Quand nous disons au pluriel «les échanges » c’est souvent pour désigner les transactions économiques entre les individus à l’intérieur de la société, l’usage de cette expression ayant une connotation matérielle. Nous avons en vue par exemple le fait que l’un fait du pain et des croissants, l’autre travaille dans une usine automobile, qu’un troisième enseigne dans une école et que tous échangent le produit de leur travail. Et l’argent est là qui sert de médiateur de l’échange. La même expression revient avec un sens plus large chez les économistes pour désigner la circulation des biens et des capitaux entre les États, les accords de « libre échange », « les échanges internationaux ». Enfin, autre sens très répandu, l’importance culturelle des échanges, celle que l’on affiche dans les festivités où l’on invite un groupe de danseurs de samba du Brésil, une représentation de cirque Chinois ou une chorale Russe etc. Les « échanges culturels » comme un pôle d’activité des municipalités.
Maintenant, mis au singulier "l'échange", est d’un emploi bien plus intimiste. Il désignera l’échange d’une parole, d’une lettre, d’un sentiment, d’une émotion, d’une idée, d’un regard entre deux personnes. Il serait plus judicieux d’employer le terme relation pour désigner l’échange intersubjectif. Il est plus riche et il a le mérite de ne pas évoquer une sorte de trafic nécessaire, de sorte que l’échange entre deux personnes serait alors présenté comme une transaction parmi d’autres. Nous n’échangeons pas des paroles avec quelqu’un comme on passe de la monnaie pour obtenir un sandwich. La richesse de l’échange est la richesse de la relation humaine.
Maintenant, ce n’est pas parce qu’il existe de fait une circulation ininterrompue de l’argent, des objets de consommation, des services, que pour autant nous vivions vraiment en relation les uns avec les autres. Parce qu’un échange marchand n’est pas une véritable relation. La recherche d’un certain exotisme ne veut pas dire proximité humaine et rencontre. La mondialisation rapproche-t-elle les hommes ou ne fait-elle que les mélanger ? Y a-t-il un sens de l’échange qui ne soit pas économique ? De quel ordre ?
* *
*
François Athané propose dans Pour une histoire naturelle du don, de distinguer trois sens de l’échange : économique, quand un bien ou service est cédé moyennant contrepartie ; communicationnel, quand on parle d’un échange de paroles, de lettres, de mails, entre deux personnes ; enfin cinétique pour désigner la circulation à double sens, comme en biologie la circulation des substances dans la cellule entre extérieur et intérieur. Partons de ces trois aspects pour en développer les conséquences.
1)
Considérons tout d’abord l’échange cinétique.
« En physique, on parle d’échange de chaleur entre deux fluides. On pourrait
étendre cette signification à d’autres domaines, en disant qu’il y a échange de
voitures
entre la ville et la campagne ». Vu de cette manière, l’échange passe pour une
simple circulation à double sens. Un mouvement réciproque et c’est tout.
Considéré dans le domaine du vivant, l’idée parle
davantage, car si la cellule se maintient en
vie, c’est précisément grâce aux échanges qu’elle effectue avec le monde
extérieur. L’individualité vivante ne peut se maintenir qu’au moyen d’un échange
constant avec son milieu. La vie dans ses éléments n’est pas « individualiste »,
l’individualité ne se maintient qu’à travers une interaction constante. Coupez
toute interaction et c’est la mort. L’écologie a
magnifiquement développé ce point sur le plan macroscopique, en montrant que la
richesse du tout comme biosphère est
intimement liée au développement de la diversité qu’elle comporte et plus un
système est riche et complexe dans ses interactions et plus il devient
stable. Inversement, une diversité
appauvrie et des échanges internes réduits la rende plus fragile.
Si nous
tirons maintenant cette idée du côté de la société humaine, nous observons la
même chose. Un individu coupé de tout et de tous, cela n’existe pas réellement,
car nous vivons en relation, ce qui suppose échange. Et on aurait envie
d’ajouter que plus les échanges sont vivants entre individus et plus la société
est forte et solidaire. Inversement, si la règle est le chacun pour soi, les
échanges proprement humains diminuent, il ne reste plus que
l’échange marchand. Les plus faibles économiquement sont alors
voués à l’isolement, de l’isolement à l’exclusion et de
l’exclusion à la mort.
Il n’y a aucun doute la dessus : notre société, en raison de la structure
psychologique qui la domine, fabrique beaucoup d’isolement
et donc des processus mortifères. Voyez dans ce registre en prolongement Ivan
Illich : La Némésis médicale
Ce qu’a
très bien montré Marcel Mauss dans son Essai sur le Don, c’est
qu’antérieurement à la structure économique, existe une forme d’échange sous la
forme de don et de
contre-don. « D’abord, ce ne sont pas
des individus, ce sont des collectivités qui s’obligent mutuellement, échangent
et contractent ; les personnes présentes au contrats sont des personnes
morales : clans, tribus, familles… De plus, ce qu’ils échangent, ce n’est pas
exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des
choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins,
des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des
fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments… » (texte)
Mauss parle de système de
prestations totales. Et nous retrouvons ici l’idée
d’échange cinétique.
2) Mais ce n’est pas tout. Don et contre-don, notamment dans le cas typique des alliances de mariage entre tribus, ne sont pas assimilables à un échange purement économique, tel qu’on l’entend aujourd’hui dans le capitalisme. Il y a bien échange dans un sens cinétique mais aussi communicationnel. « Ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elle soient au fond rigoureusement obligatoires », car en dépend la paix publique, ce qui implique la collaboration des uns et des autres et une nécessaire communication. Et si la communication est rompue, le conflit n’est pas loin. Que vienne à disparaître don et contre-don et disparaissent les réseaux d’engagement moraux entre les êtres humains et entre communautés humaines. C’est une question assez subtile à comprendre, car submergés que nous sommes par l’échange marchand, nous avons tendance à complètement oublier cet élément qui nous relie. Du coup, nous voyons dans le don quelque chose qui serait accidentel, voire accessoire, sauf cas évident de la nécessité d’aider les plus démunis.
L’échange implique donc ici une intention de communiquer qui attend un retour sur le même plan. Un don appelle un autre don. Une lettre appelle la réponse d’une autre lettre. Un sourire appelle un autre sourire, un regard un autre regard. Donc s’introduit dans la relation la dynamique vivante de la réciprocité. En fait à y regarder de plus près nous pourrons nous apercevoir que la communication n’est pas enclose dans le seul domaine humain. Raymond Ruyer a une formule juste disant que l’univers sensifie plus qu’il ne signifie. Il est en communication constante dans le champ du vivant, mais à un stade qui est préverbal, le stade verbal étant celui de la signification dans un langage tel que le nôtre. L’intercommunication est une loi interne de la vie. Les biologistes le savent très bien, il n’existe pas d’espèce vivante coupée de toute communication avec son environnement, le vivant baigne dans une information constante, comme le poisson vit dans l’eau. C’est tellement vrai que l’homme ne peut y faire exception et qu’il est obligé de rompre la communication pour s’isoler.
3) Nous
voyons donc que le sens très économique de l’échange que nous retenons dans nos
sociétés
est une réduction très appauvrie de la complexité réelle de l’échange. Nous
n’allons pas répéter ici les analyses déjà conduites plus
haut. Tenons-nous en à quelques remarques : l’échange
économique demande
qu’un service ou un bien soit cédé moyennant une contrepartie en argent. Mais
l’échange marchand ne créé pas de lien social. Une fois la prestation
effectuée, chacun retourne dans son quant à soi et se trouve libéré de
l’obligation. Le vendeur de son côté, le client de l’autre. L’un et l’autre
agissent et réagissent conformément à un concept et ne voient que le concept :
le client prend sa posture de client avec ses exigences, prêt à dénoncer une
incompétence. Le vendeur sa posture de vendeur avec son contrat et les limites
de ses prestations. A dire vrai, on a un peu de peine à parler de « service »,
tant l’acte est encadré et limité de manière contractuelle. « Rendre service »
ce serait aller un peu au-delà de ce que stipule le contrat en apportant une
aide imprévue ! Un peu plus humaine que le concept technique de
l’échange marchand. En toute logique, l’extension sans limite de l’échange
économique tend à éliminer la gratuité et à tout
marchandiser. On peut même acheter des
amis sur Internet ! Comme on achète le droit de s’asseoir, d’aller aux toilettes
et même, dans les villes surpeuplées, de quoi respirer. Et plus l’individu est
engagé dans l’échange marchand de manière exclusive et plus il est réalité
atomisé, coupé de toute relation réelle, maintenu dans une relation fictive,
parce que fondée sur la fiction première qu’est l’argent.
L’échange est objectif, mais l’ironie est que justement qu’il n’est rien
de plus subjectif qu’un échange vivant. Un échange nourri
de la subjectivité de tous ceux qui en participe. Il n’y a jamais eu de
communion « objective », c’est un non-sens, la communication réelle, la
communion de l’échange est profondément subjective et doit le rester.
Que nos échanges soient devenus presque exclusivement marchands est la conséquence d’un phénomène plus fondamental : l’intercession omniprésente dans les relations humaines de la technique. En cherchant depuis la Modernité à substituer partout la machine à l’homme, le grand projet techniciste a fini par se retourner dans une boucle d’asservissement dont nous payons les conséquences par une relation de l’homme au monde qui d’abord prédatrice de la nature est devenue prédatrice de l’humain. C’est ce retournement qu’Ivan Illich étudie dans La Convivialité dont nous allons examiner ici les thèses.
1) Depuis
le début de l’ère industrielle « nous essayons de faire travailler la machine
pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine », (texte) nous avons supposé que
« l’outil peut remplacer l’esclave », mais, par un retournement singulier, ce
que nous observons aujourd’hui, c’est que, sous des formes extrêmement variées,
c’est plutôt l’homme qui en est venu à être esclave de la machine. Tandis que
l’appareillage industriel ne faisait que se développer, le système technicien
imposait partout une logique
de domination. Or
Illich pense qu’il existe un outil juste. C’est celui qui « est
générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni
esclave ni maître, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un
outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa
place. Il a besoin d’un technologie qui tire le meilleur part de l’énergie
et de l’imagination personnelle, non d’une technologie qui l’asservisse et le
programme ». (texte)
Nous pourrions penser à la relation de l’artisan à l’outil, au travail de l’ébéniste qui rabote, scie, perce, vernit le bois pour obtenir une belle armoire et nous servir de ce modèle pour évaluer notre relation aux machines, voir si elle reste conviviale ou bien si nous ne nous laissons pas complètement prendre dans une spirale de domination plus ou moins inconsciente. Nous pourrions penser à l’attachement que manifestait Gandhi pour le rouet, et à son enthousiasme pour les premières machines à coudre. Dans le même esprit. Il faut partir de là et développer une philosophie qui étendrait le rayonnement de la convivialité et permettrait de repenser notre société dans son optique.
Nous avons montré plus haut dans le cours à quel point le travail industriel de production déterminé par le taylorisme se situait à l’opposé de cette exigence. Inutile d’y revenir. Mais nous pourrions tout aussi bien nous interroger sur notre rapport aux machines, comme l’invasion de l’informatique et ses effets. Ce qu’Ivan Illich étudie, c’est la possibilité d’une reconquête de la convivialité, c'est-à-dire dans le contexte qui nous occupe, d’un échange sain entre l’homme et le monde.
Ce que le système industriel tend à produire, c’est des êtres humains « dégradés au rang de consommateurs-usagers à l’état pur… privés de convivialité ». D’où la définition négative qui suit : « J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle ». Si notre relation au monde est définie par la manière dont nous nous servons de nos outils, il faut nettement opposer l’outil dominant et l’outil convivial. La productivité industrielle accentue la domination, favorise la répétition et tend à générer des manques artificiels. L’inversion de ce processus ferait que nous pourrions créer une société tournée vers « la spontanéité du don ». « La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique… La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société d’outils efficaces ». Attention, il ne s’agit pas d’un retour en arrière. « La science et la technologie ne seront pas annihilées, mais doteront l’activité humaine d’une efficacité sans précédent ». C’est la logique des institutions qu’il convient de changer. Elles sont en crise. Illich a cette phrase étonnante : « cette crise planétaire des institutions peut nous faire accéder à un nouvel état de conscience touchant la nature de l’outil et l’action à mener pour que la majorité des gens en prennent le contrôle ». « A la menace d’une apocalypse technocratique j’oppose la vision d’une société conviviale. La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule conditions de ne pas léser l’égale liberté d’accès d’autrui ».
Pour ceux
qui connaissent, en filigrane, ce qu’Illich décrit, c’est exactement l’esprit
du logiciel libre tel qu’il existe aujourd’hui ! Ou encore des réalisation
comme Wikipedia sur Internet et beaucoup d’autres initiatives alternatives qui
germent un peu partout dans le monde. Toutes les initiatives qui font de
l’échange un processus
qui nourrit tous ceux qui en participent, sans produire de boucle de domination.
Le point de départ de l’analyse de l’outil pouvait sembler anecdotique, mais ce
n’est pas le cas, c’est pourquoi nous devons nous pencher plus avant sur ce
texte.
Il est intéressant de se demander ce qu’il adviendrait si nous inversions les processus pour passer d’une logique de la domination à la convivialité. Quelques exemples : a) « De nos jours, on a tendance à confier à un corps de spécialistes la tâche de sonder et de dire le futur. On remet le pouvoir aux hommes politiques qui promettent de construire la méga machine à produire le futur ». La convivialité impliquerait le renouvellement complet du processus démocratique par lequel les citoyens décideraient par eux-mêmes de leur futur. b) « Les institutions politique elles-mêmes fonctionnent comme des mécanismes de pression et de répression qui dressent le citoyen et redresse le déviant pour les rendre conformes aux objectifs de production ». Même exercice : comment repenser la politique pour qu’elle prenne la direction d’une société conviviale ? c) Si le système actuel définit « le bien comme la satisfaction du plus grand nombre de gens par la consommation de bien et de services industriels », quelle serait la définition du bien que se donnerait une société conviviale ? d) Si le travail technique a tendance a capter l’énergie et à rendre l’homme prisonnier de ses outils, quel forme devrait prendre un travail convivial ? d) Quelle forme prendrait l’usage de l’argent s’il devenait plus convivial ? etc. Nous pouvons réviser toutes nos relations dans ce sens.
2) Qu’on
ne s’y trompe pas, ce n’est pas une réformette qui est proposée, mais une
révolution des mentalités.
Qui menacera forcément ce que nous pourrions appeler « l’ancien paradigme » et
tous ses aspects actuels. (texte) Illich écrit par exemple : « La survie du Bangladesh
dépend du blé canadien et la santé des New-yorkais demande la mise à sac des
ressources planétaires ». Le passage à une société conviviale demandera
nécessairement une refonte intégrale du système des échanges (texte) et la réforme de la
finance. Des sacrifices à consentir et des choix à faire pour plus d’équité.
Illich est très net. Cela veut dire « un renoncement général à la surpopulation,
à la surabondance et au surpouvoir, qu’il soit le fait d’individu ou de groupes,
… l’insupportable prétention à vouloir organiser la vie aux antipodes. Cela
revient à renoncer au pouvoir, pour le service des autres comme de soi.
La survie dans l’équité ne sera ni le fait d’un oukase des bureaucrates ni
l’effet d’un calcul des technocrates. Elle est le résultat du réalisme des
humbles ». C’est le pasteur qui parle ici autant que le philosophe.
Cependant,
il ne faut pas se méprendre sur l’apport de l’étude de la convivialité. Ce qui
suit est intitulé dans le texte : « les limites de ma démonstration ».
Mettre l’accent sur la convivialité, c’est se donner les moyens de « détecter là
où les moyens se sont changés en fins ». a)
Il ne s’agit pas de proposer « une fiction détaillée de la société future ».
Donc pas une utopie, mais « un
guide pour l’action » qui laisse libre cours à l’imagination. « La vie dans une
société conviviale et moderne nous réservera des surprises qui dépasseront notre
imagination et notre espérance ». Donc pas d’utopie normative, à chaque
communauté de choisir ce qui est réalisable : la convivialité est multiforme. b)
La convivialité n’est pas à prendre comme un traité d’organisation des
institutions, ni comme un mode d’emploi. « Je ne suis ni le commis voyageur
d’une « meilleure » technologie » ni le propagandiste d’une idéologie ». Dans un
monde dominé par des impératifs techniques, « nos rêves sont standardisés, notre
imagination industrialisée, notre fantaisie programmée…Nous avons quasiment
perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où
personne ne puisse limiter la créativité d’autrui, où chacun puisse changer la
vie ». Ce que propose une réflexion sur la convivialité, ce sont de nouvelles
pistes en dehors de cet imaginaire colonisé par la technique, comme dirait
Castoriadis. Dans un monde où « il y a ceux qui n’ont pas assez et ceux qui ont
trop ; ceux que les voitures chassent de la route et ceux qui conduisent les
voitures. Les pauvres sont frustrés et les riches toujours insatisfaits ». Or,
« dans l’esprit de ces hommes, nulle place n’est réservée au saut
qualitatif qu’impliquerait une économie en équilibre stable avec le
monde qu’elle habite ». Une économie qui
prendrait
la direction de la simplicité volontaire, qui serait sobre, plus pauvre
en biens, mais « sûrement riche de surprises et libre ». c) La convivialité
concerne la structure de nos outils et non celle du caractère des individus ou
celui des communautés. Mais bien sûr, une reconstruction conviviale de la
société « implique que le regard acquière la transparence, que le sourire se
fasse attentif et que les gestes s’adoucissent : elle exige une reconstruction
de l’homme et du genre de la société ». d) La convivialité n’est pas une
stratégie politique. « Les dirigeants de partis et des industries sont comme
les officiers d’un bateau postés aux leviers de commandes des institutions
dominantes… Ils peuvent changer de route, de cargaison et d’équipage, mais non
de métier ». Et disons le tout net : « l’adoption d’un mode de production
convivial ne préjuge en faveur d’aucune forme déterminée de gouvernement ». d)
L’étude de la convivialité n’est pas un traité d’éthique, mais elle postule la
reconnaissance de l’équité comme valeur fondamentale. Enfin, e) il faut
reconnaître que la convivialité ne fera pas disparaître du jour au lendemain
les problèmes économiques. Elle aura cependant l’avantage du donner des
indications en faveur d’une nouvelle théorie économique qu’il faudra inventer.
Le message d’Illich est déjà passé au moins dans le langage par l’adoption du terme désuet qu’il a sorti de l’oubli. Son propos a été entendu et souvent repris, même s’il a été simplifié excessivement. Les théoriciens de la décroissance peuvent légitimement se l’approprier. Dans le contexte qui nous occupe ici, sa réflexion apporte une contribution salutaire à la nécessaire critique de la société industrielle dans laquelle nous vivons. Elle montre que nous ne sommes pas condamnés à rester dans l’ornière des échanges marchands.
Étant donné que le modèle de la société de consommation est partout dominant, que d’autre part les communautés humaines semblent n’avoir qu’un désir, qu’une fascination, accéder au standard de vie à l’occidentale, il s’ensuit que le monde est engagée depuis des décennies dans une vaste uniformisation des modes de vie. Et pourtant, nous observons aussi que, même si elle a cédé du terrain, la diversité culturelle n’a pas disparu, elle demeure très vivace. Si le ticket d’entrée dans le monde des échanges passe par l’adoption de la science, des techniques à l’occidentale, ce n’est que l’uniforme qui couvre toute la diversité réelle des êtres humains. Ce n’est même pas une question de devoir être, mais un fait : nous vivons dans un métissage culturel dont nous n’avons pas encore compris toute la portée.
1) Observons le monde dans lequel nous vivons, avec un peu de lucidité : le
métissage culturel est un fait. Partons des choses les plus banales.
D’abord de la diffusion des produits
culturels. La tendance à l’uniformisation du modèle américain aurait
dû laminer toutes les particularités culturelles. Dans ce monde-là, il n’y
aurait plus que des fast-food en guise de restaurant, plus que des blockbuster
sortis
d’Hollywood
en guise de cinéma, plus de musique que commerciale sortie
de majors calibrées dans des clips vidéo de starlettes languissantes ou de
formations de groupes rock masterisées par le star-system etc. la liste est
longue. Mais ce n’est pas ce que nous voyons. Chaque culture continue perpétuer
ses traditions culinaires et essaime
partout. Même si cela semble superficiel à noter, c’est un fait que nous n’avons
pas besoin d’aller au Japon pour goûter au sushis, il y a des restaurants
chinois, indiens, tunisiens etc. partout dans le monde. Ce qui est assez drôle
c’est que dans le cinéma, la plus grosse production mondiale n’est même pas
américaine, elle vient de Bollywood en Inde et de Nolywood au Niger. Quant à la
world music elle est d’un foisonnement impressionnant et le public en
redemande. La télévision et la radio ont cessé d’être un monopole d’État, elles
se sont multipliées, et elles rendent possible une diffusion culturelle aisément
accessible à très large échelle. N’importe qui sur Internet peut converser avec
l’autre bout du monde dans n’importe quelle langue, peut avoir accès à une
information dans sa propre langue sans devoir passer par la traduction s’il se
trouve à l’étranger. D’ailleurs, la traduction est
maintenant automatisée et même si le résultat des moteurs de traduction est
encore médiocre, il s’améliore. Jamais dans l’histoire de l’humanité nous
n’avons eu accès à une diversité culturelle aussi riche.
La
circulation des hommes sur le globe ensuite. Les frontières sont très
largement ouvertes et le droit de circulation des êtres humain à la surface du
globe admis, sauf pour ce qu’il en est des régimes totalitaires qui n’arrivent
que difficilement à fermer leurs frontières. Le mouvement des populations
contraintes à l’exil sous la pression des
guerres, des situations de crise s’est
accentué. Avec tous les drames que cela génère. Et le déracinement de l’exilé en
terre étrangère n’est plus ce qu’il était. Les communautés d’expatriés se
reforment aussi dans la patrie qui les héberge. Le fait est là, dans la plupart
des grandes mégalopoles du monde, on croise une grande diversité culturelle, ce
qui autrefois n’était
possible
que dans les grands ports, lieux de passage entre les régions du monde et les
continents. D’où la réputation des grandes cités de l’Antiquité au bord de la
Méditerranée. En un mot, nous vivons dans un monde très
cosmopolite, dans une extension que les philosophes des Lumières
comme Kant n’auraient qu’à peine pu espérer. C’est d’ailleurs le titre d’un
essai de Kant que l’idée d’une histoire universelle du point de vue
cosmopolitique. Ce dans quoi nous vivons. Pour le dire autrement, le
melting pot américain que l’on a longtemps vanté comme un modèle, est assez
largement devenu européen et il est en passe de devenir un phénomène global.
La circulation des idées, des la connaissances et de l’information enfin ne concerne plus seulement la culture sous l’autorité d’un conquérant. C’est désagréable à entendre, mais la colonisation menée par l’Occident a été incontestablement une domination, l’Occident apportant le véritable savoir et la vraie religion aux peuples dit « primitifs ». D’abord à sens unique, avant qu’une génération d’anthropologues finisse par comprendre que les peuples premiers possédaient une richesse culturelle inestimable. Claude Lévi-Strauss s’en est inquiété, pensant qu’à terme, le métier d’anthropologue allait disparaître dans un monde phagocyté par le modèle occidental. Reste que pourtant, tant bien que mal, les influences culturelles sont passées, nous vivons dans un monde où qui brasse en permanence des influences culturelles très bariolées. L’homme instruit est aujourd’hui comme le personnage d’Arlequin qui sert de prétexte à Michel Serres dans son essai sur le Tiers instruit. (texte) Et celui qui en voie d’instruction de fait aussi. Au-delà du contrôle que pourrait exercer une institution scolaire rigide. C’est très visible dans le domaine de l’éducation, où du primaire à l’Université on accueille des élèves ou des étudiants d’origines très différentes, chacun d’eux gardant ses racines. On parle aujourd’hui de mondialisation, mais la mondialisation concerne surtout les marchandises. Dans le cadre de l’échange, ce n’est pas vraiment nouveau. Cela fait des siècles que l’on colporte par bateau des tissus, des épices et des objets ouvragés de toutes les parties du monde. Ce qui est nouveau par contre c’est qu’aujourd’hui les idées circulent autant que le savoir, les œuvres et les objets.
Mais
attention, cela ne veut pas dire qu’il faille négliger le poids écrasant du
consumérisme. Nous
n’allons
pas répéter ici ce que nous avons déjà largement examiné ailleurs, mais
l’identité basique de consommateur n’est pas une identité culturelle ni
un gage d’ouverture à la diversité culturelle, mais une invitation molle
à l’indifférence vis-à-vis de la
culture. Comme une éponge qui absorbera
le jus dans lequel on la met et qui en absorbera un autre sans broncher. Une
émission de variété, quatre tranches de pub, une série télé, quatre tranche de
pub, des « petites phrases » glanées dans un journal, un « buzz » Internet pour
remplir des conversations, des divertissements
permanents, aucun intérêt réel, une vie hors de soi dans
un courant d’influences formaté par le
marketing. Cela remplit la vie de plein de petites
choses qui chassent un moment l’ennui, (avant qu’il ne revienne au galop), vous
évitent de penser, de vous interroger et surtout de vous investir
sérieusement dans quoi que ce soit. Mais bon… Cela fait
une sorte de bain commun dans lequel tout le monde se retrouve, comme tout le
monde se retrouve au supermarché où dans une galerie commerciale. Un lieu
soi-disant "convivial" (!) où personne ne communique mais où on échange
beaucoup… d’argent. Glissement lent vers le
dernier homme comme dirait
Nietzsche, glissement vers la non-pensée.
2) À supposer que le consumérisme, ne vienne pas à bout, dans un effet de déracinement, de toutes les cultures, nous voyons que la question de la diversité culturelle, de sa compréhension globale est très complexe. Elle soulève une difficulté qui est celle d’intégrer la diversité dans l’unité d’une vision de l’humanité qui fasse sens. C’est un défi, mais qui mérite d’être relevé et qui, d’une certaine manière, l’a été tout au long de l’histoire dans la rencontre des civilisations humaines. La rencontre, pour porter ses fruits, implique une communication véritable. Non pas la promiscuité d’un brassage continuel d’influences, mais une proximité de compréhension, de partage et d’échange.
Le
drame, c’est que nous partons avec une idée toute faite de
fragmentation de l’humanité,
l’idée que les cultures formeraient des entités indépendantes et séparées les
unes des autres, chacune devant se préserver de toute contamination extérieure.
Exactement de la même manière que, sur le plan psychologique, l’ego
se considère comme une entité indépendante, séparée des autres, voulant se
préserver et considérant que l’autre est soit un allié, s’il est dans mon camp
ou un ennemi s’il est une menace potentielle. C’est avec raison que l'on parle
d’identité culturelle, non pas qu’elle
existe vraiment, mais nous reproduisons au niveau
collectif des schémas
identitaires qui sont ceux de l’ego. Les
problèmes d’identité sont dans l’ego, pas dans la culture et l’identité
n’est pas fondamentalement
culturelle. Si nous avions plus de pénétration psychologique, cela
devrait nous frapper, mais faute d’une compréhension de l’esprit, nous nous
prenons au jeu de nos abstractions au point d’y croire. Ce que nous oublions,
c’est que toutes les civilisations se sont nourries d’influences variées et
d’échanges constants.
De même l’ego ne s’est pas formé tout seul, lui qui n’existe que sous influence.
Combien de peuples ont traversé l’Europe ? Combien ont laissé leurs traces
jusque dans nos langues ? La langue est une mémoire collective, un coffre dans
lequel on découvre le dépôt de beaucoup de visiteurs venus de l’étranger. Notre
savoir est de provenance multiple. Ce sont les Arabes qui ont colporté en
Occident la philosophie et les mathématiques.
Eux-mêmes ont colporté d’Inde les chiffres dont nous nous servons. Comme la
Grèce d’Alexandre s’y était aventurée ramenant des idées reprises par les
philosophes. Le brassage des cultures se poursuit depuis la nuit des temps. Le
métissage est la rencontre de deux ensembles symboliques donnant
naissance à un troisième, non par simple addition, mais par une lente
assimilation faisant naître une nouvelle culture. Sans cette rencontre chacune
serait restée figée dans ses formes passées et dans la répétition de
stéréotypes. Et nous savons bien que les formes du passé ont tendance à se
scléroser. La lettre reste quand l’esprit s’en va et il n’y a plus que
commentaire indéfini. Rien de tel que la rencontre
d’une culture différente pour revitaliser l’esprit. Donc, si chaque culture se
vivifie dans ses rencontres, si elle est elle-même le fruit d’un brassage
historique, il est évident que le concept de « pureté
culturelle » est une abstraction vide. Il n’est d’esprit que celui de
l’humanité tout entière. Nous avons donc tout à gagner dans la reconnaissance
d’une culture différente de la nôtre. L’invitation du métissage culturel est de
s’autoriser à connaître le monde avec un regard différent de celui de
notre propre culture. Comme dit Claude Lévi-Strauss « le
regard éloigné ». Dans une forme littéraire,
comme le voyage initiatique de Carlos Castaneda au beau milieu de la culture des
sorciers Yaqui. Manière efficace de se dé-prétendre des certitudes qui sont
celles de notre culture en participant d’un point de vue différent, mais qui
fait aussi partie de l’expérience humaine. Au bout du compte, faut-il crier au
péril ? Chacun d’entre nous, dans la traversée d’une vie, au cours de son
itinéraire intellectuel, s’est fait un manteau d’Arlequin, accepte et fait sien
chacun de ses carrés de couleur.
3) Mais
après tout, en lisant un livre, en fréquentant une bibliothèque, ne faisons-nous
pas l’exercice de nous confronter à une pensée qui n’est pas la nôtre ?
Toute réflexion n’exige-t-elle pas le métissage ? Penser par soi-même
est-ce tourner en rond dans son esprit pour ressasser : « nos pensées » ? Si ce
n’était que cela, ce serait très ennuyeux et ne nous mènerait nulle part. Les
cogitations personnelles qui ne sont nourries d’aucune rencontre tournent court
assez vite. Nous avons besoin de sortir du bunker de l’ego, d’embrasser un
horizon large,
d’éprouver
nos pensées au contact du monde et de l’expérience, de questionner en échangeant
avec d’autres pour déranger un peu l’arrangement précaire de nos idées.
C’est le thème central du Tiers instruit : « Partir. Sortir. Se laisser
un jour séduire. Devenir plusieurs, braver l'extérieur, bifurquer ailleurs.
Voici les trois premières étrangetés, les trois variétés d'altérité, les trois
premières façons de s'exposer. Car il n'y a pas d'apprentissage sans exposition,
souvent dangereuse, à l'autre. Je ne saurais jamais plus qui je suis, où je
suis, d'où je viens, où je vais, par où passer. Je m'expose à autrui, aux
étrangetés ». Disons aussi : à l’inconnu. Partir pour revenir enrichi du voyage.
La leçon est d’une importance capitale dans un monde où le savoir est très compartimenté et soumis à une extrême spécialisation. Mais que vaut une science enfermée dans son monologue ? Rien du tout. Elle dégénère dans un ésotérisme compréhensible que d’une poignée d’initiés. (texte) Peut-on seulement appeler scientifique la myopie disciplinaire qui s’interdit les ponts, les passages, les relations ? D’où cette tirade de Michel Serres : « Le mathématicien saura mieux le monde et même son propre langage s'il consent à la physique, le physicien connaîtra mieux les choses et même son propre outillage s'il en vient à la technique, le technicien s'il apprend l'artisanat et l'artisan s'il accède à l'oeuvre d'art. Le philosophe grammairien connaîtra mieux la langue et la connaissance et le monde s'il tolère le style et s'ouvre à ses exploits. Inversement on conçoit le progrès de l'artiste quand il se met à l'artisanat, celui de l'artisan se faisant technicien, celui du technicien... et ainsi jusqu'au bout du chemin, vers les mathématiques et la logique ». (texte) La vie est une totalité indivise, notre manie de tout compartimenter est mortelle pour l’intuition. Relier c’est suivre le mouvement vivant, mais pourrions-nous le faire sans l’aide d’un autre qui nous invite à nous déprendre un moment de nos idées trop arrêtées ? Accepter l’ouverture qui ne préjuge en rien est la meilleure manière d’enquêter pour nourrir une réflexion et revenir plus riche que nous étions auparavant, quand nous refusions de sortir du nid tout chaud de nos pensées. Enfin surtout de notre attachement à nos pensées. En ce sens, il faut dire que toute réflexion est métissée, entrelacée avec d’autres, en relation d’échange, mais non pas d’échange économique, mais d’idées.
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Nous avons dans cette leçon surtout insisté sur le pluriel des échanges et suggéré toute l’importance de la sphère de l’échange comme relation. Le thème a été largement abordé dans d’autres leçons. C’est une facilité que de traiter la diversité des échanges en laissant entre parenthèses l’affectivité qui nous relie. Qui est le lien le plus essentiel. Et l’échange dont nous avons tous le plus besoin. Retenons qu’il y a un abus caractéristique à dégainer tout de suite l’économie quand on parle de l’échange pour n’envisager que l’argent comme médiateur des échanges. En oubliant précisément l’humain, la véritable richesse. L’échange économique est tout en surface, plus en profondeur et qui le porte, il y a les relations éthiques et le sens des relations tout court, dans le domaine de l’affectivité. D’où l’intérêt de revenir aux analyses de Marcel Mauss et de Mauss à Illich. Nous avons pensé qu’il était intéressant d’ouvrir une porte pour laisser entrer Ivan Illich. Peu connu du public, il est pourtant un pôle d’attraction vers lequel gravitent tous ceux qui ont un tant soit peu souci de voir le monde changer vers une meilleur équilibre et qui refusent de séparer économie et écologie.
Si donc nous approfondissons la question initiale, il faudra la retourner : l’échange n’est pas fondamentalement économique. Il ne l’est qu’en surface, quand on ne s’en tient qu’aux apparences et dans une version très réduite de ce que représente la vie. Le mérite de la question est cependant de pointer du doigt une fixation obsessionnelle de notre époque sur l’argent. Nous avons un mal fou à nous défaire de l’équation argent=valeur, valeur=argent, ce qui montre à quel point notre interprétation de l’échange est étriquée. Peut être que nous ne sous sentons pas assez vivants pour reconnaître à quel point l’énergie qui nous anime déborde nos catégories. Si nous faisions une expérience plus ample et plus dynamique de la relation avec la vie, nous toucherions directement l’évidence de la richesse infinie de l’échange.
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© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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