« Freud a découvert la psychologie pathologique… il reste maintenant à faire la psychologie de la santé », c’est ce qu’écrit Abraham Maslow dans un livre datant de 1968, Toward a psychology of Beeing, Vers une Psychologie de l’Être. Curieux programme si nous y réfléchissons un peu. Est-ce à dire que la psychanalyse Freudienne a poussé la psychologie à ne s’intéresser qu’au pathos humain au point de perdre de vue la psychologie de l’homme sain ? Ce serait un bilan assez désastreux qui pourrait expliquer sa désaffection actuelle. Mais, plus radicalement, comment peut-on étudier la maladie mentale si on a aucune idée de ce qu’est la santé psychique ? C’est absurde. Il faut bien que le psychologue en ait une prénotion, ne serait-ce que pour des raisons liées à la dualité. Dans le champ du relatif, la plupart des concepts fonctionnent par paires. Sain/malade vont ensemble et non séparément. Celui qui définit un symptôme psychologique comme pathologique doit bien avoir une idée de ce qu’il considère comme un comportement sain.
Bien sûr, on pourra toujours rétorquer que la santé de l’esprit est quelque chose qui va de soi et qui n’a nul besoin d’être étudié. La santé n’est pas un problème, la maladie si ; et, apparemment, ce qui intéresse les psychologues, c’est avant tout les problèmes ; - à moins que ce soit notre intérêt pour la psychologie qui soit déterminé par nos problèmes-. L’argument serait bon si nous avions une intuition parfaitement claire de la santé psychique et qu’elle soit si universellement partagée qu’il est inutile de la préciser outre mesure. Mais ce n’est pas le cas. Disons que cela pourrait être vrai sur une autre planète où les comportements seraient moins dysfonctionnels que sur la nôtre. La question est très embrouillée comme nous allons le voir, et embrouillée sous des influences des plus contradictoires.
Est-il possible de définir de manière adéquate la santé psychique ? Comment un paradigme de la santé psychique pourrait-il refonder la psychologie? Maslow a beaucoup été caricaturé par sa récupération dans le management. Nous allons tenter dans cette leçon de lui rendre un peu justice, ainsi qu’à la psychologie transpersonnelle qu’il a contribué à fonder.
* *
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« Toutes les époques sauf la nôtre ont eu leurs modèles, leurs idéaux, qui ont façonné notre culture : le saint, le héros, le gentleman, le chevalier, le mystique. Nous avons abandonné tout cela au profit de l’homme bien adapté… voilà un substitut pâle et douteux ». Et si « l’adaptation » est la norme de ce que nous considérons comme psychologiquement sain, nous risquons de complètement pervertir l’idée même de santé psychique. Que peut-il y avoir de « sain » à être parfaitement « adapté » à une société mentalement très dysfonctionnelle ? Et d’où vient une idée pareille ?
1) Nous avons déjà vu, sur le plan
biologique avec Georges Canguilhem, qu’il faut se
montrer très circonspect ; l’opposition
sain/pathologique doit être distinguée et non pas confondue avec la
dualité normal/anormal. La
norme est
statistique, le normal est dans la moyenne, l’anormal dans ce qui s’écarte de la
moyenne. Je suppose que dans une population obèse à 60 % (on y arrive ) n’avoir
que 30 kg de graisse en trop est « normal ». Mais ce n’est pas très sain. Si les
conduites névrotiques sont le fait de plus 80% de la population, comme elles
induisent une réaction inadaptée au réel, nous devons penser qu’une personne
inadaptée au réel, mais adaptée au social, doit être considérée comme « saine ».
Mais qu’est-ce que veut dire adapté au social? Savoir manier du couteau,
s’entraîner dans un club de boxe, gueuler haut et fort pour se faire respecter
quand on vit dans des quartiers difficiles ? Non. Par adaptation on entend une
définition limitée ; adapté ne
veut
en fait pas dire adapté au réel, dans une réponse juste et
intelligence à ce qui est, mais avoir une conduite
conforme
à ce que la société attend, de sorte que l’individu soit rangé
dans l’ordre social de manière satisfaisante. Qu’il ne perturbe rien.
Mais, ce faisant, nous ne tenons pas compte du vécu personnel. Et c’est là que nous entrons dans le propos de Maslow : si nous voulons comprendre la santé psychique, il faut prendre « pour but la croissance et l’accomplissement de l’être humain et viser le développement intégral des possibilités de l’homme, le libre accomplissement de sa structure intérieure plutôt que sa répression ». Tenons-nous le pour dit, l’essentiel a été formulé. Le concept d’adaptation, tel qu’il est employé dans l’opinion est négatif. Ce n’est pas qu’il soit dépourvu de sens, mais il est trop restrictif et il n’atteste nullement le fait positif par excellence de la santé psychique, l’épanouissement de la conscience de soi. Maslow a creusé la question toute sa vie. Il a même renoncé au concept de psychologie humaniste, trouvant qu’il était insuffisant pour cerner la réalisation de Soi. D’où sa préférence avouée pour son orientation dans la psychologie transpersonnelle.
Vu sous cet angle, le questionnement de la psychologie sur le monde change du tout au tout, il est très différent de la position freudienne. Il devient : « Comment favoriser le libre développement de la personnalité ? Quelles en sont les meilleures conditions éducatives, sexuelles, économiques, politiques ? Quel monde faut-il bâtir pour que des personnes saines s’y épanouissent ? Et quel monde vont-elles ensuite promouvoir ? Les malades sont les produits d’une culture pathogène. Une culture saine favorise la santé psychique ». La seule manière de bâtir un monde meilleur est d’améliorer la santé des individus. Tant que ce point ne sera pas assimilé, nous ne ferons que coller rustine après l’autre sur un pneu fragile qui est percé de toutes parts. L’art de coller des rustines s’appelle aujourd’hui la solution technique et il ignore complètement qu’à la racine nos problèmes sont d’abord et avant tout humains avant que d’être « techniques » et tant qu’ils ne sont pas résolus sur le plan psychique, ils produisent nécessairement du chaos. Le monde n’est que le reflet de nos pensées. Si elles sont chaotiques, alors nous produisons un monde chaotique. Se focaliser sur l’intégrité psychique de l’individu est essentiel et l’approche de la psychologie inaugurée par Maslow a ceci de particulier qu’elle cherche à redonner du pouvoir à chacun sur sa propre vie. Inversement ; si, avec Freud, nous nous focalisons sur le pathos ; nous nous mettons d’emblée en situation d’impuissance et de dépendance, car « il est très difficile de se guérir soi-même de ses pulsions pathologiques ou de ses obsessions ». Il est plus aisé d’exercer le pouvoir que nous avons en nous même et sur nous-même, en prenant notre vie en main, pour en faire un chemin de réalisation de soi. Choisir cette orientation est libérateur. Prenons le concept de surmoi chez Freud. Outre qu’il s’agit d’une fragmentation inutile du psychisme, alors qu’il n’est qu’un aspect de l’ego, le surmoi implique que l’idéal est à rechercher dans l’autorité parentale. « Freud suppose que le surmoi… est constitué par l’intériorisation des désirs, souhaits et idéaux du père et de la mère, quels qu’ils soient en eux-mêmes. Supposons que ce soient des criminels. Quel genre de conscience va avoir l’enfant ? Et dans le cas où le père est un moralisateur dénué de tout sens de l’humour, ou un psychopathe ? ».
C’est une
situation dont l’enfant en grandissant doit apprendre à se relever,
et
chacun de nous
doit
sortir du conditionnement reçu et ce n’est possible que par un
autre forme de conscience que celle qui est imprimée dans la
dépendance. Quelle forme de conscience ? Celle qui réside dans l’intériorité, la
conscience de soi qui émerge dans la perception
préconsciente « de notre propre
nature, de notre destinée, de nos capacités, de notre vocation ». « Elle demande
que nous acceptions notre nature intérieure, que nous ne la refusions pas par
faiblesse, par intérêt, ou pour toute autre raison. Celui qui est doué pour la
peinture et qui vend des chaussettes, celui qui est intelligent et qui mène une
vie stupide, celui qui sait la vérité et qui n’en dit rien, … tous ceux-là
perçoivent profondément qu’ils ne sont pas vrais avec eux-mêmes et
ils se méprisent eux-mêmes ». Et la conséquence de cette autopunition est une
névrose programmée. Ce qui veut dire qu’il faut se méfier des distinctions trop
faciles entre santé et maladie psychique, car dans ce cas c’est une sorte de
maladie de croissance pour l’intériorité qui est réprimée ; que saute les
blocages, et nous verrons ce que produit l’indignation véritable, le courage, le
respect de soi d’avoir –enfin – fait ce qu’il fallait, en s’autorisant à être
soi. Inversement, l’absence de symptômes apparents chez celui qui est très
« intégré » socialement ne veut pas dire qu’il n’y ait pas un déséquilibre
profond de la personnalité. « Parmi les nazis d’Auschwitz et de Dachau, lesquels
étaient en bonne santé ? Ceux qui avaient la conscience tranquille ou les
autres ? »
Donc, une fois encore, « l’adaptation ? » Les tenants de l’adaptation sociale parleront bien sûr de l’importance des « relations ». Mais « vie de relation avec qui ? Peut-être est-il meilleur pour un jeune de ne pas avoir de relation avec les snobs du voisinage ou avec le club local. Adaptation à quoi ? A une culture inférieure ? A des parents dominateurs ? Que faut-il penser d’un esclave bien adapté ? » Il n’y a pas de solutions toutes faites, chaque situation est différente. Il arrive souvent que les soi-disant « problème de personnalité » sont « une forte protestation contre l’écrasement psychologique et la répression de la vraie personnalité ». L’absence de protestation de la personne dite « bien intégrée » contre un environnement qui exerce une répression constante n’est pas forcément saine quand elle « se paie des années plus tard sous forme de symptômes névrotiques ». Des personnes qui « ne sauront jamais qu’il est merveilleux de laisser s’exprimer sa créativité, son sens esthétique et de vivre intensément ». Ou pour reprendre une expression que nous avons déjà employé, c’est mener une vie d’emprunt en non la sienne.
2) Est-ce à dire que la psychologie transpersonnelle milite pour une sorte d’engagement semblable à celui que prône l’existentialisme ? Le Livre de Maslow que nous venons citer date de la même époque. Ce type de psychologie se caractérise par sa capacité d’intégration d’éléments externes. Nous en avons vu le prolongement chez Ken Wilber. Maslow retient de l’existentialisme le concept d’identité, ainsi que la valeur d’une démarche phénoménologique fondée sur l’expérience personnelle. Il souligne la situation précaire de l’époque contemporaine, situation élevée jusqu’au tragique dans l’existentialisme, une époque caractérisée par « l’effondrement des valeurs extérieures à l’individu ». Mais, tandis que les existentialistes européens ont suivi la pensée de Nietzsche sur la mort du dieu moral, jusqu’à la mort de Marx ; les psychologues américains de leur côté ont suivi un chemin différent. Ils « ont appris que la démocratie politique et la prospérité économique n’apportent pas de réponse aux problèmes des valeurs fondamentales. Il n’y a alors pas d’autres solution que de se tourner vers l’intérieur, vers le soi comme lieu des valeurs ». D’où l’importance cruciale de la question de l’authenticité. L’authenticité implique que « chaque personne, par la force des choses, assume une relation nouvelle avec les autres et avec la société en général. L’homme est plus ce qu’il est. Il est plus que la culture à l’intérieur de laquelle il vit, il résiste à l’influence culturelle… Il devient de plus en plus membre de l’humanité et pas seulement un élément d’une groupe local ».
Il y a
cependant un certain nombre de critiques que nous pouvons déjà deviner. L’erreur
de certains existentialistes est qu’ils « insistent trop unilatéralement sur la
construction du moi par le moi » et pas assez sur le
dépassement du moi. (texte) D’où
l’importance de expériences verticales dans l’existence, expérience que Maslow
appelle « paroxystiques ». Nous ajouterions en général que l’existentialisme ne
comprend guère comment fonctionne l’ego et il ne voit pas que les constructions
mentales du moi ne font que maintenir sa structure. Ils se fait de l’ego une
idée toute spéculative, sans l’observer de près. Le moi résiste au
changement qui le propulserait au-dessus
de lui-même. Il ne veut pas changer du tout. Maslow note que la plupart des
problèmes psychologiques sont de l’ordre des résistances au
changement qui vont dans le sens de la
réalisation de soi. « La plus grande partie de ce que nous appelons actuellement
psychologie est constituée par l’étude des ruses que nous employons pour éviter
l’anxiété de la nouveauté en faisant croire que le futur ressemblera au passé ».
L’observation est profonde. Il est naïf de rechercher dans l’ego une puissance
capable de délivrer un épanouissement véritable. Nous avons vu que l’idée même
d’un « moi » accompli est une lubie. Mais que le moi puisse être le
véhicule
d’un
dépassement en direction de l’âme a du sens.
Sartre parle lui du « « moi comme un projet » qui est entièrement créé par des choix successifs (et arbitraires) de la personne elle-même, comme si elle pouvait se faire elle-même ce qu’elle a décidé d’être ». Maslow y voit une affirmation exagérée, en contradiction flagrante avec ce que la psychologie constitutionnelle nous apprend. Ce qui parle par contre à la psychologie transpersonnelle c’est l’insistance que l’existentialisme met sur « la dimension de sérieux et de profondeur de l’existence (ou le tragique de la vie) en opposition avec la légèreté de défense contre les problèmes ultimes posés par l’existence… Le tragique peut parfois être thérapeutique et la thérapie sembler souvent plus efficace lorsque les gens y ont été conduit par la souffrance. C’est quand la vie superficielle ne satisfait pas que l’on se pose la question et que l’on fait appel aux réalités profondes ». « L’attention portée par les existentialistes sur la personnalité authentique aide à démasquer cet aveuglement général, ce mode de vie fondée sur l‘illusion ». Par contre, la glose permanente de l’existentialisme sur l’angoisse, le goût grandiloquent pour le désespoir sont très suspects. Ce n’est rien d’autre qu’une posture égotique. Le désespoir n’est pas le signe d’un accomplissement, « la manifestation du désespoir à l’échelle mondiale apparaît parce que manque une source extérieure de valeur ». Cependant, il arrive parfois – bien que cela ne soit pas indispensable – que « la découverte de l’identité, à travers la souffrance d’abord », puisse « conduire à la force et à la joie ». Or le fait que les existentialistes « ne fassent mention d’aucune expérience exaltante, d’aucune expérience de joie ou d’extase, ou même de bonheur, conduit à supposer qu ces auteurs sont des gens qui n’ont jamais connu la joie ». Ils sont plutôt mal placés pour nous parler de l’accomplissement du potentiel humain, car la joie accompagne les plus hautes réalisations.
Commençons par une rectification liminaire : la fameuse « pyramide de Maslow »
que l’on trouve partout dans les livres de marketing n’existe nulle part dans
les oeuvres publiées par Maslow, c’est une reconstruction pédagogique des
commentateurs, avec toutes sortes de déformations à des fins managériales. Même
si l’image est parlante, en fait elle ne rend pas exactement l’idée d’une
hiérarchie des
besoins et des désirs,
surtout, elle est trop statique, elle va à l’encontre des thèses de Maslow sur
dynamisme psychique. Elle présente toutefois l’intérêt de mettre
l’accent sur la complexité humaine. Nous dirions le
corps, l’esprit
et l’âme ; mais depuis le niveau
prépersonnel le plus organique, en passant par le
plan mental personnel, jusqu’au plan
transpersonnel, il existe beaucoup de
niveaux, avec pour chacun une fonction propre qu’il ne faudrait pas mélanger à
d’autres et encore moins nier. Ce que Maslow explore c’est l’importance des
satisfactions propre à l'être humain dans toute leur variété et leur
richesse. Que peut-il y avoir de plus sain que de faire une expérience complète
de la vie dans les satisfactions qu’elle nous offre ? Pour rassembler les
notes
de Maslow, il vaut mieux pratiquer des distinctions entre plusieurs niveaux.
1) Les besoins organiques tout d’abord. Ceux qui ont trait à la survie physique. Ils sont normalement régulés par l’homéostasie. Nous avons vu que le besoin est lié à la tendance à la conservation de soi de la vie biologique. S’il est un instinct primordial, c’est bien celui qui nous attache à la vie, et c’est heureux, car il nous oblige à prendre soin du corps propre ; on peut dire qu’en retour le corps nous gratifie de satisfactions vitales. Le corps peut aussi parfois nous rappeler à l’ordre, non par des mots, mais par des sensations spécifiques. En effet, la privation d’un besoin se traduit par un état pénible ; respectivement : l’étouffement, la soif, la faim, la fatigue, le froid ; pour la privation de fonctions telles que respirer, boire, manger, dormir, avoir assez chaud etc. Nous avons évoqué les messages subliminaux du corps que nous ferions mieux d’écouter. Que les besoins se rattachent à la survie est une évidence que personne ne discute, et cela d’autant plus que nous avons plaçons notre identité dans le corps. Suivant le dicton : « ventre affamé n’a point d’oreille », il est compréhensible qu’une personne dont les besoins ne sont pas satisfaits, qui souffre de la privations, de faim, de la maladie, d’un air insalubre etc. ne peut décemment être libre pour des niveaux supérieurs de satisfaction. Du moins, sommes en droit de souligner que les besoins physiologiques élémentaires de tout être humain sur Terre devraient être assurés. Cela fait partie des Droits de l’Homme. Ce plan matériel est malheureusement aujourd’hui totalement conditionné par l’argent, devenu la seule voie d’accès possible à la satisfaction des besoins primaires.
2) Les besoins en rapport avec la sexualité. Une vie active, pleine d’énergie et une sexualité saine font partie de l’équilibre de l’être humain et bien sûr, cela fait partie des satisfaction de l’existence. Si on suit l’analyse de Freud, sur le plan le plus élémentaire, il faut croire que la libido fait du sujet un être émettant, comme le pseudopode de l’hydre, un produit urticant pour attraper une proie, l’autre comme objet. Comme l’opération est réciproque, elle est acceptable et sert à nourrir chez les partenaires un besoin qui procure une satisfaction. Mais ne soyons pas romantiques, il est d’abord lié inconsciemment au besoin de reproduction. Avec un degré de conscience plus élevé, la sexualité de besoin se transforme en désir. Chez un être humain accompli, la « sexualité peut être la source d’un plaisir extrême, plus intense que pour un individu moyen, tout en ne jouant pas un rôle prépondérant dans leur philosophie de la vie ».
3) Les besoins sociaux de protection et de sécurité. Celui d’un abri et d’un confort matériel : « sécurité, stabilité, dépendance, protection, libération de la peur, de l’anxiété et du chaos, besoin d’une structure, de l’ordre, de la loi et de limites, sentiment de force parce qu’on a un défenseur, etc. » C’est l’étage du vital qui cherche peu à peu à s’affirmer dans un pouvoir sur le plan matériel. En raisonnant à l’inverse, ce qu’il faut retenir, c’est qu’il ne peut y avoir de satisfaction à ne faire que survivre dans le monde sans pouvoir vivre véritablement. Indéniablement il y a une vraie satisfaction à vivre en se sentant en sécurité, dans un monde ordonné, libre de la peur.
4) Le
désir de reconnaissance et ses
différentes formes est lié à ce que Maslow nomme le
besoin d’appartenance
à un groupe : peur de la solitude, l’appétit
de rencontres, de relations d’attachement
au sens exact, Maslow y revient, d’être accepté dans un clan. D’avoir des
conversations avec d’autres, même si ce ne sont pas encore de vrais échanges. Si
l’homme y trouve une satisfaction, il y rencontre aussi la dépendance. « L’homme
qui a besoin de combler un manque est beaucoup plus dépendant des autres que
celui qui est motivé principalement par le désir de développement… Cette
dépendance colore et limite les relations interpersonnelle ».
5) Le désir de partager avec d’autres au niveau du cœur : les sentiments, les émotions, la satisfaction de recueillir l’estime des autres et de vivre dans la relation bref le besoin d’amour qui est à distinguer nettement du besoin d’appartenance. Ici nous sommes au-dessus des relations fondées sur l‘utilité, mais sur « une perception de l’autre, vraiment désintéressée, exempte de désir, objective, devient possible lorsque que l’on n’a pas besoin d’une objet procuré par l’autre et lorsqu’on a pas besoin de l’autre ». A ce niveau, le regard change, «l’approbation, l’admiration et l’amour sont alors basés moins sur la gratitude pour un « service » rendu que sur les qualités intrinsèques de la personne ».
6) Le désir de grandir dans l’estime de soi et la confiance en soi. Le sentiment d’être utile, d’avoir de la valeur : tout l’ordre des désirs qui servent le développement de l’autonomie, qui mènent à la maturation des aptitudes intuitives. Il s’agit ici pour l’individu de se constituer un ego plus signifiant qui sera renforcé au contact d’autrui pour développer un sens de la valeur personnelle. Ce point est habituellement négligé quand on ne regarde que la production objective, mais il faut noter qu’il y a une grande satisfaction à développer une compétence, comme apprendre un instrument de musique, à réaliser une performance. L’individu tente par là de définir son utilité dans le monde, il développe et renforce un ego suffisant pour se donner toute l’assurance dont il a besoin dans la vie. L’individu, en souci de sa valeur personnelle, croit que pour être lui-même, il doit renforcer son ego par rapport à d’autres.
7) Le
désir de réalisation de Soi.
Ou désir d’épanouissement, de dépassement, de développement de la créativité,
des connaissances et des valeurs est encore au-dessus et différent, parce qu’il
n’est plus excentré, mais porté par un sens de l’auto-référence. « De telles
personnes deviennent de plus en plus autonomes et indépendante. Elles sont
déterminées d’abord par des motifs intérieurs et non par des influences de
l’environnement ou de la société, c’est-à-dire par les lois de leur propre
nature, leurs capacités et possibilités, leur talents, leur ressources latentes,
leurs énergies créatrices, leur besoin de se connaître elle-même et de devenir
de plus en plus intégrées et unifiées, de plus en plus conscience de ce qu’elles
sont réellement, de ce qu’elles veulent réellement, de ce qui est leur
vocation ». C’est le point focal de l’analyse de Maslow et ce sur quoi il
insiste le plus longuement. Il a très clairement élaboré la gradation
prépersonnel-personnel-transpersonnel, quand il
s’agit de réalisation du Soi, il faut très clairement comprendre « au-delà de la
constitution d’un ego ». C’est ce qui permet de comprendre la conscience-témoin.
A une personne en voie de réalisation de soi dit Maslow, il « est possible de
prendre… une attitude qui n’évalue pas, ne juge pas, n’intervient pas, ne
condamne pas, d’être à leur endroit sans choix et sans désir. Cela permet une
appréhension beaucoup plus pertinente et une compréhension bien plus réelle ».
2) Encore une fois, Maslow n’a pas proposé cette image de la pyramide, c’est une reconstruction postérieure qui souffre d’inconvénients rédhibitoires. Elle donne à penser qu’il y a un chemin (très difficile) à gravir la pyramide pour « atteindre » quelque chose (il faudra beaucoup de temps), le « soi » (le bonheur). Cela n’a aucun sens. Il est impossible « d’atteindre » ce que je suis, je suis déjà ce que je suis, ce n’est que par inattention et par inconscience que je m’éloigne de la Vie qui est en moi. Je ne peux vivre délibérément, qu’en étant davantage conscient, davantage dans la coïncidence avec Soi, au lieu de m’égarer sans cesse dans le monde.
Plus grave, et la chose
est bien calculée, ce qui est donné à entendre dans le marketing avec cette
histoire de pyramide des besoins, c’est que les niveaux de satisfaction
supérieurs dépendent de la satisfaction des niveaux inférieurs. Allez
remplir votre caddie, la vie spirituelle, on y pensera pour plus tard ! A ce
compte, à force de vouloir « assurer » aux niveaux élémentaire, nous restons
coincés au rez-de-chaussée, au niveau du local des poubelles et nous ne visitons
jamais les étages supérieurs de nous-même. Et comme les étages inférieurs
doivent s’alimenter par la consommation, la recommandation
devient : « soyons d’abord un consommateur efficace »… et le reste viendra
après
(!) seulement si nous pouvons satisfaire nos besoins de base. (En fait,
le reste ne viendra jamais et la plupart des humains resteront souvent au niveau du
local poubelles). Et les gens adoptent ce point de vue avec une naïveté
confondante, car il est en permanence répété ou suggéré. Il finissent par croire
qu’il suffit « d’assurer » au niveau 1, 2, 3 pour être « heureux ». Ce qui ne
marche jamais, car un être humain accompli l’est dans ce qui est sa dimension la
plus centrale, dans une expansion de conscience continue et dynamique.
D’ailleurs, arrivé à un certain âge nous comprenons qu’il s’agit avant tout de vivre la
vie pleinement. En prenant des risques. Un peu de sens de
l’observation montrera que les êtres humains les plus créatifs ne sont pas ceux
qui ont été dorlotés dans le confort. Ils ont souvent été dans la
Passion
indifférents au niveaux 1, 2, 3. Certaines personnalités ont un désir de
réalisation si puissant, qu’il n’y a même plus satisfaction des besoins
physiologiques : Marie Curie trouvée plusieurs fois inanimée par manque de
nutrition dans ses études de médecine. Et combien d’artistes travailleurs
acharnés ? Combien de personnes dévouées au service d’autrui ne comptant plus
leur temps ni même leur sommeil ? Mieux, si on prend l’exemple du
SDF, on
s’attendrait à ce qu’il confirme massivement le concept pyramidal, mais si nous
y regardons de plus près, qu’est-ce qui est le plus dramatique pour un être
humain qui vit dans la misère ? La réponse du SDF est : se sentir rejeté hors de
la communauté humaine, se sentir moins que rien sous le regard des autres, pas
humain. En fait les niveaux 4, 5, ont une énorme importance ! Si un être
humain se sent soutenu, reconnu, s’il trouve la chaleur humaine dont il a
besoin, il retrouve du sens, à côté, la maigre pitance, le fait de dormir sous
un pont devient presque… supportable.
Et il y a le cas stupéfiant des mystiques, l’amour de Dieu est, comme le dit Simone Weil, dans Attente de Dieu, est la Passion des passions, une Passion si brûlante qu’elle peut effacer tout autre besoin. Et il serait ridicule d’imaginer une sorte d’échelle à travers les degrés précédents pour y conduire. C’est faux et nous avons beaucoup de contre-exemples. Maslow a lu de près William James, Les Variétés de l’Expérience religieuse, et il a consacré des pages et des pages à la réalisation de Soi. Bien sûr, on pourra toujours convoquer Aristote pour dire que pour se livrer à la contemplation philosophique, il faut du loisir, du confort même, ce qui n’est qu’une moitié de vérité, la moitié bourgeoise. Mais le fait d’avoir le pain, le couvert, le confort assuré ne vous disposera nullement à philosopher. Le plus souvent qu’observons-nous ? Un homme qui reste dans sa zone de confort va s'endormir, c’est quand il va un peu au-delà qu’il se sent vivre, que ses sens et son intelligence s’éveillent. Paradoxe de Sartre : jamais on ne s’est sentir plus libre… que sous l’occupation !
Bref, il est légitime de parler d’une hiérarchie des aspirations humaines depuis le plan prépersonnel, vers l’accomplissement personnel et la réalisation transpersonnelle, mais en gardant à l’esprit que le devenir du sujet humain n’est pas un scénario linéaire au sens d’une gradation avec des étapes obligées.
Il y a des tours et des détours dans l’aventure humaine. Des facettes à découvrir et une exploration de soi à conduire. Étrangement, un besoin de trouver encore et encore une satisfaction jusque là inconnue. « La réalisation de soi est individuelle car chaque personne est différente des autres ». Nous avons dit ailleurs qu’il est difficile de porter un jugement dans la mesure où à un moment donné de l’existence un être humain a parfois besoin de vivre jusqu’au bout une expérience pour dégager le fruit dans sa maturation personnelle et les expériences sont d’ordres si différents qu’elles sont incomparables. Elles sont juste ce qu’elles sont pour la personne qui les vit, avant qu’elle ne puisse passer à autre chose et de faire une autre expérience : une expérience d’elle-même en définitive.
Il n’empêche
qu’il existe bel et bien des différences entre les niveaux et Maslow et
sur le détail de ces différences Maslow est particulièrement pertinent. Il
remarque que les besoins de sécurité, de propriété, de relation, de
considération, ne pouvant être satisfaits que par les autres, mettent l’individu
dans un état de dépendance à l’égard du monde
extérieur. Et « on ne peut pas dire qu’une personne qui se trouve dans cette
situation de dépendance qu’elle se
gouverne elle-même
et qu’elle contrôle son propre destin. Elle est dépendante des
personnes qui lui fournissent la
réponse à ses besoins. Leurs désirs, leurs caprices, leurs règles et leurs lois
la gouverne et elle doit s’y soumettre à moins de risquer de perdre la source de
ses satisfactions. Elle doit être, dans une certaine mesure, dirigées par
les autres et doit être sensible à l’approbation des autres ». En raison
de cette situation de demande, le registre du wanting, il y a
simultanément un registre du fearing, la peur de manquer et ce
« type de dépendance anxieuse peut aussi engendrer une certaine
hostilité ». A
la différence, une personne pour qui le centre de gravité de l’existence est
placé plus haut, « est beaucoup moins dépendante, beaucoup moins attachée, bien
plus autonome et libre ». Et nous arrivons alors à un pivot. « Loin d’avoir
besoin des autres, l’individu motivé par la croissance peut être gêné par eux ».
Maslow souligne que le chemin de la réalisation de soi va avec une certaine
« prédilection pour la solitude, l’indépendance, la
méditation ». « De telles
personnes deviennent plus autonomes et indépendantes. Elle sont déterminées
d’abord par des motifs intérieurs et non par des influences de l’environnement
ou de la société ; c’est-à-dire par les lois de leur
propre nature, leurs
capacités et possibilités, leurs talents, leurs ressources latentes, leur
énergie créatrice, leur besoin de se connaître elles-mêmes et de devenir plus
conscientes de ce qu’elles sont réellement, de ce qu’elles veulent
réellement, de ce qui est leur vocation ou leur destin ». On croirait presque
lire du Emerson ou
Thoreau, les figures de proue du
Transcendantalisme américain. Ou
encore du Nietzsche stimulé par la lecture d’Emerson.
Ce qui est particulièrement subtil chez Maslow, c’est qu’il a saisi – comme le souligne Wilber – la différence entre le repli égotique prépersonnel et le dépassement transpersonnel. Une personne sur le chemin de la réalisation de soi étant moins dépendante des autres, est « moins ambivalente à leur égard, moins anxieuse et aussi moins hostile, moins avide de leur bienveillance et de leur affection. Elles sont moins affamée d’honneur, de prestige, de récompenses ». Bref, plus ouvertes. Et l’on voit alors très bien que le schéma habituel de la motivation stimulus-récompense ne fonctionne plus à ce niveau, comme il pouvait fonctionner aux niveaux inférieurs. Il « devient ridicule et insoutenable si l’on envisage la situation de personnes engagées dans la réalisation de soi ».
Il est donc possible de jeter un regard plus englobant pour envelopper la complexité et la diversité des motivations humaines. Si nous avons des motivations si différentes, c’est bien sûr d’'une part parce que nous sommes différents les uns des autres de part notre histoire personnelle, notre cheminement individuel etc. mais d’autre part, il y a aussi autant de formes de motivations que de niveaux à partir desquels elles apparaissent. Maslow essaie de donner à la psychologie une unité en situant chacun des apports des théoriciens qui lui ont apporté une contribution là où il faudrait la situer dans la hiérarchie des besoins de l’être humain. Ce n’est pas encore la tentative magistrale de Ken Wilber de penser une psychologie intégrale, mais avec Maslow nous sommes sur le chemin d’un renouvellement du paradigme de la psychologie.
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© Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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