Leçon 217.  Sortir de l’égarement   

    Dans Le Discours de la Méthode, dans le seconde maxime de la morale provisoire, Descartes se sert d’une image, celle du voyageur égaré dans une forêt qui cherche son chemin pour en sortir. Mieux vaut  prendre une direction unique et ne plus en dévier que de tourner en rond. C’est aussi le sens de la méthode. (texte) Donner une direction de travail. Comme par hasard (!) le mot méthode est justement formé sur odos, le chemin (texte).  De la suit un principe juste,  qui devrait donner à l’intellect les moyens de sortir de l’égarement où il se trouve placé et de l'indécision.

    Mais la question est subtile parce que pour sortir de l’égarement, il faut d’abord prendre conscience que nous sommes égarés. Il faut sonder l’égarement lui-même, ce qui revient à voir l’illusion en tant qu’illusion. L’égaré est celui qui va de ci, de là, revient sur ses pas, marche à l’aveugle parce qu’il a perdu la route. Il divague. L’égaré s’est perdu. Il est perdu dans le monde et son esprit est sans repères. Mais s’en rend-il compte ? Rien n’est moins sûr. S’il pouvait au moins prendre conscience qu’il est perdu, il se mettrait à chercher son chemin. C’est la différence entre l’ignorant qui est englouti dans l’illusion, et le chercheur de vérité qui a pris conscience de l’illusion et se met en quête du Réel, du Vrai et du Juste. Comme dirait Platon. Souvenons-nous de ce que nous disions plus haut sur les trois degrés distingués par Platon, l’opinion en général, l’opinion droite et la connaissance. Il était encore question d’un voyageur égaré, mais qui cherchait sa route vers un village, Larissa. Le chercheur de vérité est en chemin, il a au moins la ressource de suivre les conseils de ceux qui connaissent la voie. Ce qui n’est pas suffisant, car il faudra aussi marcher pour s’y rendre. (Un clin d’œil : dans Matrix Morpheus dit à Néo : tu devras comprendre qu’il y a une différence entre connaître le chemin et arpenter le chemin !)

    Nous voyons donc que l’image de l’égarement est tout à fait remarquable. Il a une portée gnoséologique liée à la méthode. On en trouve la réédition dans un traité inachevé de Spinoza Le Traité de la Réforme de l’Entendement. Il serait intéressant d’ailleurs de comprendre pourquoi ce texte est resté à l’état de projet. Mais il est évident que l’égarement a surtout une signification existentielle. Il pointe vers l’illusion dans laquelle les hommes vivent, ne sachant qui ils sont et ne sachant où aller. Donc, que veut dire sortir de l’égarement ?

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A. Un voyage au pays de l’égarement

Dans une leçon précédente, nous avons été très sévère au sujet de la télévision, vu l’effet de fragmentation qu’elle produit dans l’esprit. Quand, en l’espace de quelques secondes, l’esprit passe depuis le meurtre du petit garçon, au paquet de lessive, du paquet de lessive aux élections, des élections au loto, du loto à la fermeture de l‘usine, de la fermeture de l’usine aux people etc. il est plongé dans la confusion, soûlé par des images et interdit de compréhension. Égaré. C’est le nuage d’inconnaissance dont parle Edgar Morin, expression d’origine bouddhique qui traduit bien l’idée d’égarement. En laissant passivement l’esprit se disperser dans une telle mixture, nous incitons les êtres humains à confondre une image vidéo clip de la vie avec la vie réelle, ce qui sans aucun doute produit un effet d’égarement. Mais ce n’est  là que le symptôme le plus apparent. Il est important de considérer en tout premier lieu la dimension existentielle de l’égarement.

    1) C’est peu de dire que nous vivons dans une culture qui s’ingénie à nous couper de tout et à induire un sens de la séparation. L’individu de l’individualisme, c’est une feuille au vent. Comme la feuille qui tourbillonne, il se laisse emporter. Il suit les fluctuations des humeurs collectives, des courants d’opinions, des rumeurs et des modes, il ne sait pas très bien où il va, mais comme il suit tout le monde, il en oublie qu’il est perdu. Ce qui lui manque, c’est le sens de l’auto-détermination, l’expression vive et forte de la Nécessité intérieure qui fait que, loin d’être agi, il serait vraiment en acte. Ce qui implique souvent de nager à contre-courant. Un homme qui suit son étoile et met en mouvement ses vrais désirs est sorti de l’égarement qui le conduit à abandonner sa volonté aux pulsions d’une foule. La foule des égarés.

L’individualisme est donc très paradoxal. Il est une repli sur soi, un repli dans la sphère égotique, donc en apparence, en rupture avec le collectif, mais c’est un « moi » sans substance qui n’est que l’écho du tambour de la conscience commune. L’ego en quête de reconnaissance n’aime rien tant que la banalité de ce que l’on dit, de ce que l’on fait et de ce que tout le monde pense. Étrange situation donc, dans laquelle chacun prétend vouloir se distinguer des autres, « s’écarter des grandes foules », comme dit Heidegger, mais où chacun est semblable à tout autre, sans véritable détermination intérieure qui lui soit propre. C’est un peu comme dans ce film, l’Éveil, tourné dans les murs d’un hôpital psychiatrique, où les malades restent prostrés, tétanisés, et ne trouvent de volonté qu’en empruntant un mouvement extérieur qui leur donne un élan. Une balle de caoutchouc lancée, le sujet peut la suivre et la rattraper. Mais il n’aurait pas pu se lever de lui-même pour faire le même geste. Il emprunte sa volonté au mouvement de la balle, donc à une suggestion externe. 

Ainsi en est-il de ce que René Girard appelle le désir mimétique. J’ai vu la tablette électronique et l’excitation était à son comble en famille pendant les fêtes autour de l’objet. Ces petites images qui bougent, ces programmes plus attrayants les uns que les autres… La suggestion est trop forte, me voilà possédé du désir d’avoir moi aussi l’objet. Il m’est livré... L’excitation se maintient un jour ou deux… et je me rends compte qu’en réalité je n’en n’ai pas l’usage. Il finit par rester abandonné et inutile dans un tiroir... J’ai dû avoir un moment d’égarement au moment où je l’ai acheté.

Maintenant, supposons toute une vie sur ce modèle, qui ne ferait que papillonner d’un objet à l’autre sous l’effet d’une suggestion, une vie dans laquelle pas un seul désir ne serait vrai, ou une vie dans laquelle à 95% les désirs seraient des faux désirs, des désirs fictifs. Du point de vue du marketing, ce serait le consommateur idéal ! Mais de l’intérieur, un vide existentiel impressionnant. Derrière chaque désir un moment d’égarement. Le sentiment constant que l’on à beau faire, rien n’est jamais satisfaisant, que l’on ne sait pas ce que l’on veut, et que plus le temps passe, plus le vide se creuse. D’où le regard étrangement triste de ces gens qui possèdent beaucoup, mais dont la vie n’a pas de sens ; le regard égaré d’une âme perdue au milieu d’une prospérité apparente, mais dont la vie intérieure est un vraie désastre. Regard égaré encore, de l’homme qui, au contraire n’a rien, se ronge dans la misère, mais fantasme devant son poste de télévision en regardant la vie idyllique de la jet-set, de ces gens qui peuvent se permettre tous les caprices, qui doivent donc avoir une vie « bien remplie », puisqu’ils ont tout pour être heureux. Et puisque nous sommes dans l’égarement, continuons : tandis que le plus riche s’achètera de la drogue pour se sentir mieux, le pauvre ère n’aura peut être plus d’autre expédient que de devenir dealer et la lui vendre. Les bimbos cocaïnées feront du lèche-vitrines, le menton relevé pour se payer des fringues à ne plus savoir qu’en faire pour remplir un vide qui n’en finit pas. A l’autre bout de la planète des petites mains de paysannes perdues loin de leur village natal, iront coudre dix heures par jour dans des usines textiles infâmes, pour alimenter des boutiques de luxe, avec parfois l’arrière-pensée amère … que c’était folie que de venir travailler là.

Et pendant ce temps, dans les immenses cités humaines, des ados errent en bandes dans les couloirs du métro, calfeutrés et les yeux masqués par des cagoules. Pas de repères, pas vraiment de but. Égarés dans tous les sens du terme, ils rodent de couloir en couloir, de rue en rue. Exutoire de la proc’ et de la casse. A New York, d’autres jeunes en bandes ajoutent à la tenue un masque de carnaval et tabassent un jeu asiatique, pendant qu’une fille suit la scène et filme avec son portable. La dernière mode sur le Net pour faire le buzz. On s’émeut chez les politiques d’une épidémie de violence urbaine publiée sur Internet. Mais c’est juste sporadique, on oublie aussitôt. Un autre objet dans l’actualité capte l’attention. L’égarement c’est justement ce sautillement sans repos d’un objet à l’autre. Un autre buzz pour exciter l’émotionnel. Une futilité, histoire de s’occuper quand on ne sait pas quoi faire et que l’on est réduit à la recherche de stimulants. Et comme un effet boule de neige cette subjectivité avide, comme dit Michel Henry, se déverse sur Internet. D’autres stimulants, d’autres substituts de sens pour une vie égarée. A foison débauche de pornographie avec surenchère dans l’obscénité. Pas vraiment pour la perversité, mais par compulsion, pour tenter de trouver quelque chose qui secoue l’ennui : un « délire » comme on dit dans la téléréalité. L’excès devient norme et il n’y a pas de limites, manière de se maintenir hors de l’eau en trouvant quelque chose « d’excitant » que l’on puisse montrer. Repasser en boule sur Face... A ce rythme fou, l’habituel devient un repère fuyant, équivalent de ce qui est bon, surtout si on frôle les interdits et puis il est chassé par un autre. Rien de tel pour secouer l’ennui que de se donner quelques frayeurs ou quelques dégoûts pour se sentir un peu exister. Que dire ? Sur le fond, clips musicaux, films de cul, blockbuster violents du cinéma, sketches crétins, c’est bien ou pas bien ? On s’en fiche, ce qui compte c’est ce « c’est trop », « c’est fun », « c’est cool ». De quoi alimenter les téléphones portables que l’on regarde en douce, pendant les cours au lycée, dans les écoles supérieures, comme à la Fac.

2) Dehors, on peut se joindre à la marche erratique des égarés des grandes villes. L’égarement se lit dans le regard et si nous observons bien, nous verrons qu’il se traduit par une allure étrange. Giono disait que les citadins marchent d’une manière sans vraiment toucher le sol. L’homme de la terre marche posé, d’un pas égal en embrassant le paysage. Il existe une noblesse du pas de celui qui est comme porté par la totalité. L’égaré a quelque chose de rigide, décalé, déconnecté de la totalité. Il ne remarque rien de ce qui l’entoure. Son regard est fixe, tout occupé à ses pensées. Sa marche est somnambule, sans amplitude sensible. Il est coupé de tout. Comme il est perdu dans ses pensées, il est aussi perdu dans le monde où ne fait que se déplacer d’un point à un autre. Il ne marche pas consciemment. Il marche inconsciemment. Et le plus souvent il marche à côté, ou il croise, d’autres marcheurs égarés. Ils traverseront un parc, comme absents, sans interrompre leur monologue intérieur. Ils entreront dans une galerie commerciale ou un supermarché, comme absents, sans interrompre leur monologue intérieur. Non d’un pas décidé pour prendre juste le nécessaire et sortir, mais d’un pas irrégulier, attendant vaguement d’une vitrine une suggestion, avant que de retourner à leurs pensées. Ils croisent de temps à autre un visage connu dans les lieux publics. De quoi bavarder un peu, mais le plus souvent sans se rencontrer : occasion de verbal outlook, verbaliser un peu le monologue interne en direction de quelqu’un. De quelqu’un qui, si on lui laisse en placer une, aura l’occasion à son tour... de verbaliser son monologue interne en direction de quelqu’un. Ce qui permet à chacun d’y rester et de n’en jamais sortir. Le moi se raconte des histoires et en raconte à d’autres.

Et puis retour au bercail il fait des histoires. Là, le monologue interne devient interprétatif et performatif, se transforme en remarques, reproches, récriminations. La ronde des pensées égarées se mue dans une cascade de réactions prévisibles. Toujours les mêmes. L’égaré devient amer et agressif, vaniteux ou dépressif etc. selon ce qu’il a programmé dans ses pensées, souvent des années durant. Oublié la politesse envers le supérieur hiérarchique, l’étranger ou l’inconnu, place aux empoignades familiales. La relationnel chaotique c’est d’abord derrière les volets clos.

Le monde du travail n’abolira pas l’égarement, mais lui donnera une autre forme d’expression. Il n’a en effet pas de rapport avec les objets ou les personnes, mais avec la conscience du sujet. L’égarement est un état de conscience, il se transporte aisément partout et contamine tout ce qu’il touche avec sa lassitude, son indécision et de son absence. Regard vitreux de l’OS qui prend la file derrière la pointeuse et rejoint, morne et déjà fatigué, son poste de travail. Perdu dans un monde trop difficile, trop douloureux, trop complexe où il ne sent à sa place nulle part… « Qu’est-ce que je fais là ?... Ce n’est pas comme ça que je voyais ma vie… Vivement que la journée se termine ». Non loin de là, dans le métro, des gens qui, déjà sous pression à l’idée de ce qui les attend, se rendent au bureau, le regard par avance écarquillé par l’urgence des tâches à mener et des objectifs à atteindre. Égarés et harcelés à la fois, égarés parce que harcelés. L’inquiétude et la peur au fond des yeux. Absents au monde et absents à eux-mêmes au fur et à mesure que la pression monte. « Rendez-vous…coups de fils à donner. Je vais encore devoir courir toute la journée… Et puis les résultats… » A moins que le bureau ne soit que les longues heures d’un mortel ennui, auquel cas, en partant l’esprit est déjà égaré dans un ailleurs et il sera en fuite tout au long de la journée. Vers l’ailleurs des vacances. Un autre regard égaré. Et comme il se doit, le plus souvent, quand ce temps de délivrance arrive, l’existence demeure égarée et le regard retrouve à peine son étincelle. Le touriste le plus souvent est aussi un homme perdu, embarqué avec d’autres égarés dans un bus qui va d’un point à un autre, suivant les étapes d’un itinéraire balisé par l’agence de voyage. Et l’on continue ce train-train des années durant. Et comme la fin de vie approche, les regards égarés deviennent maintenant des regards effarés. Le monde devient de plus en plus étrange, hostile et incompréhensible. Regard perdu de vieille dame qui semble comme s’excuser d’être là, dans un monde qui divague et n’est pas fait pour elle.

De proche en proche, comme un signe qui mène à un autre signe, un égarement mène à un autre égarement et personne ne voit la folie de l’ensemble. Quand la présence à soi et la présence au monde a perdu toute sa substance, les coquilles sont vides, les hommes sont égarés, parce que le mental humain s’est égaré. Ainsi va le monde que l’égarement des hommes y est protéiforme.

B. Savoir et connaître, trouver son chemin

    Que veut dire égarement dans le registre du savoir ? Sans aller chercher très loin, reprenons l’image de Descartes. Le voyageur peut se perdre dans la forêt (texte) touffue des savoirs et des textes, dans ces lieux où les concepts deviennent si compliqués et si obscurs, que plus on avance et moins on y voit clair. L’égarement vient de la confusion de la mémoire, confusion qui ne fait qu’embrouiller l’intelligence au lieu de l’éclairer. Descartes a bien vu dans quel obscurantisme la science de son temps était tombé. Dans le Discours de la Méthode, il dit tout le plaisir que lui procurait les mathématiques, mais ajoute  n’avoir pas retenu grand-chose de la scolastique qui imprégnait l’enseignement du collège de La Flèche. L’étude des mathématiques lui apprenait le bénéfice que l’on gagne à ne s’appuyer que des idées claires et distinctes. Le modèle des « natures simples ». Penser le savoir sur le modèle des mathématiques, c’est porter au point le plus élevé la rationalité dont elles sont le modèle, du même coup sortir des égarements et des mixtures théologiques et entrer dans « la voie sûre de la science ». La Modernité se définira par ce renouveau qui signe dans la méthode le triomphe de la raison.

    1) Or, à première vue, il se pourrait bien que nous ayons dans la Postmodernité réédité la situation auquel Descartes était confronté de son temps : une science obscure, un savoir fragmentaire, impénétrable pour le profane, hyperspécialisé, ésotérique dans son langage, accessible seulement à une élite de savants. A lire les productions universitaires, le savoir dont elles poursuivent l’abstraction semble si éloigné de la vie,  que s’y aventurer fait courir le péril d’y perdre tout bon sens. Ou bien, il ne servira que pour le fruit d’une culture érudite, délivrant à ses membres une intronisation dans le cercle très fermé des spécialistes. Là où l’argument d’autorité devient maître de tout discours. Si nous devions nous en tenir à cette impression, et si ce n’était pas injurieux, nous parlerions d’une nouvelle forme d’obscurantisme. Raison de plus pour relire Descartes sur cette question. Surtout ses Règles pour la Direction de l’Esprit. Que nous conseille Descartes pour éviter l’égarement de l’esprit dans l’étude ?

    Règle 1 : « L'objet des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui ».  (texte) La solidité du jugement implique qu’il s’appuie sur une investigation préalable. Le vrai veut dire conforme à ce qui est, si tant est que la véracité consiste à dire les choses telles qu’elles sont. Au fond cette première règle, c’est exactement ce que nous attendrions d’un étudiant sorti frais et dispos de l’Université. L’argument paraît être de bon sens et aller de soi, mais il faut tout de même y insister pour se demander dans quelle mesure la formation que nous dispensons dans nos écoles remplit cet objectif. Il existe un tel fossé aujourd’hui entre le savoir et la vie, qu’il a cessé de nourrir une intelligence globale. Nos formations délivrent une compétence technique, une maîtrise sur un domaine très limité, dans un champ spécifique, ce qui finit par nous rendre aveugle à tout le reste et nous porte à négliger la culture de l’esprit

    Règle 2 : « Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable ». Le premier point concerne justement le caractère plus ou moins ésotérique de l’objet de la connaissance. Il existe un certain ésotérisme dans le domaine du savoir quand on y parle d’objets dont nous n’avons pas de connaissance certaine ni indubitable. Dans ces conditions nous dit Descartes, il serait périlleux de tenir des discours sur ce que nous ne maîtrisons pas. Il est souhaitable de mesurer nos capacités et de nous en tenir à ce que nous pouvons raisonnablement acquérir. Le tout étant de ne jamais entamer nos capacités de jugement.

    Règle 3 : « Il faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous-mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science ». Admirable règle. Si l’étude consistait seulement à démonter l’horlogerie du système de pensée de A ou B, nous risquerions d’oublier ce qui est. L’étude ne serait alors que commentarisme et érudition. Mais comment pourrions-nous gagner un jugement solide et sûr en développant une myopie consciencieuse d’érudit ? Second point, symétrique, il importe de se méfier de nos propres allégations dans la mesure où elles ne sont pas vérifiées. Ne pas confondre l’opinion subjective et l’intuition qui est plus impersonnelle. D’où le privilège réitéré de la clarté, de l’évidence et l’usage correct de la déduction à partir de là.

    Descartes fait donc une critique très nette de l’argument d’autorité. D’un côté, (texte) il nous dit qu’il faut lire pour « profiter des travaux d'un si grand nombre d'hommes ... pour être informés de ce qu'il reste encore à trouver dans toutes les disciplines… » ; mais rester méfiant « il y a péril de contracter » dit-il des « souillures », de se laisser « entraîner par une crédulité irréfléchie » et craindre que parfois les écrivains ne nous fasse « avaler des choses douteuses pour vraies ». Nous pourrions alors nous égarer dans des représentations confuses et manquer de discernement. La mise en garde cartésienne va bien sûr au-delà d’une rhétorique littéraire peu soucieuse de vérité. Elle affecte tout discours pour autant qu’il n’a pas été compris, intégré et assimilé… y compris celui des philosophes. « Nous ne deviendrons pas Philosophes, pour avoir lu tous les raisonnements de Platon et d'Aristote, sans pouvoir porter un jugement solide sur ce qui nous est proposé. Ainsi, en effet, nous semblerons avoir appris, non des sciences, mais des histoires ».

    Il faut prendre très au sérieux l’ambition des Règles pour la Direction de l’Esprit et l’application que Descartes met à prévenir les divagations de l’esprit en dehors de la vérité en essayant de tracer un chemin, un odos. Cependant, la metodos, la méthode est avant tout un "moyen d’arriver à la science", si elle peut constituer une aide dans l'acquisition du savoir, elle n'est d'aucun secours pour la conduite de la vie. Tant et si bien que Descartes a jugé nécessaire d'y adjoindre les maximes de la morale provisoire (texte) (texte), (texte).

     2) Si nous nous en tenons au titre, Le Traité de la Réforme de l’Entendement de Spinoza, devrait peu ou prou ressembler aux Règles pour la Direction de l’Esprit. Mais les deux textes sont très différents. Descartes est déçu pas le savoir de son temps, mais en matière de conduite de la vie, il reste somme toute assez conformiste. A l’inverse Spinoza exprime dès le début de son traité à quel point « les occurrences les plus fréquentes de la vie sont vaines et futiles ». Et que sont-elles ? « Richesse, honneur, plaisir des sens ». Chacune d’entre elles ne fait que distraire l’esprit et l’absorber dans un objet relatif qui ne peut être le souverain Bien que l’âme recherche. « Dans le plaisir, l’âme est suspendue comme si elle eût trouvé un bien où se reposer »,  mais après la jouissance « vient une extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas la pensée, la trouble ou l’émousse ». « La poursuite de l’honneur et de la richesse n’absorbe pas moins l’esprit ; celle de la richesse, surtout quand on la recherche pour elle-même, parce qu’alors on lui donne rang de souverain bien ; quant à l’honneur, il absorbe l’esprit d’une façon bien plus exclusive encore ».

    Tout est dans cette absorbation de l’esprit qui est l’inconscience même. Or, nous l’avons vu, être complètement absorbé, c’est être identifié à l’objet, de sorte que s’ensuit un aveuglement si complet qu’il nous égare. C’est exactement ce dont nous devrions prendre conscience, alors seulement que jaillit le Désir le plus fondamental de l’âme. Sur la première page du Traité de la Réforme de l’Entendement, on lit : «mon âme s’inquiétait de  savoir s’il était possible par rencontre d’instituer une vie nouvelle ».  Faut-il rejeter richesse, honneur et plaisir des sens ? Non. « Le gain d’argent, le plaisir et la gloire ne sont nuisibles qu’autant qu’on les recherche pour eux-mêmes ». Ils sont dans le champ du relatif, c'est-à-dire du bon et du mauvais, ils ne sont pas le Souverain Bien.

    Et nous arrivons ainsi aux règles que se donne Spinoza en matière de conduite de la vie. La règle I consiste à mettre la connaissance à la portée des autres, de ceux qui seraient disposés à entendre la vérité. Ensuite :

« II Des jouissances de la vie prendre tout juste ce qu’il faut pour le maintien de la santé…

    III. Rechercher enfin l’argent, ou tout autre bien matériel, autant seulement qu’il est besoin pour la conservation de la vie… »

    On voit donc que la Réforme de l’Entendement a un tout autre sens que la Direction de l’Esprit, elle n’est pas dirigée vers un savoir scientifique, mais vers une connaissance au service de la vie, dans la perspective de l’instauration d’une vie nouvelle qui ne serait pas égarée dans la vanité des faux biens. Mais dira-t-on, qu’est-ce que cette vie nouvelle ? Qu’est-ce que le Souverain Bien ? Brièvement, au début du traité, Spinoza dit  que le Souverain Bien est « d’arriver à jouir, avec d’autres individus s’il se peut, de la nature supérieure ». Et quelle est cette nature ? « Elle est la connaissance de l’union qu’a l’âme pensante avec la Nature entière ». C’est dans la dernière partie de l’Éthique que les éclaircissements à ce sujet seront donnés. Dans les leçons, nous avons employé en même sens l’expression conscience d’unité.

    Une fois les règles énoncées, dit Spinoza, « je me mets en route et m’attache d’abord à ce qui doit venir le premier, c’est-à-dire à réformer l’entendement à le rendre apte à connaître les choses comme il est nécessaire pour atteindre notre but ». Il y a bien ici un odos, un chemin pour instaurer une vie nouvelle et c’est un chemin de Connaissance. Nous allons donc retomber sur l’idée de méthode, mais dans un sens très différent du précédent. Étant donné qu’il s’agit de connaître « mes forces et ma nature que je désire porter à sa perfection », il faut examiner les différents moyens de connaissance que l’esprit a à sa disposition. Et c’est à partir de là que le projet de Spinoza devient de plus en plus complexe. Ces moyens de connaissance peuvent se ramener à quatre :

    - I. L’homme connaît d’abord par simple ouï-dire, ou par le biais d’un signe conventionnel arbitraire. C’est le plan de l’opinion du vulgaire.

    - II. Il connaît ensuite dans une perception acquise par expérience, mais qui est d’abord assez vague, parce que mal dégrossie par l’entendement.

    - III. Au degré supérieur, il connaît dans une perception où l’essence d’une chose se conclut d’une autre chose, comme dans la recherche d’une cause.

    - IV. Enfin, il connaît par une perception dans laquelle une chose est perçue par sa seule essence ».

    De là suit que seul le quatrième mode de connaissance, la Connaissance intuitive, est valide. Se pose ensuite la question de la Voie et de la Méthode Là Spinoza se trouve confronté à une aporie : faut-il une méthode… pour trouver la meilleure méthode ? Mais il faudrait une méthode pour valider… On voit le risque d’une régression à l’infini. Spinoza tranche net : « il n’y aura pas ici d’enquête se poursuivant à l’infini ; pour trouver la meilleure méthode de recherche de la vérité ». L’idée d’une méthode parfaite pour atteindre la vérité est une lubie. Il n’y a pas de méthode. La vérité ne peut pas être « atteinte » par une méthode, elle ne peut qu’être révélée dans sa perfection intuitive. La Vérité est cela même qui est et ne se trouve pas là-bas, dans le lointain, ailleurs, tout au bout d’un long chemin. S’il y a chemin, c’est seulement pour écarquiller les yeux devant ce qui est déjà là.

    C’est ce dont va prendre conscience Spinoza et c’est ce qui explique que le projet même d’une Réforme de l’Entendement ne sera pas achevé. L’idée de méthode étant sabotée en interne. Nous avons vu plus haut dans le cours que la conscience originaire Je suis, intuition parfaite, n’est pas le produit d’un raisonnement mais le précède. Pour Spinoza, la certitude intuitive réside dans l’Idée même. Elle n’a pas besoin de s’appuyer sur un critère qui lui serait extérieur et qui devrait alors, selon les sceptiques, être prouvé dans sa validité etc. « Je n’ai pas besoin pour savoir, de savoir que je sais, et encore moins de savoir que je sais que je sais ». « La vraie méthode ne consiste pas à chercher la marque à laquelle se reconnaît la vérité après l’acquisition des idées ». La vérité est sa propre marque.

    Si on peut malgré tout de même parler de méthode, « elle consiste à bien entendre ce qu’est une idée vraie », sans la confondre avec une fiction de l’imagination ou une perception confuse. Par conséquent, il y a un intérêt évident dans l’étude à examiner comment l’esprit en vient à s’égarer dans des opinions fausses qui ne sont que les fictions de son imagination. Pour sortir de l’égarement, je dois m’étudier moi-même et comprendre dans une vision en profondeur comment mon esprit en vient à se perdre sur des routes qui sont celles de l’illusion. Je ne peux certainement pas vouloir instituer une vie nouvelle et en même temps persister dans l’illusion. La vie nouvelle est vie dans la Vérité, elle est instituée dès lors que nous mettons fin à l’illusion, illusion qui génère malheureusement une vie de cauchemars. Au fond, seule mérite le nom de Connaissance, la connaissance de l’esprit par lui-même. Le reste n’est que du savoir annexe. Connais-toi toi-mêmeet tu sortiras de l’égarement.

C. Un pas de la connaissance à la présence

    Résumons. L’égarement est l’état de conscience dans lequel l’esprit s’est pour ainsi dire perdu : perte de la présence à soi, égarement dans le monde des objets, égarement dans la fragmentation du savoir sans lien avec la vie, égarement dans les fictions de l’imagination, égarement dans de fausses valeurs. En somme, égarement existentiel. C’est ce que nous voyons partout autour de nous et qui se traduit par une forme d’inconscience. L’inconscience ordinaire désigne l’état dans lequel l’esprit est absorbé par ses propres pensées et perd la présence à soi et présence au monde. L’inconscience profonde accentue encore ce phénomène dans une sorte de transe hypnotique dans laquelle l’esprit est plongé dans les affres du corps émotionnel. Un pas de plus avec la perte de la socialisation et on arrive à l’inconscience pathologique, l’esprit étant submergé par ses contenus inconscients, l’égarement devenant démence. Perte de conscience donc, de degré en degré. Quand la conscience diminue, l’esprit se perd. Or si l’évolution a porté l’être humain à la conscience de soi, il ne peut pas régresser à un stade antérieur sans se renier.

    1) le problème, c’est que nous sommes à un carrefour de notre évolution où nous ne pouvons plus nous permettre des égarements. (texte) Notre développement technologique a atteint un tel degré qu’il pourrait tout aussi bien nous détruire. Quel que soit le domaine que l’on considère, il n’y a pas de combinaison plus dangereuse que celle d’une puissance technique accrue et l’égarement de la conscience humaine. Si l’humanité de se réveille pas, elle suivra la ligne du temps qui mène droit au désastre. Nous savons qu’il n’y a rien de plus menaçant qu’un être humain en proie à la folie et qui est armé jusqu’aux dents. Mais partout la technique arme les hommes de puissance et fait des technocrates des généraux sur un champ de bataille. Comme le dit Edgar Morin il faut penser ensemble homo sapiens et homo demens. Nous l’avons vu précédemment, la seule condition pour qu’il y ait un usage juste, sain et intelligent de la technique, c’est que celui qui s’en sert ait un niveau de conscience qui soit beaucoup plus élevé que la technique elle-même. Une conscience qui soit sensible à la fragilité de toute vie, dont l’amour soit éveillé et qui allie compassion et sagesse. Ce qui ne peut pas exister dans l’égarement, mais suppose au contraire une clarté et un éveil très élevé. Au point où nous en sommes, ce n’est pas une question de « philosophie » dans le sens d’une discussion intellectuelle pour plateau télé, mais de philosophie concrète au sens littéral : l’amour de la sagesse qui doit nous sortir de l’égarement. Au point où nous en sommes, nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de palabrer, il faut d’urgence se réveiller. L’évolution nous a inconsciemment porté là où nous sommes, mais nous n’avons maintenant pas d’autre choix que de prendre consciemment son relais. Nous n’avons pas d’autre option. Les développements conduits dans les leçons précédentes ont suffisamment montré l’étendue de la crise actuelle. Pour tout esprit intelligent et honnête il n’y a aucune ambiguïté.

    C’est notre égarement qui a dévasté la faune et la flore de cette planète, égarement qui vient du fait que le souci du profit économique a fait disjoncter toutes les responsabilités. Les êtres humains sont complètement déconnectés de la Terre, quand ils ne conduisent pas sa destruction, ils laissent faire sans broncher. Comme dit Pierre Rabbi, ils vivent « hors-sol ». (texte) Si nous avions un tant soit peu les yeux ouverts, nous n’aurions jamais permis que la vie se dégrade à ce point. Notre égarement collectif est d’une irresponsabilité et d’une inconscience qui frise la folie. Il y a des enfants qui aujourd’hui qui sont très conscients de cela et qui se demandent s’ils ne devraient pas nous accuser d’avoir organisé cette destruction.

    C’est notre égarement qui a laissé se développer le système économique démentiel dans lequel nous vivons. Ce dont nous avons tout de même pris conscience, au point que les analystes aujourd’hui ne peuvent pas s’empêcher d’employer à tour de bras le mot « égarement » pour qualifier les décisions qui ont été prises pour nous mener là où nous en sommes. Si nous avions été un tant soit peu lucides, nous n’aurions jamais permis une telle aliénation des conditions de vie. Comment comprendre que puisse voisiner un tel degré de souffrance humaine, un état de survie dans lequel sont consigné la majorité des êtres humains, pendant que quelques privilégiés paradent dans un luxe tapageur et  accumulent des fortunes qui ne servent à rien ? Il n’y a pas de justification qui tienne. Il est évident qu’il est possible de créer des conditions de vie dignes pour tout être humain sur Terre. A vrai dire, il faut une sacrée dose d’égarement, conjugué à un incroyable défaitisme, pour regarder l’état de ce monde sans voir à quel point il est devenu absurde et dysfonctionnel. Et le plus terrible en un sens, c’est que l’égarement et le défaitisme arrangent bien les puissants, car ils anesthésient toute révolte. Si les hommes voyaient clairement en face le monde tel qu’il est, ils diraient immédiatement « non » à toutes les formes d’asservissement. Mais comme ils sont perdus dans leurs angoisses, dans leur petit monde, comme le consumérisme les maintient dans des petits intérêts et des leurres, ils ne voient rien, ils disent « oui » en masse aux suggestions de fuite qu’on leur propose. Ce qui est encore une forme d’égarement. Même quand le paquebot est en train de couler,  il y a encore des gens aux fenêtres pour lorgner du côté de la fête qui continue dans les salons de première classe.

    Intenable. Il y a un moment où la souffrance humaine ne peut plus être niée et c’est le moment de vérité. Et en fait, pour que le changement se mette en marche, il n’est pas indispensable que toute l’humanité se réveille, il suffit que l’impulsion soit donnée par quelques uns. Pour provoquer un déclic. Il y a des millions d’êtres humains qui au fond d’eux-mêmes en ont assez et aspirent à un profond changement, qui sont parvenus à ce point où ils sentent qu’ils sont dans le monde, mais ne sont pas de ce monde qu’on leur propose.

    2) Ce qu’ils désirent, c’est mener une vie délibérée, consciente et éclairée, fondée sur des relations apaisées, dans laquelle chacun puisse apporter sa contribution à la construction d’un monde plus vivant et plus heureux que celui qui se décompose actuellement sous nos yeux. Ce qui veut dire en tous les sens du terme qu’il est impératif d’insuffler plus de conscience dans l’ensemble des activités humaines. Tout ce qui contribue à une expansion de conscience favorise l’éveil et nous sort de l’égarement. Tout ce qui dégrade notre niveau de conscience perpétue un état d’errance. Allons plus loin. Nous pouvons juger de la grandeur d’une civilisation au soin avec lequel elle impulse dans chaque activité humaine une expansion de conscience. L’esprit a besoin d’être affermi, soutenu, l’intelligence et la sensibilité ont besoin d’être constamment éclairées. Sur le fond, ce n’est pas une idée nouvelle. Elle traverse les utopies et elle est déjà chez Platon. Après tout, sur un plan fondamental, l’ambition des Lumières de créer une société d’hommes éclairés a aussi le même sens. Cependant, il n’y a rien d’historique dans ce processus, car il n’y ait question que de présence à soi et de conscience de soi.

    Parce que l’être humain est un être de chair, il est possible de prendre appui sur le corps pour élever le niveau de conscience. Il est possible de redonner à l’activité physique une vitalité consciente. Or dans une civilisation technicienne comme la nôtre, nous flattons l’inertie, la paresse et l’inattention et nous ne prenons pas vraiment soin de notre corps. En Occident les médecins s’effrayent de la progression de l’obésité, tandis qu’ailleurs, des êtres humains meurent de faim. Ceux-là qui ont plus que le superflu ne savent même pas où sont leurs besoins et négligent de les satisfaire. D’un côté machines de bodybuilding et de l’autre le sport comme spectacle à la télé. Nourriture toxique, gâtée, et déséquilibrée, rythmes de vie dysfonctionnels. Une charge d’inertie chaque jour imprimée dans le corps. Nous avons même déstructuré le travail manuel pour le rendre si machinal qu’il ne peut que robotiser la conscience du sujet. Il y a eu dans le passé des civilisations qui savaient quels soins nous devons apporter au corps pour qu’il demeure vigoureux et léger. Ce dont nous n’avons aujourd’hui qu’une vision très appauvrie. Le « souci du corps » aujourd’hui, c’est une formule de publicité pour… le maquillage. C’est le faire-voir et l’apparence ; en réalité nous sommes très négligents et incultes dans le registre de l’incarnation.

    Parce qu’un être humain est un être d’esprit, il faudrait s’inquiéter du discrédit incroyable dont souffre l’éducation, de la propension constante dans notre culture à congédier la raison et à noyer le bon sens. Dans le monde du consumérisme, plus on est bête… et plus on est « spirituel ! » Chose banale que nous avons tous remarqué : c’est une stratégie de défense de la part de l’ignorant de dénigrer tout ce qu’il ne comprend pas et de le tourner en dérision. Mais quand ce type de conduite devient un habitus collectif, nous entretenons une complaisance tacite dans l’ignorance. Une conspiration de la bêtise. En toute lucidité, personne ne peut honnêtement le vouloir. Nous savons que l’intelligence humaine ne doit pas être dévoyée ni rester en friche, elle devrait être notre guide ici-bas. Or, on peut craindre que dans la frivolité ambiante, le vacarme des bruits et des mots, des bavardages égotiques et gnangnan, rien ne soit fait pour éveiller des esprits éclairés. Influence technique oblige, dans notre monde, tout ce qui importe, c’est de former des individus « fonctionnels», mais qui ne réfléchissent pas trop qui n’aient de conscience d’eux –même que juste ce qu’il faut pour être efficace. Qui ignorent tout et s’en remettent à d’autres pour ce qui nécessite choix et réflexion. Et comme ceux-là à qui chacun remet le pouvoir qu’il a sur soi sont aussi des gens « fonctionnels », alors les aveugles conduisent les aveugles et on fait plus ou moins n’importe quoi. Tout le monde « bouge », les hommes s’agitent en tous sens, mais personne n’agit intelligemment parce que l’agitation mentale est devenue la norme et la règle.

    Enfin, parce qu’un être humain sans l’étincelle de son âme, ne serait qu’une coquille vide, il importe de ne pas l’étouffer et de la laisser grandir. Relisons : «mon âme s’inquiétait de  savoir s’il était possible par rencontre d’instituer une vie nouvelle ». Souvenons-nous de l’insistance socratique : as-tu soin de ton âme ou bien la négliges-tu afin de poursuivre dans tes désirs toutes sortes de choses qui, sur le fond, jamais ne t’apportes jamais satisfaction ? Fais-tu l’expérience de ta propre vie ? Are you experienced ?  Quelle conscience as-tu de toi-même ? Sais-tu seulement qui tu es ? Qui tu es vraiment ? Non pas ce que tu crois être, car, égaré dans ce monde, ce que tu crois être n’est qu’un rêve confus. Tu t’identifies, à une culture, à des croyances, à une religion, à un État, à des rôles, à un statut social etc. et tu t’égares dans ce qui n’a jamais été qui tu es. Quand tu auras vu avec clarté que rien dans le monde des objets ne peut contenter ton désir d’être, d’être Soi et pleinement Soi, et qu’en cela seulement naît une vie nouvelle, alors, comme dit Jean Klein, tu auras rencontré le Désir des désirs. Tu pressentiras l’unité de toutes choses. Alors l’idée d’un chemin dans l’éveil pour sortir de l’égarement prendra un sens. Un chemin dans l’éveil, parce que l’éveil n’est pas un but à atteindre dans quelque avenir lointain et dans le temps. C’est ici et maintenant dans la présence à soi à chaque instant. C’est justement quand tu t’absentes de ta propre vie que tu t’égares. L’égarement est simplement cela : un manque de Présence, et quand l’absence se répand, elle contamine tout le reste et le monde ressemble alors plus à un asile de fous qu’à une communauté consciente, vivante et aimante. Alors dans l’ignorance, les hommes sont conduits par des désirs aveugles plutôt que par l’intelligence, l’imagination les égare et ils tournent en rond dans une vie sans repos. Un monde sans âme, c’est-à-dire sans conscience de l’âme. Un monde dans lequel l’étincelle du je suis est obscurcie et où l’ego prend toute la place. Un monde où les êtres humains ne se sentent même plus exister, à tel point qu’ils ont besoin de se faire mousser avec toutes sortes de stimulants émotionnels pour sentir qu’il y a tout de même ici, « quelque part »,  une vie qui se sent elle-même. Dans le désert du réel un oasis. Alors même que s’ils vivaient consciemment ils se sentiraient bei sich, Chez Soi partout.  La Vie de la vie est un Soi vivant en chacun, un Soi qui s’éprouve soi-même en se vivant dans l’expérience pathétique de chaque instant. Invisible et indéfinissable, mais éclatant. Et joyeux.

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    Nous aurions pu ouvrir un page littéraire et nous arrêter un moment sur les égarements du cœur, nous avions pensé à Un Amour de Swan de Marcel Proust mais cette leçon était déjà trop longue. L’égarement de l’imagination de Swan dans son aventure avec Odette mériterait un traitement à part. S’il y a bien un domaine d’égarement humain, c’est bien celui de la confusion de l’imaginaire et des sentiments.

    Mais. Bon. Nous avons vu toute l’importance du thème de l’égarement. Qui fait tellement écho à ce que nous avons vu au sujet de La Grande Implosion, de Pierre Thuillier. C’est un fil conducteur pour comprendre la perte de sens. C’est quand la vie n’a plus de Sens qu’elle est complètement égarée. Elle n’a plus alors Connaissance d’elle-même.

    Ce qui ne veut pas dire qu’il faille laisser tomber le problème épistémologique soulevé par Descartes d’un cheminement méthodique du savoir. Il est cependant assez ironique de noter que  l’on ait laissé croire que la méthode s’appliquait à la conduite de la vie, sans remarquer que depuis la Modernité, le divorce  ne faisait que s’accentuer entre le savoir et la vie. Entre le champ de l’objectivité et celui de la subjectivité comme dit Michel Henry. Et pourtant on nous avait dit depuis longtemps que science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Apparemment nous n’avons rien compris. Notre science est devenue une excroissance démesurée de l’intellect et nos vies laissées à elle-même sont demeurées sans connaissance et sans repères, tandis que notre technique accroissait partout son empire mortifère.

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Questions:

1. Quand nous parlons d'égarement, est-ce d'égarement de la pensée? Des sentiments? De la raison?

2. Celui qui est égaré a-t-il conscience qu'il a perdu sa route?

3. Peut-on renverser la formule en disant que les hommes suivent exactement la bonne route et celle qu'ils ont décidé de suivre?

4. Le défaut de savoir et d'instruction pourrait-il remédier à l'égarement?

5. Que notre civilisation ait décidé d'entrer dans la voie objective ouverte par la techno-science la prédisposait-elle à laisser la subjectivité humaine dans l'égarement?

6.  En quel sens la souffrance est-elle un rappel à l'ordre?

7.  Comment peut-on tout à la fois affirmer que l'homo sapiens est en même temps homo demens?

 

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     © Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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