Les nouveautés
techniques ont depuis toujours apporté avec elles des bouleversements et
soulevé un enthousiasme qui n’a que bien peu de rapport avec une appréciation
claire, distanciée, mesurée de leur effet réel. S’agissant d’Internet c’est peu
de dire que nous manquons de distance. Nous y sommes tous complètement scotchés
et engloutis que nous n’avons plus de recul pour comprendre. C’est presque comme
s’il fallait n’écouter que les réfractaires qui refusent d’y jeter un œil pour
entendre un discours différent de la rhétorique dégoulinante
de
superlatifs que l’on entend d’ordinaire.
Il est important de cerner le phénomène Internet car, tel l’éclairage électrique envahissant les villes au siècle dernier pour ne plus laisser de recoin obscur, Internet est présent absolument partout et il n’est pas un seul secteur de la vie sociale où son incidence ne soit pas marquée. Une véritable révolution technique dit-on. Oui. L’expression est méritée et la révolution est d’une ampleur colossale. L’image de la toile que nous utilisons est assez parlante. C’est l’araignée qui tisse sa toile à partir d’elle-même. Les fils vont d’un objet à un autre, l’araignée les multiplie et au bout d’un moment il n’y a plus gère d’espace où puisse circuler la moindre bestiole sans y être accrochée. Rapprochement curieux : c’est exactement la même métaphore que nous avions utilisé dans un cours précédent pour désigner l’empire de l’ego sous la forme de l’attachement, chacun des fils désignant un lien de pouvoir (mieux peut être un croc) où s’exprime l’appartenance, la volonté de puissance de l’ego dans la conquête de son monde. Internet fonctionne-t-il comme une sorte de super-ego collectif prédateur en définitive d’une individualité et d’une pensée libre?
Ou bien faut-il surtout percevoir les liens comme des passerelles de connaissance, comme l’opportunité de tout relier en étant épaulé par une vase organisation qui s’auto développe dans la communication? Comment comprendre l’enjeu d’Internet entre échange d’informations et trafic de pouvoir ? Alors que tout le monde nous parle abondamment de marché, d’information, de pensée globale, nous allons dans cette leçon essayer de dresser un portrait d’Internet qui prenne en compte une dimension quelque peu oubliée, celle de l’esprit.
* *
*
Il est dangereux de lancer dans une discussion sur un sujet sans avoir clairement à l’esprit ce que nous désignons comme son objet ; il n’est pas possible de faire l’économie au début de quelques définitions sans quoi on reste dans le vague des abstractions. Ce qui donne le vague de l’argumentation. Nous avons par exemple vu précédemment tout l’intérêt de définir clairement ce que nous devons entendre clairement par machine pour ensuite être à même de comprendre le paradigme mécaniste. Il en est de même avec Internet, il faut avoir l’animal sous les yeux pour en parler avec un peu de pertinence et au moins poser des questions justes. Cela va peut être de soi pour les spécialistes, mais en fait la plupart des gens entretiennent des idées fausses sur la nature d’Internet.
1)
Dans les années 1960, en pleine guerre froide, les militaires du Pentagone se
demandaient comment il serait possible de protéger l’appareil d’État face à la
menace d’une attaque nucléaire soviétique. Le point sensible était le centre de
commande. Ils se disaient que s’il était situé en un seul point névralgique, il
suffirait que les soviétiques y pointent leurs têtes nucléaires pour que le pays
soit entièrement paralysé et que le commandement soit défait. La solution
proposée en 1964 par Paul Baran était de construire un réseau qui n’aurait aucun
centre, de sorte que si un de ses nodes, de ses nœuds, était
détruit, le réseau
pourrait tout de même résister et rester fonctionnel,
l’information circulant alors différemment, en passant par d’autres nœuds,
déjouant ainsi toute tentative de l’ennemis de paralyser l’information vitale
dans un conflit. C’est donc à une agence du ministère américain de la Défense,
l'Advanced Research Projects Agency, l’Arpa, qu’a été confié le
financement et la mise en place progressive de ce réseau décentralisé. Il devait
relier les chercheurs des universités, de l'industrie et du ministère de la
Défense.
Le
projet d’ArpaNet est né en 1969 et il était au début constitué d’une toile assez
légère, car ne comportant que quatre nœuds, trois en Californie et un à Salt
Lake City. Au commencement de cette affaire, il s’agissait d’échanger des
paquets de données pour ensuite les traiter sur des ordinateurs ; mais très
vite, dans les années 70, les bricoleurs branchés sur l’Arpanet se sont mis à
détourner le réseau à des fins plus personnelles pour échanger des travaux, des
conseils, des affaires personnelles, jusqu’aux dernières blagues sur le
président en fonction, Richard Nixon. En 1972, c’est la première liste de
diffusion électronique (sur la science fiction). Évidemment, justement en raison
de cet aspect ludique, les Universités américaines se sont rapidement reliées au
réseau, chacune fabriquant un nouveau nœud et en profitant pour mettre à
disposition ses propres contenus dans un répertoire.
Progressivement Arpa (doc) perdait le contrôle et les fins du projet étaient oubliées ou plutôt dépassées par d’autres plus ouvertes qui se surimposaient au projet initial. Logiquement, Arpanet finit en 1983 par se détacher du reste du réseau qui deviendra alors Internet, International Network ou Interconnected Network. L’armée passait la main à la National Science Foundation qui allait se consacrer au financement du blackbone, de la moelle épinière du réseau, « l’os central » du système en quelque sorte. La suite est connue et elle appartient à l’histoire : une expansion fulgurante, une pléiade d’autres agences, comme la Nasa, les agences de recherche, les entreprises de communication etc. vont brancher leur propre réseau de communication interne au nouveau réseau en développement croissant. Le système fondé sur un répertoire FTP (File Transfer Protocol) était encore assez obscur pour un usage aisé de la part d’un visiteur qui n’était pas rompu à la technicité du réseau. La surcouche apportée dans les années 1990 d’un système de consultation très facile, le World Wide Web (WWW) a apporté la révolution technique qui allait faire basculer l’usage d’Internet dans le domaine de Monsieur tout le monde. Porté par un browser, un navigateur, le grand public pouvait s’emparer du Net. Vu l’expansion colossale de l’information, les systèmes d’indexation, d’archivage, ont vu le jour, faisant la fortune de certaines sociétés. On inventait les moteurs de recherche. Pendant le même temps la vitesse de transmission des paquets d’information augmentait, les modems qui font le lien entre un ordinateur de consultation et le réseau, devenaient plus rapides. Sans cette augmentation du débit, il n’y aurait jamais eu d’expansion d’Internet. Autre difficulté qu’avait connu le téléphone auparavant : pour chaque utilisateur il faut un numéro et quand le nombre d’utilisateurs augmente, les 6 chiffres ne suffisent plus, on passe à 8. Idem avec Internet, avec des millions de sites Web et des milliards d’utilisateurs, le protocole IP a dû suivre en augmentant le nombre d’adresses possibles (en IP version 6 on arrive à 2128 !).
On peut donc parler à juste titre de phénomène Internet, comme étant typiquement un phénomène technique et cela en deux sens. Primo, Internet partage une caractéristique que l’on rencontre dans une multitude d’inventions techniques : le fait que sa provenance soit liée à des motivations militaires. Secondo, le fait qu’Internet se soit développé de manière phénoménale, tel un flot qui ne cesse de grandir et devient un raz-de-marée emportant tout sur son passage ; ou encore, tel une locomotive lancée à toute vapeur et que plus rien ne peut arrêter. Ce que l’on dit du progrès technique en général quand on voit qu’il s’agit clairement d’un processus en auto-développement. Les deux cas sont différents, mais ils impliquent une forme de pouvoir.
2) Procédons maintenant par distinctions (Je condense ici des
éléments empruntés à Benjamin Bayart
avec
quelques ajouts). Internet est donc un réseau, mais il n’est pas le seul, ni le
premier, ni le concept qui en pose la
notion.
On pourrait encore aller bien plus loin, en amont de la technique humaine, si
nous cherchons comment l’information se communique dans le vivant et entre les
vivants, entre les vivants et la planète Terre et quel rôle elle joue dans la
structuration des formes dans l’univers matériel. L’univers
tout entier est en réseau, il cohère avec lui-même. Le
vivant sensifie en permanence, l’Univers
est informatif ; Internet n’a rien
inventé, il a dupliqué technologiquement le concept d’une trame d’intelligence
qui est déjà dans la Nature.
Continuons. Internet est un réseau. Avant Internet
en France nous avions le minitel qui fonctionnait en
commutation de circuits (36 15… quelque chose) pour un service, il fallait se
déconnecter et se reconnecter à un autre 36 15. A la différence, Internet
commute des paquets de data, de données. Ces
paquets sont des contenus très variés (du texte, des images, de la voix, de la
vidéo etc.). Le réseau fait suivre les paquets, parfois il en perd des bouts,
mais la grande différence, c’est que contrairement aux anciens réseaux, il
permet de faire plusieurs choses à la fois. Ce qui n’est
pas
possible dans une commutation de circuits. Internet est aussi un réseau
passif, à la différence des réseaux à l’ancienne qui étaient actifs,
centralisés et contrôlés par un superviseur, type réseau de chemin de fer de la
SNCF. Internet est a-centralisé, cela veut dire qu’il forme un patchwork
de réseaux indépendants (plus de 40.000) qui se servent du même protocole
et s’entendent pour ne jamais utiliser simultanément la même adresse.
Donc pas de centre. On ne peut pas dire tout à fait qu’il est hors
contrôle, puisque chacun des sous réseaux peut faire ce qu’il veut sur les
données qui le traversent vers tel ou tel point ; cependant, le fait notable, et
d’une immense importance demeure, il n’y a pas de centralisation. C’est
là depuis le début et c’est justement ce qui fait la force et la résistance du
système. Ce qui veut dire par exemple que si dans la toile on fait une coupure
en deux, il y aura alors deux Internet, mais… qui ne se parlent plus, tout en
restant vivants chacun de leur côté. Cela arrive avec la
censure d’un État et cela peut aussi se produire par accident. Mettons des
câbles sous-marins qui cassent dans un séisme. Donc les seuls points d’entente
des 40.000 réseaux sont l’usage du protocole IP qu’ils ne vont pas changer et la
gestion d’un stock d’adresses reçu de l’organisme qui gère toutes les IP. Un peu
comme les numéros de téléphones. Et là non plus ils ne vont rien changer. En
fait le réseau fonctionne justement quand personne n’intervient pour modifier
quoique que ce soit, car si chacun voulait bricoler dans son coin « son »
Internet, il se mettrait immédiatement hors jeu du réseau global. Internet est
donc de ce fait extrêmement résistant, parce que sa base protocolaire est
très simple. Il n’y a qu’un seul service centralisé c’est le service de
nommage, les DNS et il pourrait être décentralisés.
Enfin, pour finir, Internet n’est pas un réseau de diffusion comme l’est le réseau de radio ou la télévision qui émet un contenu par des antennes et l’envoie vers un récepteur avec une autre antenne, à sens unique, ce qui est typique de l’information mainstream en général. Mais Internet permet de faire de la diffusion. Internet n’est pas non plus un réseau de communication comme celui du téléphone (à deux en conférence à trois, quatre). Mais Internet permet aussi de faire de la communication de ce type, mais il est visiblement plus que cela. De même, ce n’est pas non plus un média : comme tel ou tel journaux sont des média. On ne peut donc pas comparer d’un côté ce que dit « Le Monde » ou "le Point" et ce que dit « Internet ». C’est idiot. Internet est un outil permettant de relier toutes sortes de contenus à des personnes qui vont les consulter et éventuellement en envoyer aussi : cela va de la diffusion de milliers de journaux, en passant par des messages mails, des tweet, du téléphone, des chats et tout ce que l’on veut et même que l’on pourra encore imaginer dans le futur. Cette polyvalence d’Internet lui donne un statut très particulier d’une ouverture sociale de très grande ampleur. C’est ce qui est assez délicat à cerner. Nous qui sommes nés avec la voiture, nous avons un peu de mal à cerner ce que pouvait être la vie sans. Il y a toutes sortes d’implications qui jaillissent dans cette relation, des expériences humaines, un mode de vie. Il faut tenter la même réflexion avec Internet et comprendre les implications d’une immersion depuis l’enfance dans Internet et saisir le déroulement des conséquences.
D’un point de vue philosophique il y a dans le phénomène Internet une caractéristique qui fait mouche. Un pouvoir sans hiérarchie, ni centre, un pouvoir dans lequel chacun est doué d’une autonomie, mais demeure en relation avec tous, cela s’appelle l’anarchie. Si on comprend bien le terme, au-delà des caricatures, l’anarchie n’est pas un régime politique parmi d’autres, an est un privatif, arkhé, c’est le pouvoir, donc anarchie veut dire « non pouvoir », qui refuse les régimes politiques. Pourquoi ? Les régimes politiques instaurent un pouvoir centralisé et pyramidal ; tandis que l’anarchie au sens positif de l’idée, laisse le pouvoir entre les mains de chacun et place sa confiance dans la capacité d’auto-organisation des communautés humaines. On comprend dès lors pourquoi la demande de l’armée a du émoustiller les geek de l’époque, tendance anar, qui ont du se frotter les mains car dès le début, le concept même d’Internet était anarchiste, il n’en fallait donc pas de beaucoup pour qu’il soit détourné vers un usage grand public pour révéler sa véritable nature échappant par là très vite au contrôle. Le paradoxe c’est que ce soit l’armée (pouvoir archi centralisé, hiérarchisé, pyramidal) qui ait mis en œuvre un dispositif qui est dans son essence tout le contraire, anti-étatique au possible. Pour la même raison, le pouvoir politique, au sens actuel des gouvernements représentatifs, a toutes les raisons de craindre Internet : la principale étant celle-ci : c’est un outil extrêmement efficace pour former des citoyens qui ne veulent pas être soumis à un contrôle étatique.
1) Commençons
par un rapprochement ... avec l’invention de l’imprimerie.
Nous disions ailleurs qu’au Moyen-âge, on
interdisait à la Sorbonne l’étude du Grec pour empêcher les érudits d’aller lire
dans le texte original grec des Évangiles, alors que seule
demeurait
la version canonique en latin, la Vulgate de Saint Jérôme. Le savoir possède un
pouvoir d’organisation. Le savoir permet de contrôler
l'organisation de la société et le contrôle dépend de l’autorité.
... L’Église veillait à ce que le dogme soit respecté. A une époque où très peu
de personnes savaient lire et écrire et où le livre était le résultat d’années
de travail des copistes, quand ce n’est pas d’une vie entière avec les
enluminures pour la Bible, on comprend que le bon peuple n’avait aucun accès aux
Écritures. Seulement par un ouï-dire soigneusement
verrouillé. Il ne pouvait qu’écouter la voix du prêtre à l’Église, lui-même
n’ayant retenu que ce qu’il avait appris au séminaire. Les livres étaient très
rares. Une Bible coûtait plus cher qu’une église. Pas moyen donc d’aller
vérifier si ce qui était dit à la prêche était vrai dans le texte et ceux qui
savaient lire évitaient de s’éloigner de l’interprétation officielle sous
peine
d’être soupçonnés d’hérésie. Et pourtant,
l’ouverture de l’humanisme, la poussée du libre
examen faisait naître un besoin irrépressible de connaissances donc de davantage
de livres, besoin que ne pouvaient pas assurer les copistes. D’une certaine
manière Gutenberg n’a fait que répondre à un appel présent dans la conscience
collective de son époque, appel qu’il n’a pas créé. Au XIIIème siècle, la
demande des livres était déjà très importante et ils
étaient très recherchés notamment par les nouveaux étudiants issus de la
bourgeoisie. Il y avait des ateliers de copies mais le système de reproduction
était lent. Sans compter les fautes. Au XVeme siècle, l’appétit du savoir ne
faisant que grandir, tout le monde se demandait comment multiplier rapidement et
à faible coût le nombre d'exemplaires d'un même livre. L’idée géniale consistant
à fondre en plomb des caractères mobiles que l’on pourrait réutiliser sur des
pages différentes était une vraie trouvaille. Nous n’avons même pas besoin de
savoir où elle a pu germer, ce qui est important c’est de voir l’impact
prodigieux de cette réponse au besoin d’une nourriture de l’intelligence par les
livres. 1455, le premier livre imprimé la Bible de
Gutenberg. Désormais de plus en plus de gens instruits et des livres à un prix
abordable qui ne sont plus la seule propriété des riches. C’est un énorme
changement, une véritable industrie qui apparaît, une révolution qui se met en
marche. Un rapport au savoir complètement modifié, donc une relation de
pouvoir elle aussi modifiée.
Quand on sait lire on peut aller vérifier dans le texte la parole d’autorité, la discuter, la mettre en rapport avec d’autres sources. On peut s’intéresser aux nouvelles idées et même partager en sous-main des livres interdits. Le désir de connaître peut se donner libre cours autant que l’esprit critique. L’intelligence gagne une indépendance et une liberté qu’elle n’avait pas auparavant. La raison dispose avec le libre examen de « raisons » qui ne sont pas seulement celles de l’autorité reçue. Elle peut dès lors remettre en cause les hiérarchies de pouvoir qu’elle ne faisait auparavant qu’accepter. Conséquences qui vont s’avérer d’abord dramatiques, car le libre examen va enfanter la Réforme, la rupture entre catholiques et protestants et dans la foulée les guerres de religions, avant le triomphe symbolique que constitue la publication de l’Encyclopédie sous la direction de Diderot. Qui sera suivi peu de temps après… de la Révolution. Sans les moyens de diffusion des idées offerts par l’imprimerie, il n’y aurait eu aucun de ces processus historiques. Les outils d’accès au savoir sont donc tout sauf anodins d’un point de vue politique. Qui maîtrise les moyens d’information d’un peuple, contrôle aussi ses croyances et comme les croyances sont à la racine de nos raisons d’agir, celui qui contrôle l’information dispose en fait d'un pouvoir réel. Qui n’est pas celui des armes, mais le contrôle de la pensée.
2) Alors ? Peut-on imaginer ce qui pourrait advenir de la structure de pouvoir d’une société si le contrôle de l’information éclatait ? Quels changements pourrait générer un réseau non-centralisé qui met à la disposition de chacun quasiment tout ce que l’homme a pu écrire ? Qui diffuse toute information, de la plus sérieuse, la plus savante, aux opinions les plus futiles, mais permet aussi de la commenter en public, de la discuter, de la critiquer, le tout en temps réel ? C’est incontestable, potentiellement, c’est la révolution de l’imprimerie, mais à la puissance 2. Potentiellement. A condition qu’effectivement les êtres humains s’emparent du dispositif qui est mis entre leurs mains avec une conscience citoyenne et en multiplient les possibilités. A conditions aussi qu’il n’y ait pas de nouvelles formes de contrôle.
On peut se prendre à rêver et miser sur une révolution consciente, tout en espérant qu’elle fera moins de dégâts que d’autres mutations techniques d’envergure du passé. Dans quelle mesure Internet est-il à même de provoquer un éveil citoyen ? De quelle ampleur ?
Nous avons ébauché ailleurs la théorie du développement moral de Laurence Kholberg. Selon lui, de la petite enfance à 13 ans l’enfant traverse différents stades dans lesquels mûrit sa représentation morale. Depuis le stade dit pré-conventionnel, vers les étapes de la moralité conventionnelle et éventuellement il peut la dépasser dans un sens élevé de l’autonomie d’une conscience morale post-conventionnelle. Benjamin Boyart ébauche une théorie de ce genre avec l’évolution de l’internaute, avec en fil conducteur la formation du citoyen.
- 1) Elle commence avec le stade consommateur : au début, surtout chez les personnes qui ne sont pas des « natifs » d’Internet, l’usager transpose ses habitudes d’achat du monde réel vers le réseau : un billet de train, une commande d’objets quelconques, puis la fonction de remplissage de formulaires qui remplacent le papier etc. A ce stade il est néophyte dans sa compréhension du système, il parle de « mon Internet » qui tombe en panne alors que c’est juste sa connexion qui est hors service et il est aussi passif que le consommateur ordinaire.
- 2) Ensuite vient le stade kicoolol, le stade où débute les « natifs » d’Internet et celui où évoluent souvent les consommateurs du premier stade. L’individu se sert alors du mail et des réseaux sociaux, pour envoyer des images « lol », genre photos de chats sur la cuvette des toilettes et autres blagues potaches, avec la tendance porno, mais aussi des messages tous azimuts vides du genre : « je suis en train de faire des nouilles à la carbonara ». C’est l’individu postmoderne par excellence, celui du narcissisme, de la « lol generation » qui se prend sans arrêt en photo (l’adepte des selfies), qui dépense une énergie folle pour s’exciter les zygomatiques tout en croyant qu’il est drôle et qu’il en fera rigoler d’autres, croyant aussi que ce qu’il fait sur son ordinateur, c’est de la « communication » : à savoir « s’exprimer » sur le mode rigolade, même si il n’a rien à dire. C’est le stade bébé d’Internet. Ce débutant ne comprend pas grand-chose au réseau et sa maîtrise informatique est très rudimentaire. Il est facilement captif de tous les pièges commerciaux. Il erre souvent sur le réseau en sautant d’une chose à l’autre par association.
- 3) Ensuite
vient le stade lecteur.
Intéressé par un
article paru dans son journal habituel, l’apprenti internaute va un jour ne pas
pouvoir le trouver et par dépit aller le chercher sur Internet. Le fait nouveau
qui n’existait pas avant Internet, est que simultanément il découvre qu’il peut
accéder à des sources d’information différentes. Il découvre aussi qu’il y a une
fonction « commentaire » à la fin. Il va alors balancer une réaction rapide
genre : « cet article dit vraiment n’importe quoi !!!!... » Il fait des phrases
courtes, bourrées de fautes souvent, avec adjonction de !!! et autres sigles. Il
est très reconnaissable sur les sites de diffusions des grands journaux. C’est
donc un lecteur débutant, mais qui se lance dans des interventions souvent
maladroites.
- 4) Vient alors le stade du râleur. Celui qui poste des trucs du genre : « Le ministre fait n’importe quoi, je vais m’acheter un bonnet rouge ». Selon Benjamin Bayart, ce n’est pas anodin du tout, c’est même très intéressant. Il y a quarante ans c’était impossible, même en utilisant le courrier des lecteurs d’un journal, très peu d’interventions étaient publiées et sûrement pas une sortie de râleur. Cela veut dit que des gens qui n’avaient pas accès à un parole publique y ont désormais accès. Peut importe après tout s’il en font d’abord n’importe quoi. Ce qui compte, c’est qu’il y a déjà un intérêt pour un sujet, il y a déjà expression, même si le contenu n’est pas brillant. Et bien sûr l’individu en question peut plafonner un peu, ce qui donne les trolls qui traînent sur les forums. Et pourtant, le râleur est un internaute véritable, c’est une personne qui saute le pas de la communication et prend la parole en public. Le fait de piocher dans plusieurs sources change aussi profondément la donne. Effectivement avant Internet, ceux qui compulsaient plusieurs sources étaient payés pour le faire et cela s’appelait la préparation d’une revue de presse. Or avec Internet, c’est un exercice devenu très banal, à la portée de tous et bien sûr qui va faire que le râleur de fil en aiguille, tout en déchargeant sa mauvaise humeur, va s’informer aussi et passer à l’étape suivante.
- 5) Vient
ensuite le stade commentateur.
Au lieu de s’en
tenir à des phrases hachées, bourrées de points d’exclamation, le commentateur
va commencer à s’exprimer dans un langage plus soutenu, plus riche, plus
réfléchi, mieux construit. La différence avec le stade précédent, c’est que
désormais il a pris conscience qu’il va être lu. On le reconnaît en ce qu’il lit
les commentaires des autres. Il s’est fait suffisamment rembarré au sujet de ses
post qu’il a pris l’habitude de voir ce que les autres ont dit auparavant
pour ne pas répéter la même chose. Il se met à tenir des propos plus cohérents.
Il est devenu
quelqu’un qui lit,
qui argumente, qui s’attend à être lu et critiqué. S’il dit une ânerie, il se
fait reprendre et il n’est pas indifférent à la parole d’autrui. Comme dirait
Platon voilà quelqu’un qui a de la
vergogne. La qualité exigée
du citoyen qui participe à la vie publique. Avec Internet c’est devenu une
pratique courante et chose tout à fait remarquable, devant l’écran, il n’y a
plus vraiment d’argument d’autorité qui
vaille: ministre, député, ou simple citoyen, c’est du pareil au même dans un
forum de discussion. Nous sommes dans une agora virtuelle et nous
discutons. Si quelqu’un sort une bêtise, quelqu’un d’autre le dit et mieux, il
existe des outils pour renvoyer à un solide exposé sur le sujet il suffit de
poster un lien vers la page en question. Encore une fois, c’est le comportement
d’un internaute normal. Ordinaire. Ce à quoi ne sont pas encore habitués
nos politiques aujourd’hui. Certes la maturité pour y venir peut prendre plus ou
moins de temps, des années même, mais la plupart des gens qui entrent sur
Internet en arriveront un jour au stade commentateur. Cela se passe mieux chez
les jeunes que chez les personnes proches de la retraites qui ont derrière elles
toute une vie de passivité à l’égard des médias et un
respect quasi-religieux de la télévision et ce qui en
sort (on l’a dit à la télé). Cela veut dire que sur un thème qui l’intéresse,
sur lequel il s’est documenté, le commentateur est capable de peser ce que
raconte un journaliste, d’échanger des arguments, d’écouter ce que les autres
disent et de modifier sa manière de voir. Du point de vue de la
démocratie c’est fondamental. Ces gens là ne sont pas
loin de pouvoir s’engager
dans
des responsabilités publiques.
- 6) Vient ensuite le stade de l’auteur. Ce passage intervient quand l’internaute se met à poster des billets qui sont trop longs pour la petite fenêtre réservée aux commentaires sur les sites de diffusion. Il a pas mal potassé son sujet et il est devenu expert dans un domaine à force d’études, ce qui veut dire de longues lectures et une vraie passion pour un thème en particulier. Donc pas des généralités, mais un sujet plutôt pointu où les questions sont sérieusement posées (mettons la révolution de 1917, la nature de l’argent, la question du droit de l’animal, le pétrole et la question de l’énergie etc.) Il vient donc à l’idée de l’Internaute d’ouvrir un blog et d’y mettre les articles de synthèse qu’il a rédigé, il peut alors y renvoyer des lecteurs, au lieu de refaire vingt fois la même argumentation dans des post de commentaire. Ce stade, contrairement au précédent, ne sera pas franchi par beaucoup, mais c’est tout de même une énorme transformation, tant dans la capacité réflexive qui est développée, que dans la participation à l’échange des idées à grande échelle.
- 7) Enfin, nous arrivons au stade de l’animateur. Du blog personnel on passe à la fédération d’auteurs autour d’un thème commun. C’est un peu la fonction de rédacteur en chef d’une revue, mais en élaboration plus libre et plus ouverte. Même remarque que précédemment, savoir que peu nombreux seront les internautes qui arriveront à ce stade. Ajoutons qu’à ce niveau, comme au précédent, la maîtrise de l’outil est très achevée. La capacité de discerner les enjeux de la liberté d’expression est parvenue à maturité. Jusqu’à pouvoir fédérer des volontés autour d’une grande idée, d’un grand projet. C’est là que nous voyons le sentier parcouru, car ceux qui étaient capables de parvenir à un tel rayonnement avant Internet étaient très rares. Ils devaient surtout prêter allégeance au système idéologique, au système politique et économique en place, ou s’avancer masqué comme disait Descartes à son époque.
La conclusion s’impose d’elle-même. Toujours pour reprendre Benjamin Bayart : Internet forme une génération de citoyens qui savent débattre de manière consistante, de manière contradictoire, par écrit et en public. C’est un apport extraordinaire pour l’exercice critique. C’est nouveau et dangereux pour un pouvoir politique autoritaire et pour toute pensée dogmatique en général.
Retour sur l’article 11 de la
Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789 : « La libre communication
des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme :
tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à
l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
Parvenu en ce point
nous nous rendons bien compte qu’Internet a produit une avancée majeure,
tout
à fait comparable à l’avènement de l’imprimerie. C’est tellement évident que se
pose toute de suite la question de savoir comment protéger cette avancée,
ce qui nous met illico devant le problème de la censure. Qui
devient une vraie question. Pas une question rhétorique. D’autre part, pour
revenir au début, si on fait le rapprochement avec
Kohlberg, il y a bien dans cette séquence une progression vers la
maturité de la liberté d’expression.
Nous avons donc quelque peu progressé depuis le début : Internet n’est pas un « média » de diffusion parmi d’autres et le pouvoir n’est pas une pratique parmi d’autres, sans lien avec l’information. Internet est taillé structurellement pour ramener le pouvoir vers l’individu et la maîtrise de l’information prépare un exercice de la citoyenneté. Il se trouve que peu de gens en ont conscience et que la politique continue d’être pratiquée comme autrefois, comme si de rien n’était. Il y a bien un changement de paradigme en cours. Mais ce n’est ni une magie qui produirait une pensée, une nouvelle économie et moins encore magiquement la naissance d’une nouvelle humanité. C’est un réseau riche de possibilités qui met à disposition des outils de redistribution du pouvoir entre les mains des êtres humains. De leur conscience. De leur liberté.
1) La question est plutôt de savoir si l’inertie ambiante, les intérêts conjugués des puissances de l’argent et de l’oligarchie du pouvoir ne font pas tout ce qu’il faut pour freiner et entraver une évolution dans ce sens. Si on s’en tient aux structures techniques, dire qu’Internet est un réseau non-centralisé, passif, construit en amont sur une base d’échange neutre, non-intelligente, parce que se bornant à transférer des paquets de données, ne veut pas dire soit exempt de contrôle. Le fournisseur d’accès détient un pouvoir sur l’information qui transite par ses tuyaux et il peut négocier ce pouvoir auprès des firmes commerciales. Par le même biais et par le biais de tous ceux qui en aval collectent des données, les États, peuvent censurer, filtrer ou déformer l’information, rassembler des données sur les personnes à leur insu, opérer une surveillance etc. Toutes les opérations qui par leur intrusion remettent en cause la neutralité du réseau en falsifient la nature.
L'affrontement juridique entre les défenseurs de la liberté d’expression sur Internet (« La libre communication des pensées et des opinions … ») et les États qui cherchent à la contrôler (… sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ») a-t-elle un sens ? Si oui, lequel ? Sur quel plan ? Le cheval de bataille des défenseurs du Net, c’est que la neutralité du réseau soit préservée, un principe fondamental qui ignore les frontières étatiques. A l’inverse, toute intervention législative se situe nécessairement sur un autre terrain, celui d’un État et donc d’un territoire. Tant que l’on n’a pas compris ce débat, on reste dans un quiproquo insoluble et il doit être clarifié.
Mais ce que l’on oublie toujours, c’est ce qu’a bien compris Manuel Castells
dans La Galaxie Internet, sous la forme d’une question : « Comment
l’Internet pourrait-il être meilleur que la société qui l’utilise? Il
nous
met devant le miroir de notre société historique ? ». Nous trouvons dans le
monde extérieur le reflet de ce que nous sommes à l’intérieur. La naissance
d’une nouvelle économie, la naissance d’une nouvelle humanité n’est pas
l’affaire d’une technologie, mais de la cocréation consciente des êtres humains.
Mais si dans leur grande majorité ils s’en contrefichent ? S’ils en restent au
stade consommateur ? Autre formulation : « Est-ce Internet qui change la société
ou l’être humain qui modèle le Net à sa guise ? » Castells répond les deux, car
il y a interaction. Mais tout de même, il y a le poids du marché qui n’a
vraiment que faire de la liberté d’expression au sens un tant soit peu conscient
des termes. Qui en dispose ? Est-ce livré avec la super box, l’abonnement, les
services télé en plus dans le caddie ? Et celui qui ne l’a pas ? Le malheureux
qui n’a pas de réseau ? La vraie question c’est de savoir si la « fracture
numérique » dont on parle tant n’est pas tant de savoir celle qui sépare ceux
qui ont accès à Internet de ceux qui en sont privé, elle implique surtout :
« ceux qui savent quoi en faire culturellement de ceux pour qui ce n’est qu’un
écran d’annonces accompagné de passe-temps ludiques ». Et force est de constater
que les kicoolol sont légions et on voit mal, dans le contexte
postmoderne qui est le nôtre ce qui pourrait les inviter à faire un pas de plus.
Ils sont flattés dans la paresse et plus ils sont paresseux et plus ils
consomment. Sur le même mode. Il y a un décalage flagrant entre le rythme
extrêmement rapide des nouvelles technologies et le niveau de culture des gens
qui l’utilisent, qui n’arrivent pas à suivre et sont débordés, qui n’ont pas
développé le niveau de conscience qui leur permettrait d’envelopper la nouveauté
sans s’y perdre et d’en faire un usage sain, intelligent et peut être même
sage. Pour beaucoup, c’est la séduction hypnotique des images qui l’emporte et
avec elle cette stupeur effarée qui se laisser embarquer dans un malstrom de
stimuli d’où l’on ressort bredouille, la faim de
l’intelligence toujours là, où on arrive à la porte d’une proposition plus
ou moins commerciale. Histoire de consommer par compensation. Quand ce n’est pas
un site de cul (ils absorbent une part énorme du trafic Internet).
2) On a fait des expériences sur des étudiants pour tester la manière dont ils
mémorisaient des informations avec où sans moteur de recherche. Visiblement
Internet modifie la manière de penser, car dès qu’il y a une question ardue,
l’habitude consiste désormais à déporter toute la mémoire vers le Web. C’est
tout à fait flagrant chez les générations nouvelles. Si on demande de retenir
une affirmation du genre : « une bande caoutchoutée est moins longue quand elle
est refroidie », que l’on fait deux groupes, l’un disposant d’un ordinateur pour
enregistrer la réponse et l’autre ne pouvant l’enregistrer, les derniers se
rappellent mieux. Les autres se souviennent dans quel dossier ils l’ont
enregistré ! Avec une
forte
accoutumance à ne lire que sur le Web, des textes très fragmentaires et très
courts, on n’arrive plus à suivre de long développement, on ne pense plus que
par « citations ».
C’est ce que dit Nicholas Carr dans The Shallows. Il raconte en autobiographie qu’un texte long le met dans un état d’agitation, comme si son cerveau « Il demandait à être nourri de la même façon que le nourrit le Net». Pensée à la dérive. Le mental affamé de stimuli, mais devant incapable de se poser dans une continuité libre et détendue. Bref, pensée inattentive. Donc incapacité à rassembler son attention. D’où l’argument provocateur : « est-ce que Google nous rend idiot ? » Qu’on le veuille ou non, de toute manière Internet façonne l’esprit humain. C’est une constatation et pas un jugement.
Carr a eu la bonne idée de faire un rapprochement avec la méfiance de Platon vis-à-vis de l’écriture que l’on trouve notamment dans ses Lettres. Il ajoute une référence à la République, la célèbre condamnation du poète. L’argument porterait à faux, car Platon se méfie surtout des simulacres et de l’illusion, (texte) mais il porte tout de même si on comprend que chez les Grecs, la tradition était avant tout orale. A l’Académie, on écoutait les textes. On faisait lire un esclave à haute voix. La lecture silencieuse semble une pratique tardive en Occident. Inconnue chez les Grecs. Il faut savoir que chez les anciens, les poèmes épiques étaient retenus par cœur et récités. La palme en la matière revient aux prodiges des pandits indiens qui avaient mis au point une incroyable méthode de mémorisation qui leur permettait de retenir des textes gigantesques. Pas seulement les Veda, mais toute la littérature védique, avec partout la rythmique de la poésie. Avec une incroyable efficacité. De fait, « écrire » les Upanishads était considéré comme pratique vulgaire, car le son de la langue était vénéré et la tradition orale seule pouvait être garante de la connaissance. Toutes les cultures orales ont su faire preuve de hautes performances verbales et d’une valeur artistique incontestable. Rousseau a très bien vu que plus on remonte la littérature dans le temps plus le langage est poétique. Le passage vers l’écrit, Platon le reconnaît, a une grande force, celui d’une transmission conceptuelle qui est meilleure, car plus ordonnée et logique. Plus besoin de répétition et la chose écrite est déposée dans une mémoire extérieure. Incapable hélas de se défendre. La saveur de la parole est perdue et Platon ne cache pas qu’avec elle c’est une relation à l’essence qui risque aussi de se perdre. Il y a une subtilité dans la musique et les silences d’un texte écouté. Et Platon d’ajouter qu’il n’a pas tout dit dans ses propres textes. Les secrets passent dans la transmission orale directe. La référence à Socrate, qui lui n’a rien écrit, est essentielle, car avec Socrate la pensée est vivante, car inscrite dans le dialogue, la parole de la présence. Il y eu au final un victoire de l’écrit et avec l’imprimerie, la pensée abstraite commença une domination séculaire. Elle format des lecteurs profonds et en retour invita des écrivains pour ces lecteurs profonds dans un style nouveau, mais qui devenait aussi très exigeant pour l’attention. Le contraire de la facilité.
Tout change avec Internet, car le Web propose en permanence des lignes de fuite
pour l’attention.
Des
pubs partout. Un zapping constant. Un dérapage de la pensée. Même les liens qui
pourraient la prolonger deviennent un piège : « un nid de poule dans une
phrase ». En résumé dit Carr : « Essayez de lire un livre tout en faisant des
mots-croisés; voici l'environnement intellectuel d'Internet». Si on ajoute en
plus la manie de se brancher sur un casque pour écouter de la musique en même
temps, c’est carrément déstructurant pour l’intelligence. Bref, Internet forme
des lecteurs superficiels. Exactement le contraire de ce à quoi nous entraîne
Proust dans La Recherche du Temps perdu, ce flux continu de la phrase qui
roule, longue et sinueuse, qui vous entraîne et vous enveloppe dans le charme
d’un style. Une invitation fluide à entrer dans le roulement musical de la vie
intérieure. Ce que tous les écrivains de qualité savent faire. Il y a des gens
pour croire que la nouvelle aptitude que donne Internet de capter de ci, de là,
des bribes nous rend plus informés, alors que dans le même temps nous avons
perdu la capacité de synthèse, l’ampleur qui permet d’intégrer l’information
dans une vision qui fait sens. Alors que la pensée devient éparpillée et donc
confuse. Pas de vision. Aveuglement et nuage d’inconnaissance. Et comme
le disait Platon, un esprit confus, c’est un esprit
ignorant. Qui ne sait plus
faire de relation, or faire des relations c’est justement être intelligent (ce
que le mot intelligence indique). Et on peut sourire
de ces gens qui, hypnotisés par Internet croient qu’ils peuvent faire du
multitâche ! Qui assimilent leur propre esprit à la mécanicité de l’ordinateur.
Illusion. Comme le souligne fortement Jean Klein, l’esprit ne peut porter son
attention sérieusement que sur une seul chose à la fois, sur un seul objet. Croire que l’on peut faire du
multitâche, c’est se leurrer, on ne fera
pas deux choses mieux, on fera les choses deux fois moins bien et c’est tout. La
flamme de l’attention est à la racine de tout
éveil, de toute réalisation, de toute œuvre de valeur. Plus l’attention est
rassemblée, plus l’investissement est complet, plus la saisie est profonde et
plus la mémoire est précise. Plus l’attention est
sautillante et dispersée plus on
tombe dans le n’importe quoi. Une expression fragmentaire et chaotique. Est-ce à
dire qu’Internet rend la pensée dyslexique ?
Ce n’est assurément pas une raison pour rejeter l’apport d’Internet et virer à la technophobie primaire, mais il serait temps d’arrêter de miser à fond sur l’outil et de se tourner vers le sujet conscient qui est le parent pauvre de cette histoire, l’esprit oublié en cours de route. Un esprit qui a pour se régénérer besoin périodiquement de se détacher de l’écran, de se retrouver, qui a besoin de méditation, de présence à soi. Pour être ne serait-ce que capable de réflexion. Alors on peut sereinement imaginer que le passage du stade kicoolol au stade lecteur sera aisé.
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Finir au plus vite. Texte trop long. Comme il est publié sur Internet… il risque de subir sa logique (combien ont décroché après le second paragraphe ? lol pour kikoolol).
L’image de la toile est une métaphore intéressante. Dont les fils partent dans tous les sens, mais sont reliés entre eux. Il y a des nœuds, des tensions, peut être derrière une araignée pour attraper le consommateur ? Qui sera consommé par le marché ? Qui tire les fils ? Quels pouvoirs s’affrontent ? Quels intérêts se rencontrent ? Quelles passions se nouent et se dénouent ? Quels projets fous se lancent et voltigent seuls dans la nuit sur une page Web oubliée ?
Ou bien fils de lumière car liant une information à d’autres, tout en obligeant celui qui suit le parcourt à assimiler, puis repenser ce qu’il a assimilé ? A le discuter. A partager. Invitation à la liberté d’expression de véritablement se découvrir elle-même… en s’exprimant ? Il faut rester modeste, personne ne peut dire de quoi Internet accouchera dans le futur, si le réseau permettra la promotion d’une bonne volonté, s’il va contribuer au final à reconstruire une pensée éclairée. En tant que produit du système technicien, il prescrit une logique et une logique à caractère mécanique qui, si on n’y prend pas garde peut prendre le pas sur l’intelligence. A moins que, à moins que la conscience humaine ne le dépasse et fasse un saut évolutif à travers lui. Cela reste possible. L’heure est à l’affrontement de tendances contraires, à la montée aux extrêmes : puissance du marché, invasion de religiosité tribale, publications scientifiques, érudition avancée, pensée libre et révolte, pensée fanatique et idéologie grégaire, New Age planant et matérialisme triomphant : il y a de la place pour tout le monde, mais on n’est pas obligé de tout lire. Chacun est libre d’y trouver ce qu’il cherche et cela, personne ne peut lui enlever. Donc : que faisons-nous de notre liberté dans cette pagaille ?
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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