’à nos jours. Il suffisait
d’ouvrir les yeux sur cette société, dites des trente glorieuses pour entrevoir
ce qui allait prendre ensuite une ampleur sans précédent. La consommation
devient très ostentatoire et elle sera de plus en plus ostentatoire. L’américain
moyen d’alors se compare avec son voisin. Quand celui-ci achète une Chevrolet,
il veut la même ou une
voiture
encore plus impressionnante; si les voisins ont acheté un nouveau jouet à leur
fille, il faut à tout prix l’avoir et même montrer que l’on a plus que l’autre.
Si la voisine a acheté une nouvelle machine ménagère, une nouvelle robe, il faut
l’avoir. Il s’agit d’afficher ce que l’on est en montrant ce que l’on a. La
rivalité ostentatoire et
l’imitation sociale jouent à fond. La
« rivalité sociale » est l’expression fétiche de Veblen et il n’est pas loin de
comprendre qu’elle relève de la nature même de l’ego. En effet, c’est l’ego
qui désire être admiré, flatté, envié pour se sentir non seulement reconnu mais
supérieur à d’autres. Ceux qui se situent dans la classe inférieure.
Les désirs qui se multiplient dans la consommation sont très faciles à
identifier, ce sont les désirs de
l’ego.
Veblen explore le versant psychologique du capitalisme avec l’œil amusé, distancié et critique d’un moraliste, capable de décocher de temps à autre des piques assez féroces contre les riches. En effet ce sont les 1% qui possèdent les moyens du capitalisme marchand qui fixent le standard de vie, ce sont eux qui bénéficient directement de la production de richesse et qui organisent la rivalité ostentatoire. Ils l’excitent, la stimulent, la relancent sans cesse : ceux-là plus bas dans l’échelle sociale, sont dévorés par l’envie et en mal de reconnaissance, n’aspirent qu’à une chose, s’élever dans la pyramide sociale. Ils sont donc préformés et seront les meilleurs clients que l’on puisse imaginer. Ils achèteront la panoplie des classes supérieures pour leur ressembler, n’importe quoi, dès qu’ils en auront les moyens, du moment qu’ils croient que ce qu’ils achètent sert leur désir de paraître. Ils consommeront comme des fous pour nourrir l’envie frénétique de paraître davantage qu’ils ne sont… jusqu’à la vantardise. (texte)
La conséquence étonnante est que dans le système de la consommation du capitalisme, les rapports de classes ne sont plus organisés à partir de la férule sévère d’une religion, l’autorité brutale d’un pouvoir politique, ni même sur le conflit ; c’est beaucoup plus subtil, puisqu’il s’agit partout du jeu du désir dans l’envie et l’imitation. Il n’est pas question dans la société de consommation de supprimer la classe dominante, mais plutôt de lui ressembler, (texte) donc de lui vouer une adoration dans le désir secret de pouvoir en faire partie ! On est donc très loin l’idée de lutte des classes, de renversement nécessaire du maître par l’esclave. Non, ici le consommateur apprend dès l’enfance à idolâtrer les valeurs nouvelles, il se voit déjà parvenu, il se voit ressembler aux riches au point de se confondre avec eux. Il ne souhaite qu’une chose, qu’on oublie ses origines prolétaires. Sa manière de consommer encore et encore sera autant de façons de réitérer son désir d’ascension sociale, de confirmer son désir d’accéder à la classe supérieure. Il s’agit donc, dans la société d’abondance de démontrer sous le regard des autres (texte) que l’on fait déjà partie des privilégiés. D’où la puissance de cet individualisme qui pousse le consommateur à envier l’attribut de la dernière voiture, du dernier téléphone portable, de la trousse, du cartable, du sac griffé, des vêtements de marques. Le consommateur voudra se « distinguer » en se montrant (formule absurde c’est du mimétisme, il a été dressé pour cela), il a besoin de se faire voir, même s’il n’a rien à montrer qui le distingue vraiment. On lui a fait croire et il a complètement intégré l’idée que consommer, c’est s’affirmer socialement. Il est devenu tellement accro et soumis aux injonctions du capitalisme qu’il en fait des tonnes, même si comme dans une chanson de Brel :
« …. Faut pas jouer les riches quand on n’a pas le sou ». (Ces gens-là)
2) Veblen tente une analyse de l’origine de la propriété. Nous l’avons montré, si nous voulons aller au fond du problème, nous trouverons toujours que la propriété, c’est l’appartenance, l’appartenance, le sens du « mien », de ce qui est « à moi ». Il est inutile d’aller chercher plus loin, l’amplification de l’ego, est à la racine de l’excitation de l’émulation, de la rivalité, de la compétition sociale ; mais on peut aussi en chercher l’expression historique dans la genèse de la propriété.
Pour Veblen il aurait existé un stade antérieur de sociétés pacifiques dans lesquelles la notion de propriété était quasiment absente. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs n’ont pas développé le concept de propriété. Nous avions pris ailleurs l’exemple délicieux du film Les dieux sont tombés sur la tête. Veblen donne en exemple les Andaman, les Todas des monts Nilgiri ou encore les Aïno de Yéso. Nous avons aussi développé des idées semblables en reprenant le travail de Pierre Clastres.
Veblen pense
qu’il se produit un changement considérable quand une société passe du stade
pacifique au stade qu’il nomme « prédateur ». Selon lui, le
développement des outils, en permettant un mode de subsistance aisé, va libérer
du temps libre qui sera investi dans une nouvelle catégorie d’action, « l’exploit » :
celui de la chasse et de la guerre, d’où l’importance du butin, des trophées qui
sont autant d’occasions de rivaliser avec d’autres pour montrer sa vaillance et
son courage de guerrier. Cette mentalité rapace qui s’affirme dans la razzia et
les rapines, vient renforcer un concept de propriété dans un sens qui est
directement ostentatoire. Ce qui est très original ici, c’est l’idée que
la propriété découlerait du rapt, notamment celui des femmes : « La
propriété des femmes prend son essor aux stades inférieurs de barbarie : c’est
apparemment l’âge des premières captives. À l’origine, il semble que l’on ait
capturé des femmes et qu’on se les soit appropriées comme trophées. L’usage de
s’emparer des femmes, vivant butin pris sur l’ennemi, donna naissance à une
forme de propriété mariage, d’où provint la famille et son chef mâle. Il
s’ensuivit une extension de l’esclavage à d’autres captifs et êtres inférieurs,
et une extension de la propriété – mariage à d’autres femmes que les captives ».
Il semblerait en effet que, si on suit la logique du développement de l’ego, la
première propriété ne soit pas d’abord celle de la terre, mais plutôt la
possession du trophée guerrier, un
emblème
qui affirme une supériorité devant le clan, supériorité acquise par le
rapt et que l’on peut exhiber.
De là, petit à petit, s’est creusée la distinction entre des activités nobles : la chasse, la guerre, la parade qui l’entoure etc. et les activités viles, parce que serviles, tournées vers la subsistance. Et donc dans la foulée, va se développer la distinction entre le guerrier dominant, affirmant sa supériorité par l’exhibition de signes de sa condition supérieure et le paysan, le marchand, le roturier, le domestique, enchaînés à la satisfaction des besoins.
Dans cette lignée va se développer une classe de loisir affranchie des occupations utiles (texte) liées au besoin et bénéficiant des prérogatives du pouvoir. L’aristocrate ne travaille pas, il fait travailler ; le noble ne s’investit pas, il affirme son indépendance en s’adonnant à des occupations inutiles qui sont tout autant de divertissements : promenade dans des jardins soigneusement entretenus, équitation, courses hippiques, réunions sportives, art d’agrément, bals et festin ordonnés pour convier à la fête des invités, membre de la même classe sociale. Tout est fait pour qu’il s’abstienne au maximum de tout travail, mais paradoxalement, ses privilèges supposent beaucoup de petites mains ouvrières, de serviteurs et d’esclaves. Cependant, un pas est franchi, l’exploit devient le fait de pouvoir s’abstenir de tout travail, le trophée, celui de pouvoir dans son habillement, dans son ameublement, dans son appareillage, exhiber un train de vie supérieur sans jamais avoir à s’abaisser aux activités répugnantes du travail.
La
bourgeoisie montante est certes roturière et d’une classe différente, mais elle
ne va certainement pas renier l’idéal et l’ostentation de l’aristocratie
désormais sur le déclin ; au contraire, elle ne cessera de vouloir accéder au
seul mode de vie digne d’estime dont elle présente le modèle. Rapport
d’admiration et non de haine donc, rapport universellement partagé, car nous le
voyons bien, dans la société de consommation, la seule chose à quoi tout le
monde aspire, - surtout celui qui s’estime pauvre -, c’est de devenir
riche, de pouvoir de manière très ostentatoire
montrer
sa propre valeur dans la possession du luxe. Il faut que la consommation
soit ostentatoire pour qu’elle serve les besoins de l’ego, il faut que
des objets soient hors de prix pour qu’il figure l’inaccessible, il faut
du gaspillage pour montrer le mépris supérieure de la juste mesure et de
l’usage, il faut des attributs du luxe pour remettre les pauvres à leur
place, il faut de la rareté pour posséder ce que personne d'autre ne peut
avoir, il faut une jet set, pour nourrir l’envie, quelque part humilier,
et obtenir ce petit plaisir de l’ego de montrer sa supériorité. (Si vous n’avez
pas la montre X à quarante ans, vous êtes un minable !) etc.
Que l’on songe à la diversité apparemment infinie de nos désirs dans la consommation, tout en prêtant attention à la rivalité ostentatoire et l’imitation sociale : on s’apercevra que la multiplicité des désirs se réduit soudainement à très peu de choses. Dans cet affolement du désir on ne cherche pas du tout ce dont on a besoin, mais ce qui susceptible de nous faire valoir aux yeux de tous, affirmer sa propre valeur au moyen de l’argent, parvenir à étayer une supériorité. La marionnette a beau s’agiter dans tous les sens, elle est tenue par des ficelles solides ; le consommateur qui fait les boutiques se croit dans l’ivresse d’une liberté de choix illimitée, mais il est tenu et retenu, le marché s’est emparé de son imaginaire, il a su adroitement orienter vers l’univers marchand les aspirations du moi.
Comment nos désirs pourraient-il seulement échapper à la consommation ? L’homme de masse n’en sait rien et la preuve que nous sommes dilué dans cette identité collective « homme de masse », c’est bien la stupeur que provoque cette simple question. L’homme de masse n’imagine même pas qu’il puisse y avoir de vrais désirs en dehors de la consommation. Quand il entend « le » désir, il pense au sexe, parce que le message est rabâché en permanence dans les médias et il évoque directement la consommation. Quand il entend « les » désirs, il pense à l’étalage des boutiques, entre un jean, des parfums, des gadgets: toute l’excitation sensorielle déjà mise en place par Aristide Boucicaut dans « le grand marché », développée en fiction par Emile Zola dans Le bonheur des dames. Tout un programme dans le seul titre. Un étalage luxuriant d’objets censé capter tous les sens. Nous allons maintenant nous arrêter sur ce monde des objets de la consommation pour envisager l’hypothèse qu’il fait en quelque sorte système.
Baudrillard
a esquissé cette question dans deux livres: Le systèmes des objets,
datant de 1968 et la suite en 1970, La société de consommation.
La thèse qu’il soutient est tout à fait paradoxale : oui, la société de
consommation est effectivement le trait majeur de la société occidentale ; mais
non, elle n’est pas un moyen pour obtenir une satisfaction, elle est
un système de signes différenciation au sein du système social. Et
attention, cela va bien plus loin que l’ostentation. Nous en sommes au point où
ce sont les objets qui se développent et prolifèrent d’eux-mêmes à travers
un sujet factice, le consommateur. Ce sont les objets qui nous
consomment, ils ont pris une telle importance qu’ils ont fini par gagner le
statut de « sujet » au point de le remplacer. Nous vivons dans un univers qui a
tellement été travaillé par l’objectivation qu’elle s’est insinuée partout,
chassant la subjectivité, générant cette créature fantomatique, pur
produit du marché qu’est le « consommateur ».
1) Notons pour commencer que le mot « objet » est loin d’aller de soi. Tout d’abord, les objets ne sont pas les choses. Il y a une présence sensible des choses toute empreinte de subjectivité quand nous la laissons être. Le couteau familier au fond de la poche dont nous sentons la rondeur et le poids, le côté lisse et les aspérités. La douceur de la rampe d’escalier en bois. Il existe un rapport aux choses qui est vivant, sensible et conscient. Inversement, l’expression les « objets » sonne tout à fait autrement, elle est bien plus objective, bien plus utilitaire ; nous ne percevons pas les « objets » dans leur individualité, mais en ne faisant pas vraiment attention à eux, en n’étant pas vraiment présent. Dans un monde dominé par les objets techniques, nous sommes plus dans le mental et le concept. Enfin, dernière remarque, notons bien que nécessairement le terme « objet » n’existe pas sans son complémentaire, « sujet ». Nous l’avons abondamment expliqué dans le cours, il ne saurait y avoir d’objets sans sujet. Mais quel sujet ?
Muni de ces
remarques, nous allons pouvoir lire Baudrillard. C’est incontestable, avec le
consumérisme, nous vivons dans un monde très encombré, surchargé d’objets, nous
pouvons ne pas leur prêter une grande attention. « La civilisation urbaine voit
se succéder à un rythme accéléré les générations de produits, d’appareils, de
gadgets, en
regard
desquelles l’homme paraît une espèce particulièrement stable ». Mais en retour,
nous sommes à ce point happés
par le monde des objets, que notre conscience de nous-même, la
conscience de soi, semble mécaniquement
disparaître en faveur des préoccupations fébriles qui tournent autour de
l’objet. La fabrique du consommateur commence dans une explosion, une
extase, une extraversion de l’attention
poussée jusqu’à l’extrême, une dispersion dans les objets, dans une sorte
d’égarement entretenu. Et c’est sur ce terrain d’inconscience que la logique de
l’objet en vient à s’imposer.
Baudrillard propose au début une analyse de l’ameublement où il oppose l’environnement traditionnel, à l’espace postmoderne. Il note que l’intérieur d’autrefois est d’ordre très patriarcal, construit autour de la famille dont la dignité symbolique organise les lieux. Les meubles personnifient les relations et ils ont une âme, « ce qui fait la profondeur des maisons d’enfance, leur prégnance dans le souvenir », ce qui fait que les choses se disposent dans un lieu qui est une demeure. C’est assez pesant, il faut l’admettre, mais signifiant.
Il en est
tout autrement dans l’espace postmoderne qui se voit d’abord apuré, rétréci,
alors même que l’abondance d’accumulation d’objets ne fait que croître. D’où
l’obsession du rangement et les manies hygiéniques. La vielle salle à manger
surchargée de symboles a laissé place à un espace que l’on veut très
fonctionnel, un espace symboliquement très
déstructuré, mais non restructuré, car plus rien ne vient compenser la pesanteur
de l’ancien ordre symbolique. D’où le disparate et l’absence de style. Ce qui
compte avant tout, c’est « la libération de la fonction de l’objet, et non
l’objet lui-même », « le côté pratique », la fonctionnalité, la commodité de la
table neutre, légère, escamotable. Encore et toujours le fonctionnel.
L’objectif donc. C’est l’argument qui devient central dans le catalogue de
meubles : un ameublement « fonctionnel ». Dans la même logique sont alignées la
disposition, l’ambiance et la couleur ; l’inertie propre au consumérisme pousse
vers ce qui lui ressemble le plus, le fonctionnel, comme si l’univers
technique dictait partout ses normes en effaçant discrètement la dimension
symbolique et la subjectivité. Un exemple très intéressant est l’utilisation
du verre. Pourquoi est-il devenu si envahissant dans nos sociétés? Il y a un bon
côté dans le fait de laisser entrer la lumière dans des lieux sombres, d’offrir
une ouverture vers la nature. Cependant, ce que nous oublions, c’est que dans
l’univers technique, le verre évoque la
transparence mais dans un sens très spécial : le « tout apparent », le
« tout visible », le « tout dehors », le « tout exposé au regard », sans aucune
profondeur, sans aucune âme ni aucun secret. Bref, une seule forme
d’existence, chez Platon l’apparence
sur ce mur du de la Caverne qui désigne la
matière ; donc implicitement la négation de l’intériorité qui est
précisément le non apparent, l’Invisible qui demeure soustrait au regard, ce qui
ne peut être ex-posé. Le Soi. Une civilisation complètement extravertie mettra
donc du verre partout, pour conjurer la tentation de l’intériorité. Le verre est
« symbolique de la congélation, donc de l’abstraction »,
la maîtrise totale par le concept expose la matérialité, mais ne laisse plus
aucun mystère. Si autrefois on prenait soin de garder les espaces d’étude de
trop de lumière pour inviter au recueillement, à la méditation, aujourd’hui on
ex-pose et on sur-expose le plus possible, on fait voir les ressorts de la
montre, l’intérieur des boîtes, les tuyaux et les fils des machines, dans les
nouveaux bâtiments scolaires on incite à regarder au dehors en mettant du verre
partout, conformément à l’extraversion propre au consumérisme. De même que la
télévision devra suivre la pente de l’étalage, de l’ex-timité, du voyeurisme
universel, comme si la seule loi du monde de la postmodernité était de
l’extériorité, de l’objectivité partout, sans intériorité, sans subjectivité. Un
monde sans âme, mais rempli d’objets. Il existe par conséquent une forte
cohérence entre la profusion des objets, la domination technique de la Nature,
la géométrisation des paysages, la rationalité technique, l’empire universel
qu’exerce
la technologie et notre rapport habituel aux objets dans la consommation.
2) « Il y a aujourd’hui tout autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation et de l’abondance constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels et qui constitue une sorte de mutation fondamentale de l’écologie de l’espèce humaine. A proprement parler, les hommes de l’opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d’autres hommes que par des objets »… « Nous vivons… sous le regard muet d’objets obéissants et hallucinants qui nous répètent toujours le même discours, celui de notre puissance médusée, de notre abondance virtuelle, de notre absence les uns aux autres ». Et nous ne devons surtout pas oublier que tout le faste des objets n’a rien à voir avec l’efflorescence spontanée de la flore ou de la faune dans la Nature, mais est issu d’une activité humaine régie par l’échange économique. Cela veut dire du travail, une longue chaîne où se multiplient les profits et au bout du compte, il faut célébrer les profiteurs. Les consommateurs.
Mais la
provenance du travail et ses conditions doit vite se faire oublier devant le
brio des étalages. « L’amoncellement, la profusion est évidemment le
trait descriptif le plus frappant. Les grands magasins, avec leur luxuriance de
conserves, de vêtements, de biens alimentaires, de
confection, sont comme le paysage primaire et le lieu géométrique de
l’abondance ». Ce que l’on donne à voir, c’est la prodigalité
spectaculaire sans limite des objets sur un mode quasiment magique. Ce que l’on
cherche alors à recréer artificiellement, c’est la
fête, non pas la fête
paysanne au contact de la Nature dont parle Giono, mais « l’ambiance
festive » du consumérisme, celui des lumières et de la musique des grands
magasins, du supermarché, de la galeries commerciales ou des lieux de
restauration rapide. De la même manière, il s’agit de s’approprier le sens de la
culture. Le « centre culturel »
devient une partie comme une autre du centre commercial. On doit tout trouver
sur place, on doit pouvoir tout acheter, du magazine
porno
au traité d’anthropologie. Le consumérisme postmoderne est même parvenu à se
définir comme culture, et dans la foulée la publicité est devenue un modèle
de production culturelle et l’idéal de production
artistique (tout ce qui est vendeur). C’est bien simple, rien ne
lui échappe, le processus de la consommation « saisit toute la vie », et
à chaque fois, il fabrique un environnement objectif, « totalement climatisé,
aménagé, culturalisé ». Il phagocyte, absorbe et digère la culture en la
transformant en accumulation d’objets. Tout est marchandisable. Par là, le
centre commercial opère comme une matrice de l’organisation totale, il
gère et digère toutes les activités, il les sublime, ne laissant habilement
apparaître que « la translucidité d’un bonheur abstrait »... En effaçant
tous les traits de la vie concrète et réelle. Non content d’abolir la visibilité
du travail, par le crédit facile
payé-trois-fois-sans-frais il abolit aussi la contrainte de
l’argent, comme au rayon des fruits et légumes il abolit les saisons. Plus de
contraintes, plus de limites, le grand rêve les yeux ouverts d’une vie légère,
facile, le fringant « travelling d’un shoping perpétuel » pour consommateur
hilare. Tout est conçu pour que les bienfaits de la consommation « ne soient pas
vécus comme résultants d’un travail ou d’un processus de production, ils sont
vécus comme miracles ». Dans l’euphorie perpétuelle de la consommation
la vie peut s’oublier dans une aimable inconscience largement partagée,
encouragée et maintenue dans une propagande constante. Comment ne pas se
sentir pousser des ailes avec autant d’incitations à multiplier sans limites les
désirs ! Et comme l’euphorie ne se maintient que de jaillissement de la
nouveauté, il faut constamment une nouvelle nouveauté pour déprécier la
nouveauté précédente. L’usage des objets doit être bref, le plus court possible,
l’obsolescence programmée dès la production.
Le cycle doit être consommer-jeter dans une accélération constante. La
puissance de la société de consommation se mesure donc à la démesure de ses
poubelles, à son processus fécal de destruction qui demande sans cesse d’être
alimenté.
Un
coût écologique faramineux pour
nourrir les fièvres idéalistes du désir. Un coût insupportable dans le domaine
de l’exploitation du travail. Impossible et absurde mesuré aux limites de la
Terre, du coût des énergies, des limites des ressources naturelles. Une bouffée
délirante du mental, sous la forme d’une « pratique idéaliste totale ».
Pourquoi n’y a-t-il pas de limite à la consommation ? Si elle était vraiment une forme d’absorption correspondant à un besoin réel, on devrait arriver assez vite à la saturation. S’il y avait vraiment un rapport avec les besoins, tels qu’on a pu le croire quand la publicité était une « réclame », il devrait y avoir une vraie satisfaction. Or ce n’est visiblement pas le cas. On ne voit ni saturation, ni satisfaction. « On veut consommer de plus en plus ». C’est donc que l’objet réel de la consommation est une pure abstraction, un manque imaginaire idéalisé.
Or si, comme Baudrillard, on met de côté à la fois l'explication de la pression psychologique d’une compulsion et celle de la contrainte du prestige, il ne reste plus alors qu’une seule solution : la consommation est une pratique idéaliste totale complètement disjonctée du principe de réalité et de la sphère du besoin. Bref, le consommateur type est égaré dans une sorte d’idéalisme sans sujet, il est devenu une créature fantomatique qui rêve une illusion de bonheur surimposée au monde des objets. Aussi doit-on sans cesse réitérer l’illusion pour la soutenir, le projet sous-entendu dans l’objet est toujours déçu, mais indéfiniment relancé. C’est le monde réel qui a disparu, remplacé par une représentation du réel, par des signes du réel venant donner l’illusion du vrai monde. Le consommateur, comme il mâche mécaniquement un chewing-gum, mâche des abstractions mentales. On a donc un paradoxe qui illustre l’aboutissement du projet cartésien de conquête de la Nature : L’homme de la Modernité s’est construit en devenant maître et possesseur de la Nature, il a produit un univers d’objets et cette maîtrise concrétisée dans la production d’objets plus fantasmatiques les uns que les autres, est devenue un fantasme global qui vient à son tour le posséder.
Il faut reconnaître que l’analyse de Baudrillard a une grande pertinence, mais à condition de restituer la forme de conscience psychologique qui la rend possible, or c’est justement ce que tend à nier Baudrillard qui parle du système des objets comme d’une sorte de structure sans sujet. Ce qui n’a pas de sens. On ne peut pas dire que ce sont les objets qui nous consomment, ou seulement par métaphore, les objets n’ont d'existence et de valeur que dans leur rapport au sujet. Baudrillard ne parvient pas à ôter toute pertinence aux analyses psychologique de Veblen. Même perdu dans le monde des objets, l’être humain n’en reste pas moins une créature de désir, une créature mentale qui s’affirme à travers ses désirs, même si les désirs en question sont dictés par le marché et le font rêver les yeux ouverts dans des bouffées d’irréalité. Toutefois, si les désirs sont dictés par le marché, c’est qu’il y a une structure de domination. Auparavant, antérieurement au capitalisme, les structures de domination étaient très visibles et extérieures au travail. La grande réussite du capitalisme n’est-elle pas d’avoir camouflé les rapports de domination en laissant croire que les hommes étaient désormais dans leurs désirs libres et autonomes ? Ne peut-on pas dire qu’en fait le capitalisme est parvenu à sa manière à subvertir le désir à son propre avantage ?
1) Selon
une thèse de Marx, ce qui a été décisif dans le capitalisme, c’est l’avènement
du salariat qui en effet, tout du moins en apparence, propose un rapport
d’échange libre entre le capital et le travail, - travail contre le salaire -,
la suite logique étant la possibilité offerte à tous de pouvoir bénéficier de la
féerie de la consommation de masse. On pourrait penser, en reprenant l’analogie
avec la servitude volontaire de La Boétie, que le travailleur sait qu’en
échangeant sa force de travail contre un salaire, il est déjà installé dans la
servitude vis-à-vis du capital. Il doit savoir qu’en signant le contrat de
travail, ce n’est pas vraiment « son » travail qu’il va effectuer, puisqu’il se
met à la discrétion du capital et que le capital se sert de lui pour augmenter
ses profits. Servitude volontaire donc. Mais
Frédéric Lordon n’est pas
de cet avis. En l’espèce, la servitude volontaire n’explique rien. Il est tout
de même étrange par exemple de dire qu’un ouvrier s’enchaîne à son travail dix
heures par jour, mais que personne ne l’y oblige. Soit on dit qu’il y a des
choses auxquelles personne ne devrait consentir, et alors il n’y a pas de
consentement véritable, ou alors son prétendu consentement lui a été en fait été
extorqué, et alors ce n’est plus un consentement. La manière originale qu’a
Lordon de se résoudre cette affaire est tirée de l’usage qu’il fait de Spinoza :
il n’existe pas autre chose dans la Nature que la
détermination, la détermination est donc
la règle et celui qui consent n’est pas moins déterminé que celui qui est
contraint. La pierre qui roule sur le flanc de la montagne pourrait croire
qu’elle se déplace librement, mais elle ne fait que suivre une détermination
naturelle. Celui qui croit consentir librement est en fait déterminé à
consentir, simplement, comme dirait Spinoza, « il est ignorant des causes qui le
font agir ». Conformément à la théorie des passions chez Spinoza, il en est de
deux types, celles qui sont joyeuses, comme la gaîté et permettent
une expansion de soi, un accroissement du sentiment d’exister ; et celles qui
sont tristes qui réduire, qui racornissent l’âme, comme la haine.
Toute l’astuce du capitalisme va être de produire des dispositifs pour mettre de
la « détermination joyeuse » dans l’implication au travail, de cette manière le
travailleur aura peu de motifs de questionner ses conditions de travail. Il
emballera les pizzas « dans la joie et la bonne humeur »l
Or
précisément dans la postmodernité, à
l’ère du management participatif, tout est fait pour que le salarié soit enrôlé
dans des dispositifs de « détermination joyeuse ». Il faut que le travail soit
« ludique ». Quand dans l’entreprise le salarié se met au service de la
réalisation de « projets », (le nouveau mot fétiche du capitalisme), il faut
faire en sorte qu’il vive gaiement son implication. Dans le langage de Spinoza
on dirait que son conatus – l’affirmation de
sa puissance d’exister – est mis au service d’un autre, le conatus patronal. On
sait que le désir est le fondement de la valorisation de son objet, alors il
faut faire en sorte que le désir du salarié soit le désir du patron. Si au
moment des
trente
glorieuses on a produit des « salariés heureux » en leur permettant d’accéder
aux « joies de la consommation », c’est pas une manipulation externe au travail.
Il ne fallait pas en rester là. Pensons qu’à l’époque de
Bernays, la propagande, désormais appelée publicité, était très
explicitement une « fabrique de consentement ». Il faut savoir qu’historiquement
les « conseillers en communication » sont né en même temps et de la même veine
que les as du marketing. Dont Bernays lui-même. Ce que Lordon dit, c’est que le
« conatus patronal néolibéral » veut aller beaucoup plus loin dans la
domination. De même que la publicité est passée de la
réclame, vers le viol des foules
pour en arriver au psycho-marketing, le management d’entreprise ne
pouvait plus se contenter d’être le bureau des embauches, il devait se
transformer, en plus de produire de la « joie » dans la promesse des objets de
consommation, il fallait produire de la « joie » dans la sphère du travail.
Faire du psycho-management, se brancher sur le désir salarial pour
produire en lui des affects de « joie ». Ce qui, dans le cas de la publicité,
comme dans le cas du travail constitue « une visée de prise de contrôle si
profonde et si complète » qu’elle ne peut que mécaniquement aboutir à une
entière soumission, mais cette fois en enrôlant la psyché. « Une captation
totale de la puissance d’agir ».
2) Une entreprise fera donc tout par exemple pour fabriquer une image très valorisante de ses métiers pour que naisse par avance une « joie » intrinsèque dans leur pratique. Il ne manque pas de moyens graphiques en tous genre aujourd’hui pour peaufiner une image de métier, l’armée en fait d’ailleurs un usage très efficace dans ses campagnes publicitaires. Elle vante la « connaissance de soi » et le « service des autres ». C’est exaltant. Dans le cas des bullshit jobs dont parle Graeber, les boulots "inutiles" (pour ne pas être plus vulgaire), la stimulation d’une image valorisante permettra aussi de faire oublier au salarié l'absurdité et l'inutilité sociale de son travail. Dans le recrutement, on veillera à dégoter des candidats dont le désir frétille dans la même direction que celui du patron. Il faut être très explicite dans sa lettre de motivation. On insistera pour montrer que la volonté de satisfaire le patron pour s’en faire aimer est une source de « joie » puissante d’alignement du conatus du salarié. Le fin du fin, c’est tout ce qui tourne autour de coaching d’entreprise, tous les stages diverses et variés, plus ludique les uns que les autres, riches en affects « joyeux ». Ils permettront de montrer en passant aux cadres que leurs problèmes viennent d’eux-mêmes (de leur personnalité maladive) et surtout pas de l’entreprise. Ce qui ressemble à s’y méprendre, il faut l’avouer très fortement au fonctionnement des sectes. D’ailleurs les « réunions de motivation » d’entreprise où chacun doit se reconnaître dans la « famille » avec leur célébration enthousiaste du père fondateur sont-elles vraiment si différentes ?
A partir du
moment où cette conformation du désir réussit, elle normalise l’individu, elle
l’intègre dans le système et le capitalisme se voit exempté de tout reproche. Il
a « socialisé » l’employé, il a produit des affects « joyeux » : l’image de
marque, la promotion, les primes, l’avancement hiérarchique, le fait de combler
d’aise le désir de reconnaissance, le sentiment de faire partie d’un « tout »
etc. Dans le même temps, le capitalisme a réussi à écarter des affects tristes
en rendant acceptables quelques désagréments, comme les différences énormes de
rémunération, les contraintes de concurrence, de temps de travail excessif etc.
Cela reste une domination, mais, exactement comme dans la publicité, une
domination dissimulée
sous
des affects « joyeux ». De cette façon, le désir-maître du patron canalise la
puissance d’agir du salarié et limite la variété des affectations du désir aux
seuls intérêts de l’entreprise. Elle deviendra son lieu de jouissance et le
théâtre exclusif de son "épanouissement".
Et c’est là que nous voyons le progrès de l’analyse de Lordon par rapport à la critique marxiste du capitalisme, car il ne s’agit plus seulement pour le patronat de s’approprier la plus-value générée par le travail salarié, mais de capter toute la puissance d’agir en induisant par identification des « passions joyeuses » qui sont les siennes à titre de… projets. On ne peut rêver emprise plus profonde sur l’intériorité que cette subordination radicale puisqu’elle devient entière et ne se contente plus de capter sa force de travail. Elle veut aussi son âme. Si d’aventure il voulait sauver son âme en suivant ses vrais désirs, il devrait quitter le giron de l’entreprise, ce qui l’exposerait à toutes sortes d’affects tristes : chômage, perte du giron familial, solitude, absence de but, absence de sens, dépendance etc. Autant rester au chaud dans les « joies » de l’entreprise, on aura les « joies » de la production avec les « joies » de la consommation.
Ce qui donne donc un sens nouveau et beaucoup plus complet à un concept marxiste : l’aliénation. Dire que le travailleur est aliéné parce qu’il vend sa force travail au capital pour un maigre salaire est très juste mais insuffisant. Dire qu’il est aliéné par ce que son travail est complètement objectivité, devenu mécanique, ennuyeux et répétitif est juste mais encore insuffisant. Dire qu’il est aliéné parce que ses affects ont été identifiés à ceux du patron, puis absorbés dans les finalités de l’entreprise revient à boucler la boucle… d’une aliénation désormais complète.
Et si cette puissance d’agir se sent à l’étroit, en souffrance, en manque cruel de sens, le capitalisme n’étant jamais à court de solutions fournira le remède à une immense frustration vitale : un étalage de compensations diverses et variées, dans ce que Bernard Stiegler appelle le « capitalisme pulsionnel ». Les sociologues et les philosophes ont en général prêté très peu d’attention au phénomène de la compensation, alors qu’il a un rôle énorme dans le monde actuel. Il est omniprésent. En effet, s’il y a un comportement typique de la consommation, c’est bien celui qui consiste à s’offrir… de petites compensations. La compensation n’existe que comme conséquence de la frustration, la frustration est la marque d’une répression du désir ; mais comme le monde de la consommation est précisément une projection surmultipliée dans les désirs, on comprend mal pourquoi le consommateur peut encore être frustré. A moins que, à moins que…traversant l’illusion, nous parvenions à comprendre la différence entre nos vrais désirs et la fiction programmée qui nous entoure, le carnaval incendiaire des faux désirs. Si je ne franchis pas ce pas décisif de la lucidité devant mes propres désirs, le pas de la connaissance de soi ; si, restant à la surface de moi-même, je ne saisis pas ce qui depuis toujours m’appelle dans l’intériorité, les élans de l’âme, qu’est ce qui me reste ? Des petites compensations ! Et c’est tout à fait merveilleux et idyllique, voyez comme les choses sont bien faites, le capitalisme a développé une industrie du loisir à la mesure et la démesure de la frustration qu’il produit. Une société dans laquelle la subjectivité est laissée en souffrance, dans laquelle le sens disparaît comme l’eau à la surface craquelée des déserts, doit inventer justement dans le désert un mirage. Elle doit proposer de quoi évacuer encore dans l’ordre de l’objet la frustration. Une petite satisfaction pulsionnelle. Des images à gogo. Des films. Des séries télé. Des spectacles. Du sport. Des tombereaux de sketches d’humour plus ou moins salace. Il faut bien rire un peu dans le désert du réel. Pour oublier. Et puis, il y a le sexe ! Le sexe pour sans arrêt relancer une stimulation vitale dans une vie qui de plus en plus vide, s’ennuie profondément de ne pouvoir se déployer sa véritable puissance et sa joie véritable. Un dérivatif et donc un divertissement de plus que le capitalisme ambiant doit nécessairement encourager, car c’est en complète cohérence avec la captation du désir et cela fait partie de ses stratégies de domination.
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Nous venons d’explorer dans le contexte postmoderne la relation entre désir et consommation. Si nous changions de contexte, voire de culture, il est évident que les choses nous apparaîtraient de manières très différentes. Si nous faisons le lien avec ce qui précède, nous dirons qu’à l’évidence la consommation engage bien plus la théorie du désir comme manque entrevue chez Platon, que celle du désir puissance entrevue chez Spinoza ou Nietzsche. Ou alors il faut distribuer les rôles comme le fait Lordon en attribuant au capital la puissance et au salariat la condition du manque. Nous avons vu combien la métaphore de la digestion, depuis la destruction-assimilation, jusqu’au processus fécal, s’appariait avec le cycle de la consommation. Incontestablement la consommation a rapport avec une boulimie existentielle, avec le besoin de combler un grand vide intérieur avec des objets, tout en faisait régulièrement l’expérience de l’échec de cette tentative. Mais comme tout ce processus se maintient dans l’inconscience, rien n’est plus facile que d’en relancer la promesse. En attendant, la fécalité de la société de consommation opère jusqu’à générer un continent d’ordure, en attendant l’auto-dévoration de la planète se poursuit à un rythme accéléré dans l’épuisement des ressources. Mais rien n’est perdu, on est déjà à la recherche d’une autre planète pour continuer ce jeu démentiel.
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© Philosophie et spiritualité, 2016 Serge Carfantan,
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