Première croyance portée par la conscience commune : la souffrance dans le désir tiendrait seulement à son issue comme échec ou déception. Mais qui est encore assez crédule pour ne pas voir qu’il y a souffrance non pas dans le terme du désir, mais dans le processus même du désir ? Tant que le désir nous hante, nous vivons insatisfait, avec un creux au ventre et un vague à l’âme ; malheureux, plongé dans une sorte d’errance dont nous ne pouvons échapper que par quelques compensations ou dérivatifs. La vérité, c’est que nous sommes incapables d’éteindre ce feu qui nous ronge. Et comme cet état est constant, la poursuite de compensations pour palier à la frustration du désir absorbe une énorme quantité d’énergie chez la plupart des êtres humains.
Seconde croyance commune : il y aurait, dans la satisfaction future du désir la promesse « d’atteindre le bonheur » ! Au lieu de quoi chacun peut observer que, même lorsque qu’un désir se réalise, la satisfaction est de très courte durée. C’est même un attrape-nigaud, car ce qui ne cesse de renaître et de se multiplier, c’est la poursuite des désirs, de sorte que ce « bonheur » prétendu est toujours repoussé à plus tard et n’arrive en définitive jamais.
Rousseau se trompe en disant que l’homme qui ne désire plus rien est le plus malheureux des hommes. C’est tout le contraire. N’est-ce pas précisément laisser une opportunité au bonheur que d’arrêter de le chercher dans nos désirs? C'est seulement quand l’esprit se met au repos dans l’instant, sans le moindre irritation du désir qu’il connaît la paix. N’y a-t-il pas nécessairement de la souffrance dans le processus du désir ? Si nous cherchons à satisfaire nos désirs, n’est-ce pas surtout… pour nous en débarrasser ? Ou bien, le problème ne tient-il pas à la position de la conscience qui accompagne le désir ? Peut-on à la fois désirer et ne pas pour autant se perdre dans ses désirs ?
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Il est important de voir la relation entre la souffrance et le désir nous déniaiser à l’égard de ces inepties que l’on trouve dans la publicité et le cinéma. Faut-il regarder le désir comme un petit caprice que l’on doit stimuler et encourager chez le consommateur ? Il lui faudra ressentir juste ce qu’il faut de frustration pour qu’il trouve ensuite le plaisir voluptueux de "profiter" de la satisfaction. On lui passera ses caprices… comme aux enfants et il pourra croire que le bonheur, c’est de "profiter". Cependant, même pour le gosse de riche, quand il faut trépigner, hurler et faire une crise pour obtenir un jouet ou un bonbon, ce n’est pas très agréable. C’est même très pénible. Si nous y regardons de plus près, nous verrions que le désir, loin d’être un caprice, est plutôt comme une irritation, une démangeaison continuelle qui attend un baume calmant pour être soulagée.
1) Examinons la souffrance du désir. Comment naît un désir ? Si nous n’allons pas tout de suite chercher du côté du subconscient, nous pouvons au moins observer que cette naissance vient suite à une sensation. Au niveau de la simple sensation, il existe une jouissance pure qui est indépendante du désir. Il y a un plaisir de regarder une belle voiture, rutilante et très bien dessinée ; un plaisir d’admirer une demeure magnifique et bien entretenue. Il y a un plaisir de croiser le visage d’une jeune fille d’une remarquable beauté ; un plaisir à admirer depuis les coteaux la vallée et lac qui se trouve en dessous etc. Nous pourrions très bien en rester là et ce serait un plaisir esthétique (texte) d’une rare qualité.
Mais une pensée surgit dans l’esprit : « j’aimerais l’avoir à moi ». « J’aimerais la posséder rien que pour moi ». Là, ce n’est plus la pure jouissance des sens, c’est le désir et dès qu’il apparaît commence toute une ronde de tourments. « Je n’aurais jamais assez d’argent… pour me payer une voiture pareille ». « Il n’y a que des gens fortunés… qui puisse se payer une demeure aussi luxueuse ». « Une aussi jolie femme… elle va me rejeter et se moquer de moi ». « Ce paysage, j’aimerais le posséder tout entier pour moi… mais il faudrait acheter toute la surface boisée et c’est impossible ». Cette ronde de pensées qui surgit contient la recherche du plaisir et invariablement, doit envelopper aussi son contraire, la douleur. Mais l’ego veut le plaisir sans la douleur. Je voudrais que le plaisir soit constant et je refuse la douleur que je cherche à écarter, problème : « pour me débarrasser de la douleur, il faut aussi que je me débarrasse du plaisir ; il n’est pas possible de les séparer, ils ne font qu’un ». Je suis pris entre le mouvement du désir d’un côté et la peur de l’autre et c’est alors au milieu de cette dualité que j’éprouve à quel point il y a un moi en rivalité avec d’autres moi, moi en lutte contre le monde, un moi en lutte pour la satisfaction de ses désirs. L’ego est le rouet de mes désirs. C’est lui qui dans mes pensées inspire l’envie, c’est lui qui nourrit l’avidité, qui alimente l’appétit sexuel et ainsi de suite, parce qu’à travers la pensée, il introduit le temps psychologique. En fait, « la durée tient au plaisir que me procure la pensée de ce désir », ce plaisir dans la pensée qui implique le temps, n’est pas du tout le plaisir actuel de la sensation, c’est tout au fait autre chose, c’est un fantasme. Une fois que nous sommes identifiés au fantasme, nous sommes comme ...
Alors toujours, en sourdine, ronronnent ces pensées : « ah ! si j’avais cela !... je me sentirais enfin complet… enfin heureux »… « Hélas, je ne suis que ce que je suis, vide, seul et manquant de tout… Et c’est douloureux que d’exister avec un vide. C’est être malheureux que d’être en permanence harcelé par la pensée qu’il y a tant de choses à posséder et que je n’ai pas et que je n’aurais jamais. C’est désespérant. Surtout et avant tout par comparaison avec ceux qui possèdent davantage que moi. C’est humiliant de sentir que l’on est moins que rien, tandis que d’autres peuvent se pavaner dans un jardin d’Eden, avec au bras une femme trophée et posséder toutes les richesses de la Terre. Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi la vie m’a-t-elle fait çà ? Ah l’envie, le mépris et la haine !... Le monde n’est pas juste. S’il y a un Dieu là, il ne mérite pas qu’on le prie, il est cruel. Il ne me donne jamais ce que je désire… Il me faut lutter en permanence et pour avoir quoi ? Presque rien etc. »… Nous pourrions indéfiniment prolonger la prosopopée de la souffrance du désir et nous sommes tous capables d’alimenter cette complainte. Cela fait partie des histoires que l’ego se raconte dans lesquelles il place son identité.
2) Le philosophe qui a été le plus attentif à cette souffrance du désir, c’est assurément Arthur Schopenhauer qui lui consacre de longues analyses dans Le Monde comme Volonté de Représentation. Quand la souffrance vient-elle à se manifester ? Quand l’effort de la volonté est « arrêtée par quelque obstacle dressé entre elle et son but du moment : voilà la souffrance ». (texte) Inversement, quand la volonté « atteint ce but, c’est la satisfaction ». Nous avons montré précédemment que la volonté et l’ego ne sont qu’une seule et même chose. L’unité de la volonté est l’unité du moi. C’est en elle, et donc dans l’ego, que se rassemble la diversité apparente des désirs. Nous savons aussi que : « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait ». (texte) L’ego ne sait rien de la vérité du manque, crucifié par ses désirs, il en devient la passive épreuve. Ne pourrions-nous pas tracer le devenir du moi dans la poursuite indéfinie de ses désirs ? Le malheur, c’est que, ne vivant que dans le temps psychologique, le moi cherche aussi quelque chose qui soit durable. « Or nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons donc le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance, pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance ». Si le désir est insatiable, (texte) c’est que le manque dont il procède ne cesse de se répliquer dans l’illusion qu’il y aurait, là-bas, dans un ailleurs et un autrement, dans un nouveau désir, un objet capable de le combler. Ce qui ne se produit jamais bien sûr, car il n’est rien de permanent dans le monde relatif, et la satisfaction n’est jamais que provisoire. « Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur ». Par conséquent, « la satisfaction, le bonheur, comme l’appelle les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif ». (texte) « Avec la satisfaction cesse le désir et par conséquent la jouissance aussi », mais « la satisfaction, le contentement, ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
1. Le problème de la souffrance du désir n'est-il pas seulement un problème d'identification du sujet à ses désirs?
2. Peut-on nécessairement tirer un enseignement de la souffrance engendré par le désir?
3. En quel sens peut-on dire que le moi désire souffrir?
4. Pourquoi croyons-nous que la vie prendrait fin si nous cessions de nous projeter dans des désirs?
5. Dans bien des traditions de l'humanité, il est dit que la Création a jaillit du désir, mais faut-il dans ce cas prendre le mot "désir" dans son sens habituel?
6. Quelle différence marquer entre le désir d'être et la volonté de la publicité à produire chez le consommateur "le désir des désirs"?
7. Qu'est-ce que la maturité du désir?
© Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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