On peut dire
que notre époque a ramené à une banalité ce qui semblait à la génération Dada
une provocation : considérer n’importe quelle bruit comme de la musique,
n’importe quelle image comme de l’art pictural, n’importe quelle assemblage de
matériaux comme sculpture, n’importe quelle mouvement comme de la danse etc.
N’importe quoi comme de l’art. Le résultat c’est que le concept de l’art s’est
tellement démocratisé que tout le monde peut se dire artiste. Il suffit de
prendre la pose et
ensuite d’exposer n’importe quoi en
disant que c’est une œuvre.
Le concept d’œuvre d’art est tombé des hauteurs sublimes où le confinait l’art classique et s’est confondu avec les productions tirées de la technique. L’exemple caractéristique d’Andy Warhol est très typique : entre les paquets de boîtes de soupe sur les rayons du supermarché et les mêmes emballages exposés dans un musée où est la différence ? Qui aurait l’audace de distinguer une affiche de publicité d'un tableau de maître ? Un bruit de moteur d'une sonate pour piano ? C’est pareil, c’est de l’art. Il suffit de le dire et, comme dit Lewis Caroll si vous le répétez trois fois, cela devient vrai ! Nous sommes tellement dans le relativisme généralisé que cela marche. Entre la propagande qui sert à vendre des produits, et une œuvre d’art, plus de différence : la publicité est désormais considérée comme un art. On peut décorer un appartement avec des gadgets en plastique, des produits dérivés de fast-food, ou coller les affiches de pub, c’est du pareil au même, encore de l’art. Puisque c’est de la décoration et que "l’art sert juste à décorer"!
Mais à tout confondre de cette manière, ne perdons-nous pas la compréhension juste de ce que la technique représente et ce à quoi l’art est assigné ? N’y a-t-il pas des formes distinctes de productions humaines ? N’y a-il pas plusieurs sens du mot « technique » dont un seul convient dans le domaine de l’art ? Quelles relations l’art et la technique entretiennent-ils ? Après avoir repéré les différences entre le travail de l'ouvrier et celui de l’artiste, il nous faut examiner maintenant leurs similitudes.
* *
*
Si nous voulons y voir plus clair, il faut déjà marquer une distinction entre le point de vue du créateur : le peintre devant sa toile, le sculpteur dans son atelier, le compositeur au travail etc. et d’autre part le point de vue du spectateur qui tire un certain plaisir de la rencontre d’une œuvre, qui visite des musées, va à un concert, ou au théâtre. Voyons donc d’abord en quel sens nous parlons ici de technique.
1) Du
point de vue du créateur, la réponse est limpide : une œuvre est
l’aboutissement d’un travail, parfois très long, qui
suppose la maîtrise d’une technique et une habileté acquise en l’exerçant.
Si vous vous mettez devant une feuille de papier avec des pinceaux pour essayer
de peindre une aquarelle, cela risque au début, d’être assez calamiteux. En
apparence, dans le regard du
spectateur,
cela a l’air simple, mais cette simplicité est trompeuse. A essayer, on se rend
vite compte que c’est bien plus difficile qu’il n’y paraît, il y a toute une
technique : des astuces, un savoir-faire,
des méthodes pour s’y prendre, une façon de faire, un ordre, des règles à suivre
qui, si on ne les respecte pas, donnent de mauvais résultats. Cela ne
s’improvise pas, cela s’apprend. Le mieux c’est de le faire auprès de quelqu’un
qui possède déjà cette maîtrise, un aquarelliste, un
maître en sérigraphie, un maître sculpteur, un maître de
musique etc. L’illusion
commune consiste à croire que la facilité avec laquelle nous abordons les
œuvres, comme écouter de la musique par exemple, est la même quand il s’agit de
créer. (texte) Si on nous met entre les mains un instrument de musique… hop ! On va en
jouer immédiatement ! Si vous vous asseyez devant le piano pour la première
fois, … vous pourrez vous prendre pour un grand concertiste. En rêve. Idem si on
vous met devant un chevalet avec de la peinture et des pinceaux. Dans la réalité
cela ne se passe pas du tout comme cela. Il faut apprendre. Ce qui demande un
travail et l’acquisition d’une bonne maîtrise technique se fait sur des années.
Or dans une société dopée au consumérisme, on veut
tout et tout de suite, on fabrique des consommateurs passifs et dociles qui
n’ont qu’à lever la main pour se servir sur un étalage. On ne forme pas des
acteurs et des créateurs habitués
à un investissement long et à un travail. D’où la déconvenue : l’ado qui croit
que quand il aura endossé la guitare du cadeau de Noël, magiquement, il saura
immédiatement jouer comme un dieu ! Et il abandonne l’instrument deux semaines
après l’avoir reçu. « C’est trop dur » ! Celui qui se croit doué en dessin et
qui en suivant un cours se rend compte qu’il a tout à apprendre. Oui, la
technique au début c’est dur, c’est difficile et c’est difficile pour tout, il
ne faut pas se le cacher. Même pour la cuisine ! Cinq minutes pour engloutir une
assiette, mais deux
heures de préparation compliquée ! L’habitude du consommer-jeter est exactement le contraire de ce que représente le
travail d’une technique, pour laquelle
il faut de l’énergie, de l’attention, une ingéniosité constante, de
l’application, de la patience, un grand sérieux, un geste précis qui deviendra
peu à peu une élégance. Ce serait mentir que de dire au débutant que de lui dire
que c’est facile, il faut lui avouer la vérité : non ce
n’est pas facile au début, mais il y aussi un plaisir d’appendre, un
amour du geste, un amour du résultat qui se dessine peu à peu, un enthousiasme
d’être tout au long plongé dans un processus créatif. Même si parfois cela
fait mal partout et que le résultat est piteux. La facilité qui ressemble
tellement au naturel vue de l’extérieur, doit être récusée quand nous
abordons le véritable travail de la création. Il ne faut pas compter, le nez en
l’air, seulement sur l’inspiration, il y faut
de la transpiration, de l’énergie pour parfois aboutir à un résultat très peu
satisfaisant. Et devoir recommencer. Encore et encore. Malgré la frustration.
Allez dire à un pianiste qu’à le voir jouer, c’est facile ! Il vous racontera
des heures et des heures de gammes et d’exercices au point d’en avoir mal aux
articulations. Les musiciens classiques à l’heure actuelle font un travail de
forçat. Et il en est de même pour les danseurs. Effrayant pour celui qui
n’aurait pas la passion de la musique ou la passion de la danse qui fait oublier
jusqu’à l’idée fausse que c’est pénible !
Le point de vue du spectateur, celui de la contemplation esthétique, est-il seulement concerné par la technique ? Non, pas vraiment. Ce qui fait la réussite d’une œuvre d’art, sa beauté, son élan, sa chaleur, sa puissance d’expression, c’est ce qui en elle est mystérieusement un souffle de l’esprit, ce qui s’éprouve d’autant mieux que le spectateur en oublie la technique et voit qu’un geste magnifiquement inspiré. La main qui glisse sur la flûte avec une telle légèreté que l’on croirait voir une fée se jouant de nous : et cette magie éclipse tout le travail que la concertiste a pu faire en préparation. Le moment où la technique se fond dans le naturel est l’excellence. Là où le débutant est tendu, crispé, fait des efforts terribles, visibles sur son visage, le maître semble jouer la même chose comme si de rien n’était, faisant oublier la technique pour tout mettre dans le sens juste de l’interprétation, telle que la pièce a été écrite.
Inversement, une débauche de technicité gratuite, de
virtuosité impressionne toujours et suscite même les applaudissements, mais
si elle est purement technique sans qualité esthétique, c’est déjà moins bon. On
dira que l’artiste « est vraiment très fort » mais ce n’est pas ce qui donne une
âme à la musique. Il y a des pièces que l’on peut
accélérer à une cadence infernale, pour l’exploit
technique, mais au final cela va tellement vite que le public n’entend plus
rien ! Une musique qui serait mieux rendue à
une cadence moins virtuose. Pour celui qui aime vraiment la peinture, la
musique, la
danse, la sculpture, ce qui importe avant tout c’est le
plaisir esthétique qu’elles procurent. L’impression que l’œuvre provoque, la
sidération, le charme, la majesté, le calme, la passion, le sacré. C’est à
partir de là que le jugement esthétique
est sûr. Les considérations techniques dans l’analyse ne viennent qu’après. Les
gens qui analysent froidement la technique et glosent sur la performance sont
vite ennuyeux. Ce qu’attend le spectateur, c’est l’émotion esthétique, pas un
détail de chiffres sur des performances techniques. C’est aussi un maladie de
notre époque que tout mesurer et de faire grossir des
chiffres soi-disant pour
faire valoir un artiste… ou un sportif. Comme s’il fallait gonfler les muscles
au maximum dans la performance pour être digne d’un compliment.
2) Il n’y
a donc pas de fossé entre le savoir-faire artisanal, par exemple du luthier qui
fait des violons et la maîtrise des techniques chez l’artiste, comme le travail
du bois sous les mains d’un sculpteur. L’artisan cultive le sens du travail bien
fait, le plus souvent il fait son métier par passion. Des qualités que ne
renierait pas l’artiste. Un verrier artisanal qui produit des coupes et des
bouteilles et les vends sur les marchés, peut dans un coin de son atelier
s’essayer à la sculpture du verre. Il peut être artiste à ses heures, après ce
n’est plus qu’une question de succès, si ses créations rencontrent un public qui
les apprécie, il sera plus connu comme artiste souffleur de verre
que comme verrier
artisanal.
Autrefois artistes et artisans n’étaient pas distingués, on passait commande d’un escalier auprès d’un maître ébéniste, comme on passait commande d’une messe auprès d’un musicien. En fait il n’y avait que la catégorie des artisans et le concept d’artiste, tels que nous le connaissons, n’était pas encore affirmé. (texte) Ce qui explique peut être pourquoi il existe autant d’œuvres anonymes dans l’antiquité. Il s’agissait de commandes faites par une aristocratie riche, à des artisans qui n’auraient pas eu l’idée étrange d’aller mettre leur nom sur leur travail, par exemple en participant à la construction d’un palais ou d’une cathédrale. L’artisanat est plus impersonnel que l’art. Nous sommes aujourd’hui, il faut le noter, dans un renversement complet, à tel point qu’à tableau quasiment identique, un monochrome par exemple, le prix peut être multiplié par 20 suivant la signature de l’artiste et sa cote. Question de personne ou question d’ego si on préfère. Avec un peu d’humilité nous dirions qu’il n’y a que des artisans, certains plus distingués que d’autres.
La leçon
que nous donne les sociétés traditionnelles à cet égard est importante :
autrefois on
comprenait
dans le terme art toute forme d’habileté et de talents conférant
une maîtrise dans un domaine, mais aussi un apprentissage définissant un corps
de métier. L’apprenti boulanger va se former chez un boulanger de métier. Le
platier peut embaucher un apprenti etc. Ainsi se comprenait autrefois la
structure de tous les métiers manuels que le Moyen-Age regroupait sous la forme
de Corporations. Dans les société traditionnelle, le sens du mot art est très étendu et il n’a plus de
vocation esthétique, ce serait plutôt l’idée du bel ouvrage comme travail bien
fait. Cela vaut pour toutes sortes de choses. Ainsi, en chevalerie, défier
le maître d’armes c’était exiger de lui qu’il fasse montre de son art ! Aller
trouver le sorcier pour obtenir une décoction contre la fièvre, ou un poison,
c’était lui demander aussi de montrer de quoi son art était capable. Nous
pourrions répéter l’argument partout où il y aurait une grande habileté, une
expérience, mise au service d’une demande très
spécifique.
A chacune nous pourrions attribuer un nom et la considérer comme
un métier, mais nous ne dirions pas « artiste » dans le sens que
le mot prend aujourd’hui. La nuance est à chercher dans la différence entre
invention et création. Descartes dans le Discours de la Méthode
fait l’éloge des artisans et de leurs inventions souvent ingénieuses, (texte)
lui qui était fasciné par les automates et
les machines disposées dans les jardins du roi. Une
invention rend service. Nul doute que l’invention de la roue a changé le destin
de l’humanité, comme beaucoup d’autres inventions, tel le moulin à eau et le
moulin à vent. Une invention est dirigée par une utilité. A la différence, le
mot création peut avoir un sens qui s’en détache,
nous pouvons créer pour créer, pour la joie que la création nous apporte et le
mystère qui surgit en elle. Ce qui rejoint le sens religieux
du mot.
Ceci dit, nous ne pouvons que constater que les deux sens du mot art subsistent toujours. Le premier, par extension, finit, par englober toute action : le mot art sous-entend une manière habile, aisée, d’accomplir une forme spécifique d’action. « L’art de » que l’on peut faire suivre de ce que l’on veut : faire pousser des tomates, mener une discussion raisonnée, décorer un intérieur (Gi-Gong), mais aussi : mener une guerre contre un ennemi, faire de l’argent contre l’intérêt des clients en bourse etc. Il y aurait même l’art de créer des nouvelles maladies pour ouvrir des segments de marché !
Maintenant, parlons-nous de la même chose quand nous nous situons dans le domaine de la technique ? Si vous dites à un OS sur une chaîne de production qu’il est proche de l’artiste, il vous prendra pour un imbécile, ou pire il se sentira insulté. Il aurait sûrement aimé faire un métier d’artisan et se mettre un jour à son compte, mais ce qu’il fait n’a rien à voir. Le métier, l’invention, la créativité, il ne connaît pas. Du matin au soir, il suit des cadences en répétant les mêmes gestes, son expérience ne compte pour rien et il n’a pas de vocation à faire ce qu’il fait. Être OS n’a jamais été et ne sera jamais un « métier ». Il est là pour le salaire et c’est tout, ce qui le soutient, c’est de parfois avoir l’impression de former avec ses collègues un peu une famille, mais du côté du travail, le rapprochement avec l’art est méchamment ironique. Si cela venait d’un philosophe, ce serait une généralisation irresponsable. Mais nous allons le voir, ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher l’art, mais du côté du design.
1) Une erreur
fréquente consiste à ne pas voir la différence entre deux aspects du travail
technique : celui de l’ouvrier
qualifié (tourneur, fraiseur, conducteur d’engins etc.) et celui de
l’ouvrier
spécialisé (les OS que l’on compte par centaines de millions dans le
monde sur des chaînes de production). L‘ouvrier qualifié est compétent dans
l’utilisation d’un type de machine, il est apparu au
début de l’ère industrielle et il a
progressivement été remplacé par la division du travail sur des chaînes par l’OS
partout où c’était possible. Par certains côtés, l’ouvrier qualifié est encore
proche de l’artisan d’autrefois : il prend des initiatives, il a son habileté et
son expérience était reconnue ; mais ce n’est pas du tout le cas avec l’OS.
L’OS est le pur produit de la rationalisation technique
du travail dans la poursuite impitoyable de la productivité. Ce qui se traduit
par la déqualification progressive de la masse
ouvrière. Qui a été délibérément
recherchée, ainsi dans la productivité industrielle, a-t-on supprimé la
nécessité d’un savoir faire, de l’adresse, de l’habileté, le tour de main,
l’apprentissage, le métier, par une simplification extrême, réduisant le travail
à une simple exécution, l’étape suivante étant le remplacement de l’OS par un
dispositif robotique automatisé.
Le travail objectivé est donc est exactement le contraire du travail impliquant
une subjectivité qui, celle-là même qui s’épanouit dans l’art.
Donc, quand on parle
« d’ouvrier » en général, il faut savoir exactement de quoi il retourne et
dans
quel contexte on se situe, pour éviter de dire des bêtise. Les mots risquent de
tromper, surtout quand on lit les textes des auteurs qui traitent de la relation
entre art et technique. Par exemple, quand Alain parle « d’ouvrier » en fait ce
ne sont pas du tout des ouvriers dont il est question, mais plutôt les artisans.
(texte) En bon Normand, Alain révère la terre, les paysans et il est sensible aux petits
métiers manuels et aux petites gens. Quand il dit de l’ouvrier qu’il « adhère à
l’expérience », quand il évoque la coutume et l’outil, il ne parle du contact
familier de l’homme avec la terre. Ce n’est pas la
pensée technique. Le technicien exerce « la pensée la plus ordonnée ; un
technicien découvre, réfléchit, invente ; seulement sa pensée n’a d’autre objet
que l’action même ». C’est vrai, il n’y a pas plus rationnel que la rationalité
technique. Ce qu’Alain ne dit pas, c’est que la rationalité de pensée
technique appliquée au travail détruit
aussi sa valeur.
Il est vrai que l’on
peut porter au crédit de la pensée des Lumières
d’avoir tout à la fois célébré la technique et valorisé le travail manuel. C’est
très explicite chez Diderot. Parmi les productions humaines dit-il, « on s’est
aperçu que les unes étaient plus l’ouvrage de l’esprit que de la main, et qu’au
contraire d’autres étaient plus l’ouvrage de la main que de l’esprit » (texte). Il faut
tout de même ici être circonspect : celui qui se sert de son esprit écrit avec
ses mains, et celui qui œuvre d’avantage avec les mains se sert de son esprit
dans la direction de l’ingéniosité.
L’homme forme un tout. Il n’existe pas de pur
travail manuel ou de pur
travail intellectuel. On peut cependant tirer de la
distinction précédente celle des « arts libéraux » et des « arts
mécaniques ». Ce que Diderot ajoute, c’est qu’il ne faudrait pas pour autant
disqualifier les seconds au profit des premiers et croire que nous pouvons
planer dans les œuvres de l’esprit en méprisant les « arts mécaniques ». C’est
dans cette direction qu’a oeuvré l’Encyclopédie (texte) : l’exaltation de la
pensée technique et le
plaidoyer
enthousiaste pour les « arts mécaniques ». On l’oublie souvent, mais la
Renaissance a été avant tout un mouvement initié par des inventeurs et des
ingénieurs. Il y a de la dignité pour l’esprit humain à pratiquer les « arts
mécaniques », ce que personne ne conteste aujourd’hui. C’est enfoncer une porte
ouverte, il est inutile de prendre la défense des « arts mécaniques », la
passion de l’Occident pour la Machine a très
tôt été dévorante et ne s’est jamais démentie depuis. Ce sont plutôt les arts
libéraux qui auraient bien besoin d’être défendus aujourd’hui parce qu’ils
sont très disqualifiés. Ce que par contre on n’avait
pas encore osé faire, c’est placer la technique, désormais devenue
techno-science, au
rang de la culture au même titre que l’art, (texte) ce
qui n’est venu que plus tard.
On y parvient à ras le sens commun en ne faisant pas de différences entre toutes les formes de techniques, en disant que la technique n’est « qu’un ensemble de moyens, convenablement ordonnés, qui permettent d’atteindre une fin désirable. L’ingénieur calcule l’efficacité de ces moyens et en assure la convergence ; le technicien transforme les plans en machines ; il réalise le projet de l’ingénieur ou aide à son élaboration… Le domaine de la technique est aussi vaste que celui de l’action humaine». C’est le point de vue exprimé par Gaston Berger. (texte) Il s’appuie tout simplement un constat anthropologique sur lequel nous pouvons tous nous entendre : l’homme est homo faber, fabricateur d’outils et de techniques. « Pour l’homme, il n’y a point de création sans technique. Une sonate, un tableau, ou un poème ne font pas exception… aussi est-il parfaitement vain d’opposer l’univers de la technique à l’univers de la culture. Les œuvres qui constituent celui-ci sont construites suivant les même procédés que les machines de celui-là ». (texte)
2) Venons au fait : quand nous trouvons de l’art dans la technique, c’est surtout dans l’appréciation esthétique que nous portons sur ses productions. C’est vrai, il y a de la beauté dans la ligne d’une voiture, dans la forme élancée d’un pont, dans les audaces de l’art-déco. On peut même se laisser séduire par la ligne d’un téléphone portable ou d’un ordinateur ! Choisir entre deux machine à laver celle que l’on trouve la plus esthétique ! L’art n’a pas l’exclusivité en matière de plaisir esthétique, pas plus que la technique, la beauté de la nature existe bel et bien et elle se moque des modes, de l’art et de la technique. Elle est intemporelle.
Nous ne devons pas oublier que le design repose sur une esthétique industrielle, différente de l’esthétique artistique, mais qui reste une esthétique quand même, qui peut plaire et procurer un plaisir esthétique. Cela ne nous empêche pas d’être par ailleurs sensible au charme d’un portrait, ou d’une chorégraphie. Mais attention à ne pas tout confondre.
Le design est une
esthétique qui reste fortement contrainte. a)
Par la
fonctionnalité de
l’objet
technique tout d’abord, il faut en effet que l’objet continue de répondre à son
utilité,
le designer ne peut pas jouer librement à l’artiste s'il compromet la
fonctionnalité. Il est facile manier les formes et les couleurs, mais si c’est
pour créer une architecture qui compose des lieux de vie invivable, ou carrément
laids, c’est un échec. b) Le
design doit intégrer une série de contraintes et surtout la contrainte imposée
par les matériaux utilisés.
C’est une question fondamentale en architecture où la fantaisie n’est pas de
mise. Le poids des structures, des masses, suppose des calculs très complexes,
de sorte que la construction tienne debout, reste stable et soit réalisable.
Même si on trouverait joli de faire un escalier fluo en plastique, si ce n’est
pas solide, c’est techniquement nul. Il faudra calmer le designer qui a encore
la tête dans des bandes dessinées ou qui se prend pour Picasso. Parce que le
matériau est inadapté mais aussi parce que
certains objets techniques requièrent
une sobriété dans leurs formes et leurs couleurs, nous
préférons qu’ils se fassent plutôt oublier au lieu qu’ils se distinguent.
Nous n’avons nul besoin d’un design accrocheur pour tout. Personne ne
supporterait sur le long terme une fantaisie tapageuse qui s’accumulerait dans
le mauvais goût. c) Dans le
domaine de la technique il n’y a pas de liberté totale comme dans l’art, car il
faut trouver un compromis entre la fonctionnalité,
l’audace esthétique et le coût.
Plus on en remet sur l’esthétique et plus l’objet sera cher, ce qui
contredit directement
la consommation de masse qui veut la fonctionnalité à très bas prix. Donc c’est
une question de calcul de marché qui prédétermine en amont le design. d)
Un objet technique peut très bien
être tout à fait fonctionnel et laid à la fois. Il n’y a pas
contradiction. Toujours pour
rester dans le cadre de l’architecture, le HLM est indiscutablement
« fonctionnel » pour baisser son prix au maximum on doit éliminer au maximum les
considération esthétique, ce qui explique les horreurs que l’on trouve dans
beaucoup de villes. Et on peut fêter leur démolition dans la joie, en espérant
que les architectes seront un peu plus inspirés, feront mieux et plus vivant.
Une table en tube de fer rehaussée d’une planche d’aggloméré, c’est fonctionnel,
mais ce n’est pas une jolie table en pin que l’on gardera rien que pour le
contact et le plaisir des yeux. Idem pour tous les objets techniques. Un
environnement pensé uniquement « techno » pourrait être sinistre et mettre mal à
l’aise. e) Le domaine de la
technique est tout entier organisé par l’obsolescence
programmée. L’incidence directe sur le design c’est qu’il y a un intérêt à
démoder pour démoder, de
manière à faire sentir au consommateur que ce qu’il possède, n’étant plus à la
mode est « vieux », et « laid ». Nous sommes assez stupide pour nous laisser
convaincre de cette association. Nous voyons donc la pression du marketing qui
veut que l’on change la ligne d’un produit, comme le consommateur est
dressé à la nouveauté, il sera incité à prendre ce qui est dernier cri. Le
changement du design est un calcul commercial, pas du tout une recherche
esthétique. f)
Il y a pour la même raison
des effets de mode très puissants dans l’esthétique
industrielle, les marques se
copient les unes les autres et finissent par se ressembler. L’effet de mode est
un entraînement collectif moutonnier, autant qu’un calcul d’obsolescence, mais
il est limitatif pour la créativité.
Il faut donc se sortir de l’esprit l’idée naïve selon laquelle on pourra dans le design laisser aller une imagination débridée, comme si on était dans l’art, car ne n’est pas le cas. Ce qui ne nous empêche pas pourtant de conserver une appréciation esthétique des objets techniques et même de vanter leurs réussites. On peut d’ailleurs aller jusqu’au fétichisme de l’objet et caresser le portable comme si c’était un petit animal. L’appréciation esthétique est un plaisir des sens, elle n’est pas concernée par la nature de ce qui est admiré. Nous pouvons nous laisser envoûter par les lumières de la ville, comme trouver infiniment gracieux le mouvement élancé d’une biche dans un sous-bois. C’est une question de sensibilité esthétique. On ne demande bien pourquoi nous n’aurions pas le droit de goûter à toutes les beautés du monde. Une usine de pâte à papier qui surgit dans la nuit éclairée et enveloppée de vapeur c’est aussi esthétique après tout. Pour rappel, nous avons montré précédemment avec Kant que le jugement esthétique n’était pas un jugement moral.
Enfin, il y a deux points sur lesquels
il faudrait insister. D’abord quand nous parlons d’esthétique
dans la postmodernité, ce n’est pas seulement d’une esthétique de la
beauté. Nous avons vu que
l’art contemporain aime l’esthétique de la provocation, il a même cherché
délibérément l’esthétique de la laideur, ou au moins un droit à l’expérimentation
en dehors de toute norme imposée. D’autre
part, et c’est une idée sur laquelle
il faudrait réfléchir, le fil conducteur des goûts esthétiques de
notre époque est peut être axé
avant tout sur la puissance, voire de la démesure. Et là,
indubitablement, sur ce terrain, la technique et l’art
peuvent se rencontrer.
1) Nulle part ce trait caractéristique
n’est plus évident que dans l’architecture.
N’a-t-on pas dit à juste tire que les gratte-ciel étaient à une époque une
célébration de la puissance de l’Amérique ? A chaque fois qu’il faut exalter la
puissance, il faut que l’on exhibe la technique dans ce qu’elle a de plus
ostentatoire et rien de tel qu’une prise de vue plongeante d’un building d’une
hauteur hallucinante. Et comme la technique ne cesse de se développer, la course
à la puissance peut continuer dans une surenchère constante, c’est à celui qui
fera la tour la plus haute pour s’en vanter aux yeux du monde ! Cela frise le
ridicule, mais personne ne s’en rend compte. Ce qui importe, c’est l’exhibition
de pouvoir. Mais n’est-ce pas par excellence ce que délivre la technique
moderne ? Peut-on raisonnablement parler de la technique sans prendre en compte
la volonté de puissance qui
la traverse ? En assimilant comme nous faisons couramment aujourd’hui art et
technique n’est-il pas logique que nous en venions à exiger de la technique ce
qu’elle peut donne de force expressive et de l’art une constante surenchère
technique ? Il ne peut pas en être autrement et c’est vérifiable dans tous les
arts.
Kant distinguait nettement deux sentiments esthétique : le sublime et le beau. Le beau se caractérise par des régularités, une symétrie, une alliance des formes et des couleurs, mais toujours dans une limite. Il y a de la beauté dans les petites choses, dès que l’esprit ne peut plus embrasser du regard, ne peut plus envelopper, la beauté se perd. Par ses limites parfaites, la beauté apaise l’esprit qui se réjouit de la rencontrer à son échelle. A l’inverse, le sublime arrête la respiration, laisse le souffle coupé devant un spectacle où les limites s’égarent dans un infini que l’esprit ne peu mesurer. Surtout, le sublime fait sentir une puissance qui dépasse les limites humaines. Une tempête monstrueuse que l’on va voir tout près de la jetée a quelque chose d’énorme et qui nous dépasse, la force de Nature se déchaîne et c’est sublime. De même après l’escalade qui, au flanc d’un volcan mène à des fleuves de lave, l’homme sent qu’il est bien peu de chose face à la masse brûlante qui est devant lui. Indéniablement il y a une excitation émotionnelle à faire face à cette bouffée de puissance. Et bien, de la même manière, c’est une recherche esthétisée de la puissance qui se perpétue dans notre culture de la technique.
C’est une impression de puissance qui
saisit le voyageur qui débarque à New York dans le gigantisme des buildings, où
il se sent minuscule, comme écrasé par la masse monumentale des constructions,
mais paradoxalement, en même temps où il peut éprouver dans une ivresse à quel
point la technique est capable de prodiges. Au point de défier la Nature et de
montrer que l’homme peut non seulement la maîtriser mais aussi la surpasser.
Telle dans la Bible, le mythe de la tour de Babel élevée pour défier
le Ciel. Orgueil humain que Dieu punit par la confusion des langues. Mais
une véritable jouissance
de la volonté de puissance. Et si
nous sommes un peu observateur, nous verrons que l’excitation devant la
technique exprime très souvent la célébration d’une volonté de puissance. D’un
point de vue purement esthétique, la sensation de
vertige devant les prodiges de la technique qui nous laissent
pantois, est appréciée pour elle-même et elle a indéniablement une parenté avec
la nature du sublime. Sauf que, chez Kant et chez tous les auteurs romantiques
qui furent influencés par lui, le sublime résidait dans le grandiose de la
Nature. Voyez Emerson. Les montagnes, les cirques de
glaciers, l’immensité des falaises et le déchaînement des forces naturelles.
Nous autres, hypermodernes, habitants de gigantesques cités dortoir, adorateurs
du progrès illimité, nous avons chassé la nature au loin, quand nous cherchons
l’excitation du sublime, nous nous tournons volontiers vers la technique. Vers
l’outrance, l’audace et la démesure. Dans la recherche de satisfaction d’une
sensualité vitale. L’ironie, bien
décrite par Jonas, c’est que plus l’homme parvient à « humaniser la nature » par
la technique et plus sa vie devient inhumaine !
Mais, pour en revenir à l’architecture,
nous serions excessifs à ne regarder ses créations que sous cet angle. Elle est
capable de créer les conditions d’une expérience en tout point originale.
Témoin ces pages de
Rudy Steinmetz décrivant le travail de Frank Gehry au Musée Guggenheim : « Ces
masses ondulantes ne restent pas lovées sur elles. Réfractées par l’eau,
réfléchissant les milles nuances colorées du ciel et de la lumière, elle se
démultiplient dans un jeu de reflets illimités. C’est comme si le bâtiment
attirait à lui tout le paysage alentour, absorbait les variations de
l’atmosphère et de l’onde ou, à l’inverse, comme s’il se propageait hors de
lui-même dans l’environnement, suivant une loi de participation générale diluant
les limites des êtres et des choses, les faisant « communier » entre eux…» Là où
l’architecture réussit, c’est en fusionnant moyens techniques et puissance
esthétique pour produire ce qui mérite d’être appelé chef-d’œuvre.
Gilbert Simondon ajoute une idée
importante : « Il existe en certains cas une beauté propre des objets
techniques. Cette beauté apparaît quand ces objets sont insérés dans un monde,
soit géographique, soit humain : l’impression esthétique est alors relative à
l’insertion ; elle est comme un geste. La voilure d’un navire n’est pas belle
lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent la gonfle et incline la mâture
tout entière, emportant le navire sur la mer ; c’est la voilure dans le vent et
sur la mer qui est belle, comme la statue sur le promontoire. Le phare au bord
du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du
monde géographique et humain ». (texte)
Et nous pourrions en dire autant de l’installation des éoliennes dans un paysage
désolé, mais qu’elles semblent épouser à la perfection. Comme le vieux pont de
bois qui enjambe une rivière mais ne fait pas injure au paysage. D’où la
nuance : « l’objet technique n’est
pas beau dans n’importe
quelle circonstances et n’importe où ; il est beau quand il rencontre un
lieu singulier et remarquable du monde… quand il a rencontré un fond qui
lui convient, dont il peut être la figure propre, c’est-à-dire quand il achève
et exprime le monde ». Pour un peu nous pourrions penser au
lieu selon Aristote dans la disposition
naturelle des choses. Ou encore, chez Balzac, au
génie du lieu qui veut que chaque endroit
a quasiment un esprit qui lui est propre. Si l’architecture ne déroge pas au
lieu, elle peut souligner l’esprit qui y règne, tel le monastère au sommet d’une
montagne qui vient en couronner la majesté. Les peuples traditionnels avaient
une connaissance très fine de cette unité. Mais ce n’est pas toujours le cas
dans notre monde actuel, et le plus souvent les constructions techniques font
injure au paysage et le défigure sans parvenir à s’y intégrer. Il n’est pas
facile aisé de dissimuler l’agressivité
de la technique. La centrale qui barre le Rhin, comme le dit
Heidegger, n’est pas le vieux pont de
bois. L’architecture écologique est en marche, elle a fait des pas de géant, et
nous ne pouvons que souhaiter qu’elle réconcilie la présence de l’homme et celle
de la Nature.
2) Pour l’heure, nous n’en sommes pas encore à une réconciliation, la guerre objective menée par la technique demeure, sous une forme rude dans l’exploitation de la terre et celle du travail humain ou sous une forme en apparence plus soft, dans le consumérisme ambiant. Et elle a une influence massive en matière d’esthétique. C’est un point capital qu’il ne faut pas négliger. A la question de savoir quelles relations entretiennent l’art et la technique, il existe une réponse partout étalée autour de nous : la technique a inventé le monde de la consommation et c’est lui qui définit désormais le modèle de que l’art doit être.
Il est très symptomatique que le bras
armé du marketing, la publicité, ait été dans les années 90 assimilé à un art.
A l’opposé, les années 1970 avaient
connu un courant publiphobe important, la contestation ambiante rejetait le
modèle occidental et son exhibitionnisme publicitaire. Cela allait de soi, on
devait déchirer les affiches, arracher les étiquettes, refuser de porter des
slogans et d’être l’homme sandwich d’une marque.
A moins de se faire payer. Le monde de la consommation d’un côté, la culture
vivante et la subversion de l’ordre établi de l’autre. Dans une visée
révolutionnaire. Donc, pas de compromission avec
l’ennemi. Or nous avons vu que, comme par un retour du
balancier, un renversement s’est produit
qui a balayé la révolution permanente, l’idéologie et l’engagement, légitimé le
conformisme intégral pour l’osmose festive
dans le monde de la consommation. Culture
série-télé-soda-canapé-biscuits-apéritifs. Du coup, ce qui était rejeté en bloc
est venu occuper le devant de la scène. L’homme
postmoderne est massivement publivore,
non seulement il adore la publicité, mais il fait l’homme-sandwich en permanence
et gratuitement. Il a si bien assimilé le consumérisme qu’il en a fait sa
« culture », ou du moins ce qu’il en reste. Il pense par clichés, il travaille
vit, rêve dans des images de pub et si on secouait son cerveau comme une
tirelire, le plus souvent, on n’entendrait souvent rien d’autre que des clips,
des slogans dix mille fois rabâchés ou des « petites phrases » générées par les
médias. Un homme de seconde main. Un esprit
qui est l’auberge des courants d’air, des influences passagères, des modes, des
tendances, un esprit tellement bien apprêté qu’il est vidé de toute volonté
propre, il va d’un objet à l’autre, d’un gadget à l’autre, d’une nouveauté à
l’autre, et cette agitation constante remplace la volonté. Un esprit piloté par
des suggestions ambiantes qui a si bien assimilé l’ordre qu’on lui propose que
ses seuls réflexions consistent à se demander comment il peut s’y adapter.
Homme fantomatique
disait Günter Anders, qui semble vidé de
toute intériorité, aux abonnés absents de sa propre vie, tandis que sa
conscience demeure perpétuellement hors de soi.
Napée d’inconscience. L’homme fantomatique n’a évidemment pas de goût propre, il
est capté par les images, il juge
sous l’influence et selon la rumeur. Le résultat, qu’il faudrait être
aveugle pour ne pas remarquer, c’est qu’à ce niveau, la publicité définit
l’art, et c’est aussi elle qui prescrits les normes de ce qui doit
être considéré comme beau ou laid. L’homme fantomatique répète des messages
en boucle, il en est si bien imprégné que son esprit est comme le sel de bain
dissout dans l’eau du mental collectif. Il ne peut pas s’en distinguer. Plus il
est inconscient et plus il est sous influence, clone des marques, de
l’esthétique gadget, des idoles en plastique et des célébrités de pacotille.
Pour lui, est art tout ce qui ressemble à une pub et suit la norme, est indifférent ou laid ce qui ne ressemble pas à un cliché conditionnel du mental collectif. Dans le paysage il ne voit ni les arbres, ni la lumière, mais seulement le panneau publicitaire pour une marque de sport. C’est dans ce contexte que prolifère le gadget, seul motif décoratif et ultime figure de l’œuvre d’art, à condition qu’il soit bien sûr estampillé d'une marque. D’où le complet retournement : Mozart c’est quoi ? Une musique pour vendre des nouilles. La peinture hollandaise ? C’est la pub pour les yaourts. La Joconde ? Une affiche de pub, Dali c’est le chocolat, Picasso une marque de voiture. Du moment que cela ressemble à de la pub cela mérite d’être appelé de l’art. Sinon cela n’a aucun intérêt, puisque ce qui est intéressant c’est ce que montre la pub. Maître à penser et surtout maître à dépenser. Pour choquer une classe de terminale dites leur que la publicité ce n’est pas de l’art ! Tollé général. On touche à une croyance plantée dans le subconscient qui est le résultat d’années de conditionnement ! Pas touche! La pub c’est de l’art comme le hamburger c’est de la gastronomie. Cela ne se discute pas.
3) Une thèse répandue parmi les esthéticiens veut que l’art soit une feinte passion et une ouverture à un autre monde que le monde réel, le monde de l’artiste. Mais on rétorquera que ce sont des formules qui s’appliquent merveilleusement à la publicité ! L’image de pub, c’est bien plus que la présentation d’un objet, c’est une représentation corrigée par Photoshop, un « autre monde » de rêve, un monde fantasmes ou la vie « bouge », ou elle est facile, gaie, légère, souriante, entièrement dans l’apparence, le look branché où la dégaine mal coiffée. Une illusion plus vraie que nature. Avec une forte dose d’érotisme pour pimenter le tout, ou des petits personnages de dessins animés qui dansent tout le temps qui nous ramènent vers l’enfance. Envelopper l’objet dans le fantasme, lui faire signifier un autre monde où tout est possible, où le rêve remplace la réalité, c’est un boulot de publicitaire. Et sur quoi porte-t-il le plus souvent ?
Il existe depuis la Modernité un attrait irrésistible pour la Machine. Et il n’a jamais été purement « esthétique », il est porteur des fantasmes de la volonté de puissance ; or ce que réussit avec brio la publicité aujourd’hui, c’est réveiller tous ces fantasmes. Avec un luxe inégalé et des réussites souvent esthétiquement remarquables en tout point. Surtout quand il s’agit de donner à une machine une sorte d’animalité brute, d’inconscience muette, mais gonflée de puissance. Au point de suggérer un désir fusionnel. Il existe même des séries documentaires qui célèbrent les exploits que l’homme accomplit avec des engins, des monstres de technologie que l’on admire, comme on flatterait de la main un pur sang vigoureux. Grues gigantesques capables de soulever plusieurs centaines de tonnes. Tunnelier pour percer les montagnes. Navires aux proportions d’une ville, que l’on survole en zoom pour bien faire voir l’énormité de la « bête », sa puissance et sa classe.
Le plus caractéristique dans ce
registre, c’est la dévotion pour les bolides. On cherche derrière les lignes
d’une voiture ou d’une moto, des muscles puissants et dans les hurlements
d’un moteur une jubilation primale : de la force à l’état pur. La
souplesse du félin. La vitesse du léopard. Une
force surimposée à
la machine qui, une fois chevauchée, doit vous procurer une énorme
augmentation de l’ego. Il ne s’agit
pas de contempler une belle machine, comme on regarderait un bel arbre,
car la force du désir
avec une bonne dose d’adrénaline et de testostérone devient une composante
essentielle de l’appréciation. Il y a déjà une jouissance dans le fait
d’imaginer qu’on pourrait la posséder. Donc pas de détachement esthétique, mais
fixation hallucinatoire des yeux de l’envie.
Pour la force brute, pour une sorte d’animalité primale recrée par l’homme et à
laquelle le spectateur est convié de participer par identification. Avec encore
une connotation sexuelle. Le « sublime » auquel parvient l’image de pub, c’est
de figurer une osmose finale entre la machine, en l’occurrence une voiture de
rêve, et le conducteur humain. La fusion homme-machine
jouissance ultime et ultime séduction. Qui mobilise des moyens techniques en
images de synthèse tout à fait prodigieux. Avec une telle débauche comment
pourrions-nous ne pas être subjugués ? Il y a une telle cohérence entre art et
technique en pareil cas, que l’on voit mal comment on pourrait les distinguer et
tout semble converger vers une seule visée : l’art s’achève alors dans la
technique, la technique et la forme ultime de l’art, non pas dans le
sens du mot « technique» que nous avons
analysé au début, mais bel et bien dans le sens du système technicien
et de son univers propre. Et ce qui est plus étonnant c’est que dans la
conscience commune, l’affaire est entendue. Ce n’est pas un avènement qui doit
être pensé dans un projet, c’est une issue inéluctable. C’est plutôt la
non-pensée qui est requise, non une réflexion.
Le paradoxe, c’est que l’art contemporain, dans son insurrection contre l’œuvre d’art classique en a préparé le terrain. D’un côté on s’est mis à célébrer l’exposition des objets techniques et des machines comme de l’art et de l’autre, la technique a annexé l’art en lui donnant des moyens d’expression nouveaux pour finir par s’autocélébrer dans une nouvelle esthétique. C’est très clair dans l’ambiguïté du cinéma. Un art nouveau, pur produit de la technique, un puissant moyen d’expression capable de produire de véritables chef-d’oeuvres, mais qui semble à notre époque être fatalement attiré par la débauche des effets spéciaux au dépends du plaisir de raconter une histoire. On fait aujourd’hui des films dont la seule finalité est la virtuosité graphique sans une seule idée. Et qu’est ce qui domine ? La pulsion. La puissance brute dans toute sa violence. Du cinéma pour nourrir le corps émotionnel, the pain body. Et c’est une preuve supplémentaire de plus que la technique est sans arrêt mise au service de la volonté de puissance de l’ego. Ce qui n’a rien de rassurant.
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L’interaction entre art et technique est donc très étroite et complexe. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille tout mélanger et tout confondre. Nous avons vu que le concept de technique a l’intérieur de l’art est tout à fait original, mais que d’un autre côté, il ne diffèrerait que d’un degré du savoir faire de l’artisan. Il vaut mieux pour la clarté de l’analyse le distinguer nettement des techniques insérées étroitement dans le système technicien qui leur imprime sa logique propre. Comme dit Michel Henry, une logique étrangère à la culture et même étrangère à la vie, mais qui s’emboîte à merveille dans le monde de la consommation. Au temps du commercialisme le goût se perd.
Il y a aurait avantage à regarder la création artistique comme étrangère à la fois au monde de la consommation, et à la frénésie techniciste. Comme une œuvre de l’esprit où mystérieusement l’infini se donne dans le fini, où la vie invisible se donne dans une épreuve de soi pathétique dans le sentiment comme art. Que notre époque ait perdu tout repère et confonde tout dans un magma invraisemblable ne pourrait alors vouloir dire qu’une seule chose : nous avons perdu le sens de l’art. Parce que fondamentalement, nous avons perdu le très haut degré de sensibilité qui est mobilisé dans l’art. Que nous retrouvions un commerce poétique avec le monde et notre regard serait tout différent.
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Questions:
1. En quoi l'esprit technicien est-il par principe éloigné de l'art?
2. Peut-on considérer la mode comme un art?
3. Faut-il opposer invention et création?
4. En quoi la technique peut-elle nous faire rêver?
5. Est-il pertinent de considérer l'art comme une simple décoration?
6. Que vaut l'idée selon laquelle l'art est inutile?
7. La formation technique est-elle une culture?
© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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