Dans le système économique actuel, nous pensons encore que revenu=salaire, et salaire=travail, le travail salarié étant censé couvrir nos besoins en termes de biens et de services. Au XIXème siècle, on prenait au premier degré la formule de l’apôtre Paul : « que celui qui ne travaille pas ne mange pas non plus ». Les peuples européens étaient endoctrinés dans la religion du travail. Comme des fanatiques. D’où le côté truculent et très pertinent du pamphlet de Paul Lafargue (de la famille de Marx), Le Droit à la paresse. Nous avons naïvement cru que la vocation du capitalisme était de créer des emplois, avant de prendre petit à petit conscience que sa finalité réelle et exclusive est de générer du profit. Mais, bon, on y croyait encore, si le capitalisme n’avait pas du tout de vocation à jouer le rôle d’une providence, du moins, pensions-nous, pourrait-on tirer partie des miettes qu’il laisserait au banquet du profit, de sorte que malgré tout, le niveau de vie s’améliore pour tous. C’est l’argument massue des libéraux : voyez le triomphe du capitalisme et les immenses bienfaits qu’il a apporté au monde ! Sous-entendu étant : "ne regardez pas du côté de ceux qui se goinfrent, qui monopolisent d’immenses richesses et qui tirent les ficelles, regardez sous la table, il y aura des miettes pour la plupart d’entre vous ! "
Seulement nous avons fini par comprendre que ce raisonnement était vicié car les contraintes ne faisaient que s’accumuler, toutes dans le même sens. Nous sommes à une époque où le travail se raréfie de plus en plus. Plus personne ne peut le nier, c’est un fait. Alors l’idée c’est de revenir au point de départ et de découpler le revenu du salaire. Le point suivant est de mettre en place un revenu de base pour tous et de le compléter par un métier, de sorte que nous travaillerions plus par plaisir que pour de l’argent, tandis que le revenu de base permettrait de satisfaire nos besoins fondamentaux. L’idée fait son chemin. Nous allons l’examiner. Quelle alternative nous offre le revenu de base ?
* *
*
Commençons par une définition : Le revenu de base est un revenu versé par
une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans
contrôle des ressources ni exigence de contrepartie. Nous
remarquons qu’inversement, un
salaire est un revenu versé par un
employeur à un employé en contrepartie d’un travail qu’il a effectué au sein d'une entreprise. Tandis que le salarié vend sa
force de travail à son employeur
de
manière conditionnelle, pour recevoir la contrepartie d’un salaire, le
revenu de base est alloué de manière inconditionnelle au citoyen. Il ne
doit donc surtout pas être confondu avec un salaire minium, ce qui
présuppose un travail, ni avec une allocation minimale qui relève
d’une aide sociale aux plus démunis ou aux chômeurs, avec le poids implicite qui
fait que son bénéficiaire se sent redevable vis-à-vis de la société. Ce qui bon
an, mal an transporte quand même une certaine culpabilité. Donc le seul terme
qui convienne pour qualifier le revenu de base serait celui d’un droit et
même d’un droit humain.
1) Un rappel
historique. L’idée n’est pas nouvelle, elle est apparue dans l’utopie
politique. Elle est déjà avancée dans l’Utopia
de Thomas More paru en 1516. C’est par l’intermédiaire d’un contemporain de
Thomas More, Juan Luis Vives, que ces idées influencèrent
Thomas
Paine, un des moteurs de la Révolution américaine. « Sans
revenu, point de citoyen » dit-il à l’Assemblée nationale en 1792. Dans son
live, Agrarian Justice, il propose qu’à chaque personne accédant à l’âge
adulte soit alloué un revenu inconditionnel. La justification qu’il en donne est
que, puisque les hommes ne sont pas les créateurs de la terre, ils n’en sont que
les intendants, or comme certains d’entre eux en ont la
propriété, ils lèsent ceux qui n’ont pas
leur part. Il est juste qu’en retour, ils versent à la communauté un loyer et
ce serait ce loyer qui reviendrait à chacun comme revenu de base. Il faut donc
distinguer la propriété de la terre comme appartenant à tous et les
améliorations qu’on lui apporte. Au fond, c’est ce que l’on construit sur la
terre par le travail qui définit la propriété et non la terre elle-même qui
appartient à tous. « Les hommes n'ont pas créé la Terre. C'est la valeur des
améliorations uniquement, et non la Terre elle-même, qui doit être la propriété
individuelle. Chaque propriétaire doit payer à la communauté un loyer pour le
terrain qu'il détient ». On reconnaîtra au passage des idées de
Charles Fourier et celles de
John
Locke. Locke soutenait en effet que le droit de propriété n’est
justifiable qu’au sens où le propriétaire seul a un intérêt à la mettre en
valeur, ce qui implique que le droit de propriété s’applique uniquement au
produit du travail. (texte) Or étant donné qu’en privatisant la terre, on exclut à
d’autres l’accès aux ressources naturelles, la justice demande d’indemniser les
hommes qui n’y ont plus accès pour cette perte de leur droit à se livrer à des
activités telles que la chasse, la pêche, la cueillette ou encore l'extraction
des ressources minérales. Chaque homme est l’unique propriétaire de sa personne,
mais l’est également de son travail, avec cette limite cependant qu’il doit des
biens « en rester assez, d'une qualité aussi bonne, et même plus que ne
pouvaient utiliser les individus qui n'étaient pas encore pourvus ».
Robert Nozick appelle
clause lockéenne cette condition selon laquelle, lorsque quelqu’un
s’approprie une ressource, il doit en rester assez pour les autres. L’exemple
classique donné est que personne ne peut s’approprier le seul puis permettant
d’obtenir de l’eau dans un désert. Dans le cas où il y aurait appropriation d’un
bien commun, il y a nécessité de compenser ce qui devient une privation, en
sorte que la situation ne se détériore pas pour tous. Dans un monde où
l’appropriation des ressources naturelles et des biens tirés de la terre relève
à la limite du pillage plus que de la propriété, il s’ensuit qu’un revenu de
base devrait être assuré à tous les citoyens à titre de compensation.
L’argument
qui consiste à lier propriété de la terre et revenu de base a une valeur, mais
il est limitatif. Il faut aller jusqu’à reconnaître le revenu de base comme un
droit. Il y a alors deux manières de le formuler. a) Ou bien nous
considérons que le revenu de base est un droit du
citoyen. Ce qui veut dire, une fois le principe admis, qu’il appartient
à chaque État de l’inscrire dans la loi, ou même carrément dans sa
Constitution, d’en fixer le montant,
d’en déterminer le financement et
l’application. b) Ou bien nous considérons le
revenu de base comme un droit humain
fondamental qui a vocation à être étendu à tout personne sur Terre. Selon
l’article 2 de la Déclaration, « sans
distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, d'opinion publique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou
sociale, de fortune de naissance ou de toute autre situation ». Que dit la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ? « Toute personne a droit à
un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa
famille ». Ce que nous pouvons légitimement interpréter comme suit : chaque être
humain devrait voir assurées ses conditions de vie par un revenu de base. Les
Droits de l’Homme sont dans leur essence inconditionnels. Ajouter un
« si » après leur formulation les dénaturerait. Nous ne pouvons pas dire « tout
homme a droit à une liberté individuelle… si… ou tout
homme a droit à une liberté d’opinion… si… etc. Poser une condition reviendrait
à contourner l’affirmation solennelle énoncée dans les droits humains. Ce qui
lui ferait perdre toute sa force. Et c’est un des principes fondamentaux du
revenu de base que d’emblée
il soit posé comme
inconditionnel. Nous savons qu’historiquement, les principes énoncés
dans les Droits de l’Homme sont peu à peu entrés dans la plupart des
législations des États et nous avons de bonnes raisons de penser que ce
mouvement est irréversible. Admettre le revenu de base au rang d’un droit du
citoyen est donc parfaitement légitime. « Sans revenu, point de citoyen ! »
En toute cohérence, on voit mal ce que peut signifier l’exercice de la
citoyenneté quand les conditions de vie sont précaires, quand la vie n’est plus
qu’une quête incessante de la survie. Quel sens peut bien avoir la
liberté politique et que devient la responsabilité
individuelle pour un homme qui doit borner son horizon au seul souci d’assurer
son lendemain ? Hannah Arendt soulignait que la liberté intérieure du sage
stoïcien restait une abstraction sans liberté politique réelle. Admettons. Mais
que vaut la liberté politique dans un monde où pèse d’un poids écrasant la
difficulté d’assurer au jour le jour les besoins matériels les plus
élémentaires ? Ne devient-elle pas aussi une abstraction ?
2) Bref,
le revenu de base est la reconnaissance d’un droit de vivre dans la
dignité. On
cite en appui la Chartre des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne : « La
dignité de la personne humaine est non seulement un droit fondamental en
lui-même mais elle constitue la base des droits fondamentaux ». Il ne peut y
avoir de respect de la dignité de la personne dans l’indifférence à l’égard
de conditions de vie qui seraient elles indignes. Ce point étant acquis, nous
devons observer qu’en demeurant dans le système conditionnel actuel de
l’aide sociale nous compromettons directement la dignité de la personne. Il y
aura toujours de la honte à de demeurer dans le sentiment de dépendre de
l’assistance d’autrui, car en arrière fond il y a toujours cette idée que vus
devriez avoir un salaire et que la société vous fait la charité. Dans
l’opinion, il y aura toujours cette tendance à pointer du doigt et à stigmatiser
ceux que l’on n’est pas loin de désigner comme des parasites. Une prestation qui
est accompagnée d’une obligation à travailler engendre des vexations et met
l’individu dans un état de dépendance qui tend à perdurer si la situation
économique est telle qu’elle ne distribue pas d’emploi. Non seulement il y a
pauvreté de fait, mais c’est une pauvreté coupable. Le revenu de base préserve
la dignité de la personne. Ce n’est pas de
l’assistanat, ni un
outil social pour gérer au mieux la pauvreté. Il remplacerait avantageusement
l’aide sociale en éliminant le sentiment de dégradation morale qui l’accompagne.
Distribué universellement, sans condition et perçu comme un droit au même titre
que le droit de vote ou le droit à l’éducation, il éviterait les travers d’un
système qui n’offre de porte de sortie aux plus démunis que des emplois
précaires et sous qualifiés. Il faut ajouter que nous croyons en Occident qu’à
moins d’être un rentier, il est impensable qu’un homme puisse vivre sans
travailler. Il vivrait au crochet de la société ! Bizarrement, nous admettons
fort bien que certains disposent de fortunes colossales qui ne servent à rien.
Nous avons vu plus haut dans le cours que dans d’autres contextes culturels la
représentation était très différente. Nous prenions l’exemple des
saddhus
qui marchent de temple en temple sur les routes de l’Inde. Là-bas, par une
culture ancestrale, on admet très bien que des hommes puissent choisir une vie
d’errants. Celui que l’on appellerait en Occident un mendiant garde ainsi
toute sa dignité en tant que personne. Il ne la tire pas d’un travail. Question
de culture. Situation très différente en Occident : nous avons été marqué, comme
l’indique le documentaire sur le revenu de base, par la tradition : « que celui
qui ne travaille pas ne mange pas non plus » ! Et nous avons un mal fou à nous
défaire de ce préjugé qui maintient l’équation revenu-salaire. A tel point que
nous transportons même cette mentalité dans l’éducation en comparent les notes
du lycéen ou de l’étudiant… à la rétribution d’un salaire pour le travail
effectué. Le revenu de base changerait de fond en comble l’image que nous avons
du travail : non pas un revenu que l’on reçoit pour satisfaire des besoins
primaire, mais une activité que l’on exerce par choix pour satisfaire des
désirs. Les besoins seraient couverts par le revenu de base, mais celui-ci
resterait modeste, pas suffisant pour aller au-delà, pour aller au-delà, il
faudrait travailler. Le revenu de base ne se substitue donc pas du tout au
salaire. Il n’est pas question de faire de chaque citoyen un fonctionnaire de l’État
à vie. Ce qui a été la grande erreur du communisme. Mais inversement, il ne
s’agit pas non plus de perpétuer la logique individualiste du capitalisme. En
assurant à chacun des conditions de vie qui préservent sa dignité, le revenu de
base libère l’initiative individuelle, il libère la créativité dans la direction
d’une activité choisie. Il donne à chacun la possibilité de décider de sa vie.
Ce qui n’est pas simple du tout : le financement est possible, il y a mille
manière de l’assurer, la difficulté c’est la liberté. Pour reprendre une formule
de Krishnamurti le défi est : nous sommes libres, mais qu’est-ce que nous
faisons de notre
liberté ? Si les conditions de vie sont assurées, s’il n’y a plus de problème de
survie, ni d’inquiétude pour les vieux jours, puisque tout citoyen reçoit à vie
un revenu de base, qu’allons-nous faire de notre liberté ? Auparavant nous
avions une liberté sans sécurité, nous avons maintenant une liberté appuyée par
la sécurité et qui respecte la dignité de chaque être humain. Mais sommes nous
assez matures pour l’assumer ? Ou bien voulons-nous continuer à être immatures
et dépendants ? On ne peut pas vivre dignement dans le
système d’aide social
actuel (minimum vieillesse, RSA, allocations familiales etc.), on vivrait avec
plus de dignité avec un revenu de base suffisant. Mais ce n’est pas une baguette
magique pour régler tous les problèmes car se poserait avec encore plus d’acuité
la question du sens de la vie, il ne règlerait pas les problèmes
écologiques, ni ceux qui posent le système financier.
Il ne faut donc pas lui donner plus de portée qu’il n’en n’a et s’en tenir à la question du droit de l’être humain à vivre dans la dignité. A la question de la cohérence que nous voulons bien donner à nos ambitions démocratiques. Incontestablement, au final, le revenu de base éliminerait la misère, il serait un appui pour l’engagement citoyen, il favoriserait le sens de l’autonomie dans le domaine du travail. Il permettrait de valoriser les compétences qui, dans une société exclusivement marchande comme la nôtre, ne parviennent pas à s’exprimer.
Nous
n’allons pas revenir sur le rejet massif du principe de l’utopie qui a déjà été
abordé. Une idée aussi révolutionnaire que celle du revenu de base soulève
beaucoup de questions. Celle de sa compatibilité avec le droit lui-même :
peut-il y avoir un droit sans devoir ? Celle de la réciprocité de l’échange, de
la faisabilité et du financement d’un tel projet, de la remise en cause de la
place du travail. Notons que, politiquement, les arguments pour viennent à la
fois de droite et de gauche. Les critiques aussi. Occasion de prouver une fois
de plus que les divisions politiques n’ont pas grand sens. C’est un débat
citoyen avant tout.
1) Quand, après avoir expliqué à quelqu’un en quoi consiste le revenu de base, on lui pose la question : « si vous aviez un revenu de base, est-ce que vous iriez encore travailler ? », la réponse est à 60 % oui. « Je ne supporterais pas de rester à la maison ». Mais à la question : « s’il y avait un revenu de base, pensez-vous que les autres iraient travailler ? », la réponse est massivement à 80% « non ». Autrement dit : pour soi, si nous réfléchissons un peu, nous comprenons que l’inactivité est intenable. Nous sentons que nous avons besoin d’une activité dans laquelle nous pourrions nous réaliser et nous sentir utiles pour les autres. Mais nous supposons qu’il n’en n’est pas de même chez la plupart des êtres humains, qui ne seraient alors à tout prendre qu’un tas de fainéants et de profiteurs ! Alors la grande peur serait que le revenu de base ruine la motivation au travail pour aboutir au chaos complet : plus personne pour entretenir les parcs, pour balayer les détritus etc. Tout le monde à la plage, les usines, les hôpitaux comme en grève, les Universités désertées, les cadres en vacances, les enseignants en congé perpétuel etc. En fait cela veut dire surtout que tous les boulots considérés comme ingrats, pénibles, difficiles, seraient abandonnés pour le farniente, se faire les ongles au soleil au bord d’une piscine, en sirotant un soda, ou rester scotchés devant des jeux vidéo ou la télé. Mais cette peur est-elle fondée ? Si l’homme contemporain a tant besoin de divertissements, n’est-ce pas parce que son travail ne lui permet pas un investissement sérieux, ne l’intéresse pas et qu’il compense ailleurs ? Dans une activité de fuite aussi vide de sens que le travail lui-même. Si le travail redevenait un choix, il serait une création et le changement d’activité ré-création. Très honnêtement, au-delà du nihilisme chic, il n’y a pas de satisfaction à ne rien faire. Mais il n’y a pas de satisfaction non plus à faire une chose uniquement sous la contrainte de subvenir à des besoins élémentaires. Pour ce qui est de ce que l’on aime faire, on se motive tout seul et l’argent n’est pas l’essentiel. Là-dessus les partisans du revenu de base sont dans le vrai : si l’individu était soulagé de la pression des besoins les plus élémentaires, il y aurait une explosion de créativité. Ce qui veut dire en fait bien plus de travail, mais dans le vrai sens. Pas seulement motivé par l’argent.
Allons plus
loin, cette fois pour cerner l’opinion ambiante. On nous dit que tout citoyen
devrait avoir un emploi rémunéré, qu’il appartient au secteur industriel de
fournir à foisons le travail dont nous avons besoin, que le rôle des politique
est de préserver les « places » d’emploi, et que la sacro-sainte divinité de la
croissance est là pour nous promettre bientôt un travail pour tous. Si c’est
bien cela que nous pensons, alors effectivement le revenu de base est l’ennemi
juré. Mais attention. Bien sûr que nous souhaitons tous avoir une activité qui
nous convienne, mais d’abord il faut observer qu’il y a quasiment le double en
nombre d’heures de travail bénévole (s’occuper des enfants, du jardin, des
autres etc.) que de travail salarié. Il faut sortir de l’illusion selon laquelle
le secteur industriel aurait vocation à créer des emplois. C’est faux. Sa
vocation dans les faits, c’est de générer des profits. Point à la
ligne. Si on peut générer du profit en
supprimant un maximum d’emplois ou en
délocalisant le travail, on n’hésite pas une seule seconde. Dans le
capitalisme,
l’emploi c’est presque dans l’ordre du dégât collatéral. L’idéal du marché,
c’est 20 employés dans une usine où autrefois on employait 2000 ouvriers. Et
c’est partout pareil. La caisse automatique à la place de la caissière.
Préserver les places d’emploi ? Un discours complètement démagogique quand on
sait la connivence fréquente entre les politiques et les milieux de la
finance.
Et puis la croissance ! Là c’est le bouquet. Aucun lien logique avec le travail.
Là où elle est la plus performante, c’est quand elle ne crée pas d’emploi mais
en détruit un maximum au nom de la rentabilité. Et ne parlons pas de la
croissance mesurée par les indices boursiers. Il faut vraiment être ignare pour
croire encore que la montée des profits dans l’économie casino se traduit par de
l’emploi. Il faut se réveiller. On fait autant d’argent en
jouant sur baisse,
encore plus en en pariant sur la destruction de l’économie réelle. On peut même
désormais éliminer les emplois de traders et faire travailler des ordinateurs
avec des algorithmes qui spéculent à la milliseconde pour les grands comptes.
Vider les banques de leurs employés. Et le gonflement spéculatif ne fera
qu’augmenter dans une croissance indéfinie pour le profit des 1% et jamais pour
l’emploi des 99%. L’économie virtuelle se fiche éperdument des
conditions de vie
des êtres humains, alors leur travail, n’en parlons pas. Et on voudrait encore
maintenir l’équation revenu=salaire ! Là ce n’est plus seulement de l’absurdité,
mais de la bêtise. A côté, l’idée du revenu de base, est une question de
bon
sens. Et une réponse intelligente à la démence de l’économie dans laquelle nous
vivons.
2) Mais ce
n’est pas une solution miracle pour résoudre la crise
globale que nous traversons. Ce qui laisse une place à toutes les critiques
latérales : le revenu de base ne réduirait pas les inégalités. On peut craindre
qu’il creuse un peu plus le fossé entre une jet set jouissant de
privilèges accrus et une seconde classe, certes délivrée de l’angoisse de la
survie, mais ne disposant que de très peu de travail salarié (payé comme en
Chine ?). Les industriels pourraient baisser les salaires, continuer leurs
affaires, arguant que de toute façon, il reste la sécurité du revenu de base
pour tous. Si on ne fait que répartir les moyens de protection sociale
existants, ils seront trop limités. Le revenu de base ne va pas entamer l’appétit de profits des plus
riches. Il ne fera que stabiliser les classes moyennes. A quoi on peut répondre
que si on pousse les ambitions plus loin, effectivement le revenu de base ne
suffit pas, il devrait être conjugué avec d’autres réformes, entre autres, la
remise de dette universelle,
la refonte complète du système financier et le
développement des monnaies locales. Disons que
l’adhésion au principe du revenu de base n’exclut pas la volonté politique.
C’est justement un atout qu’il ne froisse personne. Ce n’est pas une machine
de guerre idéologique contre le capitalisme.
Il
avance un droit et propose une révision de la relation que l’homme noue avec le
travail, en plein accord avec son statut actuel. C’est ce qui lui donne toutes
les chances d’aboutir. Enfin, pour ce qui est de son financement, on peut
sans hésitation dire qu’il est acquis. Il existe de nombreuses pistes
possibles. La principale serait le recours à la TVA, notamment sur les produits
de luxe, le remplacement de l'impôt sur le revenu par un impôt sur la
consommation, ce qui permettrait une distribution équitable entre ceux qui ont des
moyens importants et ceux qui ne les ont pas.
Cependant, en tant que droit, le revenu de base repose sur la collectivité, mais on objectera alors qu’il enfreint un principe fondamental, celui de la réciprocité. Depuis Auguste Comte, on a toujours enseigné qu’il n’y a pas de droit sans devoir. Comte allait même plus loin en niant les droits au profit des devoirs. Comme il faut bien trouver un moyen de financement tiré du collectif, on dira que ceux qui assument les coûts d’un tel projet exigeront un retour. C’est un argument très courant. Je cite Jean-Marie Harribey : « Il ne peut pas y avoir éternellement des droits sans que ceux qui en assument le coût ne puissent exiger en retour des droits équivalents. Si on me verse un revenu sans que je participe au travail collectif, eh bien cela veut dire qu’il y a des gens qui travaillent pour moi. C’est possible ponctuellement ou en cas de force majeure, mais par sur toute une vie». Certains insisteront très lourdement, du genre : « il y a beaucoup de gens qui vivent en profitant de l’aide sociale et en abusent, avec le revenu de base on enlèverait complètement la réciprocité, en faisant de l’assistanat à vie un droit sans contrepartie». Mais peut-on voir le droit à un revenu de base comme un droit parmi d’autres alors qu’il est d’abord censé assurer l’existence ? Rendre le revenu de base conditionnel revient à en détruire le principe. Le fait de toucher un revenu de base n’exclut pas la participation au collectif, bien au contraire. Il y a fort à parier que cette disposition, en libérant la créativité, augmenterait services et échanges. Les économistes parlent de trappes à inactivité pour désigner les carences des systèmes de prestations sociales. Ce que l’on oublie, c’est que l’intérêt économique n’est pas la seule motivation du travail, il faut en effet prendre en compte la reconnaissance sociale qu’il apporte. Sinon, nous ne pourrions pas comprendre le fait par exemple, qu’un tiers des bénéficiaires du RMI en France qui reprennent un emploi n’y ont pas intérêt, s’ils le font tout de même, c’est pour d’autres raisons. Or ce type de problème serait éliminé avec le revenu de base, car on admettrait que travailler ne constitue pas une obligation, le droit au travail serait alors remplacé par le droit d‘exercer une activité choisie. Ce qui plaide en faveur de la liberté individuelle, car pouvons-nous être réellement libre, si nous ne pouvons pas choisir l’activité que nous voulons exercer ? Le revenu de base ouvre une large place à l’économie du don qui n’entre pas en compte dans l’argument cité. Il est important de garder en tête un idée : il est parfaitement concevable que nous puissions à l’avenir vivre dans une société dans laquelle très peu de personnes travaillent dans un sens salarié, mais où pourtant la créativité soit florissante.
Le plus éclairant, c’est de se tourner vers les expériences concrètes. Précédemment, nous avons abordé la notion de monnaie locale en évoquant l’expérience de Vorgl en Autriche. Le revenu de base a été tenté en Namibie à Omitra. Chaque mois pendant deux ans, 100 dollars Namibiens par habitant. Au bout de seulement quelques mois d’expérimentation, le chômage a été inversé, les revenus ont augmenté de 29 %, soit plus que le revenu supplémentaire octroyé par le programme. La criminalité a baissé, la sécurité alimentaire s’est renforcée, l'absentéisme à l'école a diminué et des micro-entreprises se sont mises en place. Aux États-Unis, quatre expérimentations ont été tentées entre 1968 et 1982. Elles cherchaient surtout à tester les comportements des citoyens vis-à-vis du travail s'ils touchaient un revenu de base. Les résultats furent concluant, on observa que la désimplication dans le travail étaient plutôt faible. En 1976, l’Alaska a mis en place un système analogue, cette fois appuyé par des revenus miniers et pétroliers de l’État. Le système est toujours en place et un référendum citoyen a même, à 84%, interdit à l’État d’utiliser une partie du fond. En partenariat avec l'UNICEF, sous la direction de Guy Standing et de Renana Jhabvala des projets pilotes de revenu de base ont été mis en place dans des villages ruraux de l'Inde depuis janvier 2011, sur une base de 200 roupies par mois par adulte, et 100 roupies par enfant. Au bout d’un an d’expérimentation, on a pu voir des effets très positifs sur la santé, la nutrition l’éducation et l’activité économique. Bref, au vu de ces tentatives, on est loin du chaos prédit par les plus pessimistes.
Mais
revenons sur la question de la réciprocité et le problème des abus
possible et de l’exploitation. Elle a été traitée en détail par Stuart White. Il
qualifie l’objection de valable, mais pas pour autant décisive.
Explication. Soit « une société A qui fonctionne avec un revenu de
base. Comme le revenu de base est inconditionnel en termes de travail, on va
avoir un certain manque de réciprocité car certains citoyens choisiront de vivre
de leur revenu de base sans travailler (en partant du principe qu’ils en sont
capables et en ont l’opportunité). Mais parce que le revenu de base est
inconditionnel vis-à-vis du travail, il permet de diminuer la vulnérabilité et
la domination dans les relations économiques. Dans la société B, le
système d’allocations sociales est bien plus fortement conditionné au travail.
Il n’en découle donc pas de rupture du principe de réciprocité, mais la
conditionnalité pousse les gens sur le marché du travail et engendre de la
vulnérabilité et de la domination ». Nous avons toujours intérêt à éviter un
rapport économique là où nos ressources vitales sont engagées, dans la mesure où
nous sommes alors pris dans un rapport de
domination. Stuart White donne
l’exemple de l’employeur, du conjoint et
du rapport administratif hiérarchique. En effet, si nous avons besoin d’un
travail pour obtenir un revenu suffisant, l’employeur peut utiliser cette
dépendance pour obtenir le pouvoir sur
nous (non le pouvoir avec).
C’est la critique classique du contrat de travail de Marx. De même dans la
soumission exigée du conjoint s’il n’a pas de revenu. Idem pour la pression
administrative. Dans ce cas, non seulement il y a dépendance, mais dépendance au
bon vouloir d’autrui. L’intérêt majeur du revenu de base devient alors évident :
en garantissant un revenu d’existence à chacun il réduit de manière drastique la
dépendance, donc la vulnérabilité et la domination. D’où la conclusion : « À
choisir, je préfère largement la société A à la société B. en d’autres
termes, un manque de réciprocité paraît être le prix à payer, sur le plan
éthique, pour se débarrasser ou au moins nettement réduire la vulnérabilité et
la domination. C’est ce que je veux signifier lorsque je dis que l’objection de
l’exploitation est valide, mais pas rédhibitoire ».
Le revenu de base entraînerait illico une modification radicale de la relation entre salarié et employeur en établissant (pour la première fois depuis le début de l’ère industrielle) la validité de la notion de contrat de travail d’une manière véritablement universelle. Un salarié ne serait plus en situation de devoir accepter n’importe quel job pour avoir de quoi vivre. Il serait nettement renforcé dans sa capacité de négocier enfin librement ses conditions de travail. Comme le dit fort bien le documentaire de Daniel Häni et Enno Schmidt, il deviendrait alors bien plus difficile de gouverner de manière arbitraire des employés qui ne seraient plus exclusivement motivés par l’argent. Et ce serait la même chose en politique, un citoyen dont la sécurité matérielle est assurée se laisse plus difficilement corrompre. La conséquence serait dans la foulée l’élimination du travail pénible, inhumain, car plus personne ne voudrait accepter sans broncher des conditions de travail insupportables. Des conditions que l’on peut imposer à des machines, mais pas à des êtres humains. Et il se trouve justement que la productivité industrielle, à son quatrième stade va exactement dans ce sens : l’automatisation. On peut aussi dire, dans les termes de Michel Henry, que cela reviendrait à revaloriser le travail subjectif et à laisser tomber le travail objectif purement technique. Et nous le savons depuis longtemps : tout ce qui est répétitif et mécanique est fait plus vite et mieux par des machines, il suffit de s’en donner les moyens.
Résumons pour bien comprendre le contexte dans lequel s’inscrit la proposition
du revenu de base. Dans l’opinion on fait circuler en boucle une idée : « il
faut sauvegarder les emplois existants et créer des emplois nouveaux, éloigner
le spectre du chômage etc. ». Mais en réalité, ce dont tout le monde a besoin
pour assurer ses conditions de vie, ce n’est pas d’un emploi, mais d’un
revenu. Or, si on examine dans les faits la répartition actuelle, on voit
que 40% seulement des revenus du travail (salariés), 60% sont appelés
revenus de transfert (enfants, retraités, rentiers etc.). Une très large
majorité des gens n’a pas de revenu directement lié au travail. Alors pourquoi
le revenu de base parait-il si étrange ? La production industrielle
d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était autrefois, soit elle
délocalise sa production (l’Asie du Sud est comme zone industrielle de
l’humanité ?) ou l’automatise. De plus, dans la financiarisation globale du
monde actuel, les grandes entreprises font plus de profit avec leurs placements
financiers qu’avec leur métier de base. La rationalisation technique du
travail va s’accélérant et désormais, des entreprises peuvent annoncer (aux
actionnaires) des milliers de suppression d’emplois… parce que tout va bien ! Il
est donc simpliste de rejeter la responsabilité de la disparition des emplois
sur « la crise » ; ce n’est pas conjoncturel, mais la résultante
structurelle d’un long processus d’une implacable logique, mariant la rançon
du succès de la technique et l’avidité sans limite du profit. Il est
significatif d’observer le glissement du vocabulaire : dans l'opinion à
l'heure actuelle l'angoisse est si vive qu'on ne parle plus de
vocation, on ne parle même plus de métier, ni de travail… on
cherche un job! Les politiques, complètement affolés par la situation,
demandent la création de nouveaux jobs, (de même qu’ils ne demandent plus
d’enseignants mais des « animateurs »). Il faut regarder le monde en face : il
est complètement illusoire de croire que nous parviendrons à garantir un travail
pour chacun. Nous avons le choix entre persévérer dans l’illusion en misant sur
la croissance ou prendre à bras le corps le problème et réformer
entièrement notre manière de penser en distinguant travail et revenu. Ce qui
serait un raccourci saisissant pour revaloriser le choix réel d’un métier
véritablement qualifié.
1) Ce n’est pas facile car nous traînons avec nous un très lourd conditionnement historique. Le travail châtiment pour la Faute, au paradis il n’y a que des loisirs, mais sur terre, il faut travailler ! La morale protestante avec le travail comme but de la vie, la nécessité d’assumer un métier ou encore cette idée que gagner plus plaît davantage à Dieu que de gagner moins, une suggestion qui asticote le désir du profit. Il n’est guère que les Grecs pour y avoir compris quelque chose, eux qui pensaient que le but de la vie s’achève dans la contemplation et les œuvres de l’esprit et non dans le « travail » au sens où nous n’entendons actuellement. Pas dans la visée de la « survie », car ne chercher qu’à satisfaire des besoins pour la survie, c’est bon pour l’animal pas pour l’homme. Mais encore faut-il, pour se consacrer à ce qui est le plus élevé disposer de loisir, donc disposer d’un revenu. Une filiation aristocratique fondée sur la propriété permettant des rentes régulières serait utile, mais ne vaut que pour quelques uns. A moins que ceux-là ne reversent un loyer aux autres et si, en plus, avec la coopération de tous, les besoins matériels sont couverts pour tous, la place est libre… pour une aristocratie de l’esprit ! Chaque être humain a de par sa naissance humaine droit à un revenu de base précisément pour se consacrer aux fins de l’humanité.
Les
avantages qui en résulteraient sont multiples. Nous ne pouvons pas tout
énumérer, mais, pour
commencer,
avec le revenu de base, nous pourrions apporter un appui solide à la
création artistique. Les artistes auraient moins besoin
de mendier des droits d’auteurs pour vivre décemment, ils auraient plus de
loisir pour laisser libre cours à leur inspiration. Il serait possible d’aider
tous ceux qui travaillent à des biens communs,
comme l’information alternative, la traduction bénévole, l’encyclopédie publique
ou le logiciel libre. Il y aurait une solution viable pour l’aide aux
personnes âgées. Elle est parfois assurée par
les seuls qui ont beaucoup de temps libre, les chômeurs, mais avec l’inquiétude
d’être radiés du chômage pour le service qu’ils rendent. Avec le revenu de base
ces craintes disparaîtraient et le service à la personne serait grandement
facilité. Encore une fois : les êtres humains aiment
rendre service, si leur situation étaient plus stable, nul doute que beaucoup
s’engageraient pour les autres. Autre domaine, l’éducation
des enfants en bas âge. Elle serait
facilitée par la présence désormais assurée d’un des parents au foyer. Sans
qu’il soit nécessaire de deux salaires (parfois plus) pour avoir un peu de temps
pour s’en occuper – quand trop souvent c’est la télévision
qui fait le baby-sitting, préformant par avance le bambin en gentil
consommateur. Plus largement, dès lors que le salaire
serait découplé du revenu, il serait possible de
relocaliser l’économie
dans les régions considérées actuellement comme pauvres, (alors qu’il y a
d’immenses ressources humaines partout !). Le revenu de base favoriserait les
activités bénévoles à l’heure actuelle
étouffées dans le système du salariat, car on ne laisse guère la possibilité de
« prendre de son temps » pour les autres (expression qui indique que le temps il
est déjà pris, absorbé, vampirisé par le travail). Avec le revenu de base,
l’expérience de la génération plus âgée pourrait plus facilement revenir vers
les générations nouvelles. Le retraité isolé, consigné chez lui avec une très
maigre retraite et qui serait mieux aidé serait très content de rejoindre la
solidarité sociale et d’apporter une aide. L’étudiant
lui, est aujourd’hui tributaire de ses parents. Le sentiment d’être un poids à
charge, la démotivation ambiante, porte les moins volontaires à quitter leur
formation vers un marché du travail qui ne va lui fournir que des petits
boulots. Pire, aux États-unis, il est considéré comme « normal » qu’un étudiant
emprunte sur dix ans pour financer ses études, de sorte qu’en débarquant sur le
marché du travail, il est… déjà endetté. Donc, il risque fort de se diriger vers
ceux qui payent bien… c’est-à-dire les banques qui ont contribué à son
endettement. Cercle vicieux qui mine par avance le choix d’une carrière plus
ouverte et désintéressée. Avec le revenu de base on brise ce cercle infernal et
le choix des études devient vraiment libre. Aligné sur les aspirations de
chacun, sachant que l’on n’a pas de souci à se faire pour ce qui est des besoins
élémentaires. Le futur étant assuré, la recherche d’une qualification exigée par
la société, pourrait être satisfaite.
2) Allons
plus loin. Une idée originale avancée dès le début du documentaire cité, est que
nous pourrions avec l’idée du revenu de base nous pourrions faire un bilan de
l’histoire de la technique, moins
dramatique que prévu. En effet, grâce au
développement d’une organisation plus rationnelle, par le biais de la
mécanisation, le biais de
l’informatisation, nous n’avons eu de cesse d’être libérés des contraintes
matérielles. Nous aurions pu
pourrions crier victoire… si la richesse et le temps gagnés avait été
équitablement redistribués. La frénésie du travail se perpétue encore et le
gouffre entre les riches et les pauvres s’est creusé au fil des temps. Nous
n’avons pas été récompensé de nos efforts. Nous avons parfois réduit le travail,
mais pour exporter massivement la productivité, et nous avons reçu en retour
l’impact des licenciements. Nous avons vu enfler une
vague de chômage sans précédent dans
l’Histoire et généré un processus d’exclusion implacable que rien ne semble
pourvoir arrêter. Stop ! Il y a eu une erreur d’aiguillage. La richesse a filé
dans la direction de l’économie casino, ne
laissant que quelques rares convois revenir vers les travailleurs bénéficiant
encore du système. Or la conclusion qui ressort des analyses des partisans du
revenu de base, c’est que, puisque nous avons si bien réussi notre mission
historique, il est temps maintenant de demander une juste récompense. Rendre le
mérite à tous en établissant un revenu de base pour chacun. Ce serait une
manière heureuse de laisser derrière nous des siècles d’oppression dans le
travail. Afin de remédier à un état de fait calamiteux, il a fallu, de haute
lutte, inventer des systèmes de protection sociale, mais qui n’ont fait que
produire complications sur complications. Bureaucratie kafkaïenne et paperasse
inutile. Et nous en sommes aujourd’hui au point où la paralysie est
omniprésente, où les systèmes sociaux se révèlent inefficaces et finissent par
imploser. Dans une économie incapable d’assurer le
plein emploi, mais où l’opinion est maintenue dans des promesses irréalisables,
ce qui autrefois devait être une exception est devenu la règle. Il faut en
permanence assister les laissés pour compte de la croissance en leur continuant
à leur faire croire que bientôt l’économie va repartir... et tout et tout. Le
politique effaré, est coincé entre le souci de ne pas froisser ses
créditeurs banquiers et la nécessité de colmater en
permanence les brèches d’un assistanat universel.
Le revenu de base propose pourtant une simplification radicale. A la place de
dispositifs compliqués, inopérants et stigmatisants pour les personnes qui en
profitent, une solution simple et logique, le remplacement des prestations
sociales par un revenu de base universel. Seule la part excédentaire serait
alors couverte par les dispositifs traditionnels. Sans vouloir être alarmiste,
il n’est que trop évident que si nous voulons éviter l’explosion sociale vers
laquelle la crise actuelle nous précipite, il faut proposer des mesures solides.
Combien de temps va-t-on pouvoir canaliser la frustration collective engendrée
par les mesures d’austérité ? N’est-il pas
évident que la frustration produit de la violence ? En donnant à chacun une
sécurité élémentaire, le revenu de base pacifierait
les relations sociales, laissant au bon soin des politiques de régler le
contentieux d’une économie fondée sur la dette.
Nous avons enfin pris conscience que rien ne peut dans le réel être séparé de quoi que ce soit d’autre car tout est lié. Dire qu’aujourd’hui l’économie est mondialisée, c’est énoncer un pléonasme, car l’échange par nature s’étend et se répercute partout et revient vers celui qui en prend l’initiative. D’où la signification du revenu de base tout à la fois locale et mondiale. D’un côté, comme nous venons de le voir, il y a nécessité au niveau d’un État d’en faire un droit citoyen, mais de l’autre, la question doit aussi être traitée et résolue au niveau planétaire. Il est intéressant de voir quelles seraient ses effets sur le problème difficile de l’émigration. Quelle est la motivation première du candidat à l’émigration aujourd’hui ? Assurer pour lui et sa famille… un revenu de base décent. Mais s’il l’avait déjà dans sa patrie d‘origine? A l’heure actuelle, dans des conditions de vie indignes, par milliers des hommes s’embarquent dans des conditions épouvantables pour trouver ailleurs un salaire permettant d’obtenir un revenu. Mais si, en instaurant le revenu de base au niveau mondial on distinguait les deux ? Si dans sa patrie d’origine chaque citoyen disposait déjà d’un revenu de base, les mouvements de population seraient stabilisés et se présenteraient de manière très différente de ce qu’ils sont aujourd’hui. Un peu comme dans le programme Erasmus des échanges d’étudiants entre Universités Européennes, la mobilité du travail ne serait plus fondée sur la pression des besoins, mais sur l’émulation de la recherche d’une qualification supérieure que l’on choisirait de trouver à l’étranger. Ce qui est tout simplement logique dans une société davantage pacifiée. Le revenu de base inciterait à étendre l’expérience de chacun, ce qui veut dire assurément que l’on voyagerait beaucoup plus.
3) Beaucoup
de questions qui nécessitent des réponses resteront cependant irrésolues. Un tel
dispositif ne risquerait-il pas d’aggraver un cycle de la consommation déjà très
préoccupant ? A l’heure actuelle, si nous continuons sur la lancée, avec la
disparition du travail,
nous nous allons vers une overdose de production et plus
personne en capacité d’acheter. Des VRP, des vendeurs, des commerciaux à foison,
mais vendre à qui si le travail salarié se réduit comme une peau de chagrin ? Le
revenu de base empêche l’explosion, il permet au système de continuer inchangé.
Est-ce que cela veut dire que généraliser le revenu de base, c’est inviter les
gens à ne rien modifier de leur mode de vie ? A faire comme si on pouvait
s’attabler avec la promesse illusoire de cinq ou six planètes au menu, alors que
la nôtre est déjà bien trop petite pour notre appétit démesuré ? Comme ce
qu’elle produit à la pelle, la société de consommation est elle-même promise à
l’obsolescence programmée. Nous avons vu précédemment qu’il est illusoire de
croire que l’intégration sociale puisse s’opérer par la consommation. Nous
disions qu’elle passe avant tout par la prise de conscience de nos
responsabilités et l’assimilation d’une culture. Rien n’est changé dans cette
équation. Le revenu de base se limite à une intégration par la consommation. Il
évite la casse, mais il reste encore à transformer l’opportunité extraordinaire
qu’il offre à chacun d’une une prise de conscience élargie. Pour l’instant, la
mentalité actuelle, si on va jusqu’à la paranoïa critique, c’est le cocooning
social « décomplexé » où chacun se replie sur ses intérêts privés, et se défile
devant ses responsabilités. Rien de surprenant, le
capitalisme, nous l’avons vu,
c’est la généralisation de l’intérêt privé. En instaurant le revenu de base ne
va-t-on pas pousser les gens dans une direction qu’ils sont déjà massivement
encouragés à emprunter ? Encore plus de consommation d’illusions ?
D’individualisme narcissique ? De désengagement? Quand l’inertie sabote à la
fois l’élan et la passion vraie, elle triomphe de tout et elle écrase l’esprit
dans le rien. Va-t-on continuer en direction d’une société bourgeoise et
pantouflarde, la société (ne pas dire civilisation) du
dernier homme
selon Nietzsche, celle qui rote et sirote devant de la télé-réalité et qui ne
risque pas de se réveiller ?
Eh bien, c’est un risque à prendre si nous voulons bien faire confiance à l’être humain ! Le défi majeur du revenu de base, c’est le changement des mentalités. Il rend possible un changement majeur, mais il faudra encore le faire advenir. Le revenu de base est une promesse d’avenir, mais l’avenir c’est maintenant que nous le créons.
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Avec le revenu de base, il est possible de modifier radicalement le rapport de force entre le capital et le travail. C’est un changement considérable dont les conséquences sont immenses. Le salarié n’aurait plus comme avant en permanence la corde au cou dans sa relation au travail. Avoir peur pour son emploi. Peur de se retrouver sans revenu. Disposant de plus de sécurité, il pourrait enfin envisager le travail comme un choix de vie. Associé à un dispositif de monnaie complémentaire, le revenu de base permettrait de recréer un lien social qui est à l’heure actuelle distendu par l’individualisme. Il pourrait aussi faire naître une société beaucoup moins soumise à une oligarchie politique, moins soumise au diktat de la finance, bref un monde où l’être humain pourrait mieux s’accomplir et vivre en paix avec les autres.
Est-ce seulement une utopie positive ? Dans sa présentation oui. Mais si nous regardons de plus près la situation du travail, c’est bien plus. Y a-t-il une alternative plus pertinente ? Peut-on raisonner encore en termes de « plein emploi » dans le monde actuel ? N’est-ce pas une vieille lune, une lubie en décalage complet avec la situation réelle ? N’avons-nous pas quelques raisons de nous réjouir d’une fin inéluctable du travail ? Albert Jacquard ne se gênait pas du tout dans ce sens : il voyait la période du travail comme une phase qui aura duré quelques millénaires avant de s’éteindre de sa belle mort. Au bénéfice d’une activité libre !
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© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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