Nous avons vu qu’il est important de distinguer les sciences eidétiques, comme les mathématiques et la logique, des sciences de la nature et des sciences humaines. Dans les termes de Husserl, les sciences eidétiques, portent sur des idéalités. La logique est dite formelle, parce qu’elle étudie la structure du raisonnement indépendamment de son contenu. De même, il n’est pas nécessaire qu’existe dans la nature un objet réel tel que le nombre, le polygone, le cercle ou la tangente, pour que nous puissions l’étudier en mathématiques. D’où cette réputation que l’on leur prête, d’être une discipline très abstraite, difficile et loin de la réalité.
Mais le penser est un préjugé que ne résiste pas à l’examen, car nous sommes dans le monde réel en permanence confrontés aux nombres et aux calculs. C’est presque obsessionnel dans les médias qui nous bombardent en permanence par de chiffres: chômage, indices de la bourse, taux de croissances, et statistiques en tout genre. On ne peut même plus regarder du sport à la télévision sans avoir droit à une avalanche de chiffres. Et quand nous voulons exprimer la puissance brute de quelque chose (la cylindrée d’un moteur), ou de quelqu’un (l’estimation de sa fortune) que faisons-nous ? Nous alignons encore des chiffres. Impossible de considérer les mathématiques comme une spéculation à part. Il n’y a pas au monde d’expérience empirique où les mathématiques sont absentes. Aussi loin que remontent les archives de l’histoire humaine, nous trouvons des peuples qui en connaissaient des éléments, très présents notamment dans l’arpentage, l’architecture et la musique.
Il y a deux façons de considérer le rôle des mathématiques : on peut y voir essentiellement un langage rigoureux permettant de décrire les faits en sortant des ambiguïtés des langues naturelles ; ou bien admettre que les idéalités mathématiques sont immanentes (R) à la Nature. Telle était la position de Pythagore pour qui l’Univers tout entier est nombre. Mais c'est très étrange. Comment se fait-il qu’un langage aussi abstrait que les mathématiques soit si bien adapté à la réalité ? Quelles relations unissent mathématiques et réalité? Est-ce nous qui projetons nos structures mentales de telle sorte que nous ne faisons qu’en permanence les retrouver ? Ou bien, existent-elles en soi dans l’univers comme son ordre interne ?
* *
*
De l'avis de beaucoup de physiciens, on peut très bien se servir des équations de la théorie quantique sans s'interroger sur ses hypothèses ni sur les problèmes qu'elle pose. De manière purement technique, en ne considérant que la fonctionnalité du calcul. De même, on sert en terminale aux élèves des séries scientifiques les jeux d'équations de la mécanique de Newton pour résoudre les problèmes physiques qu'on leur soumet. De manière purement technique. Nous avons été habitués à ne considérer les mathématiques que comme des outils, dont on apprend le maniement, mais qui doivent servir dans bien d'autres domaines : des mesures dans les sciences exactes au trading en bourse, en passant par tous les calculs que nous devons faire. Les mathématiques soient même utilisées systématiquement comme outil de sélection dans des concours. (La correction est rapide, objective et on présuppose, que les meilleurs en mathématiques font les meilleurs magistrats, cadres ou médecins). Nous n'avons pas été formé à l'idée que les mathématiques constituent un domaine d'étude à part entière. Qu'elles puissent avoir un rapport subtil avec la réalité est le genre de question bizarre que nous ne sommes pas du tout préparés à poser. Cependant, la représentation fonctionnaliste des mathématiques a aussi quelques raisons à nous donner dans ce sens.
1) L’approche
objective de la connaissance qui est au fondement de notre techno-science
présuppose qu’il n’est possible de comprendre la réalité que si nous pouvons la
quantifier et formuler le
savoir dont nous disposons dans un langage dépourvu d’ambiguïté. L’Occident
marche depuis la modernité dans les traces de
Galilée : « L’univers ne peut se
comprendre
si l’on n’a pas préalablement appris la langue, et à en connaître les caractères
employés pour l’écrire. Ce livre est écrit dans la langue mathématique : ses
caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométrique, sans
l’intermédiaire desquels il est impossible d’en comprendre un seul mot ».
(texte) Etienne Klein en commentaire s’interroge sur le sens à donner au mot
« humainement ». Le texte est obscur, mais on peut passer outre en ne
retenant que l’idée que les mathématiques forment un
langage adéquat, et si,
comme le dit Condillac, la science est une « langue bien faite », il est certain
qu’elle a trouvé dans les mathématiques son
idéal de rigueur. On
rencontre chez Descartes les mêmes idées et le même projet (texte) ; une contribution
remarquable pour dégager la méthode scientifique de la confusion ésotérique du
Moyen-âge. D’où son effort pour simplifier et rationaliser les signes de
l’algèbre. Sous la bannière de Galilée et de Descartes, les mathématiques, selon
une formule de Bachelard, sont devenues comme « l’espéranto de la raison ».
Il suffit
d’en rester à l’efficacité sans aller au-delà. Et la preuve est faite, non
seulement le langage mathématique permet de penser dans des idées
claires et
distinctes, (texte) mais il est indispensable au développement des sciences
expérimentales, qui sans lui n’auraient pas connu le
progrès fantastique qui a été le leur depuis la Modernité. On peut encore
affiner l’argument en disant que le développement exponentiel de la
technique s’est produit dans un développement
parallèle des mathématiques avec une volonté constante d’appliquer le
langage des mathématiques à toutes les disciplines scientifiques. Avec un succès
mitigé certes, mais sans jamais renoncer à l’idéal. La
physique s’est mathématisée avec Galilée et
Descartes, l’astronomie avec
Kepler. La biologie a présenté plus de résistance, mais
elle a cédé au point d’être enseignée aujourd’hui avant tout là où des mesures
et des calculs sont possibles. Le reste devient secondaire. Il en est de même
dans les sciences humaines, mais avec encore plus de
difficultés. Point intéressant : ce qui différencie la
sociologie de l’histoire, c’est
que la première incorpore des mathématiques (sondages), tandis que la seconde en
est dépourvue. Si on trouvait quelques régularités et des lois mathématisables
en histoire, ce ne serait plus vraiment de l’histoire, mais de la sociologie.
Quant à la psychologie, c’est un constat :
l’enseignement universitaire privilégie avant tout de qui est mesurable dans les
comportements, donc le comportementalisme en général et pour la même
raison.
Il ne faut pas être fin limier pour comprendre qu’un présupposé implicite conduit toute l’histoire de notre techno-science : le réel doit être quantifiable pour que nous puissions le comprendre et le maîtriser et ultimement, seul ce qui est quantifiable est réel. Formule qui rejoint la position extrême de Hegel : « Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel et réel ». Mais ce que nous devons surtout retenir c’est l’idée que les mathématiques donnent à l’homme une prise solide et ce que la technique délivre ensuite une emprise complète sur le réel. Selon Auguste Comte, les mathématiques forment « l’instrument le plus puissant que l’esprit humain puisse employer dans la recherche des phénomènes naturels », mais il dit aussi que le savoir conduit au pouvoir, son efficacité conditionne l’efficacité même de notre pouvoir sur la nature.
2) Et il y a
mieux encore. Même si nous concédions que les mathématiciens forment une sorte
de congrégation à part de savants qui spéculeraient en dehors de la réalité, la
réalité historique les
rattrape assez souvent. On ne compte plus les
théories
qui sont d’abord sorties du cerveau d’un mathématicien pour être plus tard
reprises et utilisées par des physiciens. Déjà dans l’antiquité, le traité des
Coniques d’Apolonios
de Perga, bien avant Kepler et Newton qui s’en serviront pour étudier
les trajectoires des planètes, la théorie des groupes de
Galois, le calcul matriciel, et l’exemple stupéfiant de la géométrie
non-euclidienne de
Riemann, d’abord rangée au rang des
excentricités de mathématiciens, avant d’être mise au service de la
théorie de
la relativité d’Einstein. Théories toutes sans emploi avant d’avoir été
appliquées. Bien sûr, il ne s’agit pas de prétendre qu’une construction
mathématique doit être prouvée par l’expérimentation, ce qui est archi-faux.
C’est confondre l’optique de la physique avec celle des mathématiques. Mais le
fait qu’une construction mathématique jaillisse de l’esprit d’un obscur savant
et soit provisoirement inutilisée ne veut pas dire qu’elle soit inutilisable.
Très étrangement les mathématiques se révèlent un remarquable instrument
d’anticipation. Et ce qui est aussi très troublant c’est qu’en plus il
existe de nombreuses découvertes simultanées qui tendent à détruire l’idée selon
laquelle il y aurait une originalité absolue, une particularité (R) irréductible du
génie scientifique.
On tirera
alors la conséquence : les mathématiques seraient de part en part une
invention
de l’esprit humain et les notions mathématiques de pures créations de l’esprit,
mais dont l’utilisation
serait particulièrement commode en tant que langage.
Selon un mot de Goblot : « Les mathématiques n’ont pas besoin pour être vraies
que leurs objets soient réels… Le mathématicien construit, sans autre instrument
que sa pensée, une science dont les objets n’ont de réalité que dans sa pensée».
On ajoutera bien sûr qu’il faut-il acquérir cette pensée avant que de pouvoir
s’en servir. Ce qui a fait l’objet d’études en psychologie génétique. Piaget a
retracé le cheminement par lequel l’enfant passe progressivement des objets
concrets vers les notions abstraites. Il ne sait pas encore compter, mais il
s’aperçoit qu’il manque une figurine dans sa collection. Il ne sait pas
contrôler par le calcul quantitatif, mais il a une appréciation qualitative
des différences. On dira qu’il ne sépare pas encore nettement le
nombre
et les objets nombrés. Il l’apprendra en accédant à l’abstraction avec
l’aide des explications fournies par l’adulte.
3) Une mise
au point s’impose ici car il y a trop d’ambiguïtés : il faut rester très méfiant
vis-à-vis de l’affirmation selon laquelle les mathématiques se réduiraient à un
langage utilitaire, ce qui est
beaucoup trop rapide.
D’autre part, dire que les mathématiques sont une pure invention de l’esprit
pourrait laisser croire qu’elles sont aussi fantaisistes que les créations de
l’imagination en général. Ce qui est faux. C’est une répartie que l’on peut
parfois entendre dans une salle de classe : « 2+3=5, parce qu’on l’a décrété, on
pourrait dire ce que l’on veut 6, ou 7 !» Ce que l’on ne peut pas laisser passer
sans rien dire. Il faut 5 secondes pour sortir une sottise, mais au moins dix
minutes pour expliquer pourquoi c’est une sottise ! Les idéalités mathématiques
telles que le nombre, le cercle, le triangle ne sont pas des créations
arbitraires et leurs propriétés encore moins. On ne décrète pas la nature du
triangle et ses propriétés comme on promulgue au Parlement une loi que l’on va
changer ensuite. Le mathématicien au travail a constamment l’expérience
intuitive d’avoir affaire à un donné qui lui résiste et dont il ne peut pas
faire ce qu’il veut. Il invente certes quand il développe un
raisonnement, car il peut y avoir plusieurs manières de démontrer une propriété,
mais il n’invente pas l’entité mathématique elle-même. Il la
découvre. Par exemple, nous n’avons pas fini
d’explorer les nombres premiers et leurs propriétés qui sont encore aujourd’hui
une source d’étonnement. Du coup, nous sommes en mathématique obligés de revoir
le concept
empirique de réalité. Le réel ne se
réduit pas à ce que j’appréhende par
le
biais des sens et qui
change sans arrêt. Tout se passe comme si les idées
mathématiques s’imposaient à nous, formaient un univers en soi qui a sa
cohérence propre, qui possède ses caractéristiques propres et ses relations
internes. Bref, on en viendra à dire que le monde des idées mathématiques est
« réel » à sa manière. Normalement nous ne devrions parler de « fait » qu’à
l’intérieur de la phénoménalité et surtout dans les sciences de la nature et les
sciences humaines, là où il est possible de mener une
expérimentation ou de faire des observations,
mais il est possible de dire avec Édouard Le Roy : « Il y a des
faits mathématiques, il y a une
expérience mathématique ».
Ces pures Idées que l’on croyait d’abord n’être que les produits de l’intellect humain s’avèrent parfaitement adéquates pour comprendre les réalités naturelles. Non pas simplement parce qu’elles nous seraient « utiles » comme langage pour déchiffrer le grand livre de la Nature, mais, parce qu’antérieurement, il y existe des faits mathématiques dans la Nature.
1) Deux mots
pour commencer à propos de la thèse empiriste sur les mathématiques. Les
empiristes anglais dans la lignée de John
Locke, croient que toutes nos idées abstraites sont dérivées de l’expérience.
John Stuart Mill écrit sans ambages : « Les points, les cercles que chacun a
dans
l’esprit sont de simples copies des points, des lignes, des cercles qu’il a
connu dans l’expérience ». Le cordeau tendu au-dessus d’un semis de haricots
nous donnerait l’idée de ligne droite, le soleil l’idée de cercle, le tronc d’un
arbre l’idée de cylindre, les osselets jetés à
terre l’idée du nombre cinq etc. L’explication est simple et même pour tout dire
simpliste, mais elle a au moins un mérite : elle ne fait pas de coupure entre
l’expérience naturelle et le travail d’abstraction
de l’intellect. Surtout, il est évident que la ressemblance entre les idées
géométriques et arithmétiques et les objets donnés dans l’expérience ne peut pas
être une simple coïncidence. Là où l’explication pèche par contre, c’est que
l’observation empirique ne fait pas le mathématicien, si c’était vrai, beaucoup
d’animaux, qui sont d’excellents observateurs, feraient consciemment des
mathématiques. Seul un mental humain, un intellect
développé est apte aux mathématiques. Passé les exemples basiques, on se rend
vite compte que l’univers mathématique, saisi en lui-même, a une consistance qui
lui est propre et n’a pas besoin du réel perçu. Beaucoup d’entités mathématiques
sont impossibles à visualiser et on voit mal où on aurait pu les trouver dans la
nature. Cf. l’exemple cartésien du chiliogone
idée claire, mais image que nous n’arrivons pas à
cerner. Inversement, c’est un exemple pédagogique très commun, nous pouvons très
bien dessiner au tableau une patate en guise de cercle et pourtant raisonner
juste sur le rapport diamètre circonférence de
p.
L’intelligence saisit intuitivement l’idée
directement, l’image empruntée au monde de l’expérience n’est qu’un marchepied
commode et rien de plus. Mais si nous ne voyons pas l’idée, ce n’est pas en
regardant successivement toutes sortes de ronds
dans la nature que nous y
parviendrons. Le monde des idées mathématiques a une existence propre, il n’est
pas limité par les conditions de l’expérience empirique dans lesquelles nous
opposons ce qui nous parait « évident » et ce qui ne l’est pas. Les
mathématiques peuvent outrepasser le monde constitué dans la
vigilance. L’existence des
géométries non-euclidiennes atteste de
cette aptitude à bâtir des constructions cohérentes, mais qui abandonnent la
prétendue « évidence » empirique. Qu’il puisse
y avoir une autonomie des idées mathématiques est directement en contradiction
avec la thèse empiriste.
2) Mais il y
a plus troublant. Si nous observons attentivement une fleur de tournesol, nous
verrons
qu’elle dessine une figure presque hypnotique en
spirale. La même figure se retrouve
dans la disposition du chou-fleur, de l’ananas ou de la pomme de pin. Avec
l’intelligence pénétrante et la culture du mathématicien nous pourrons repérer
une figure logarithmique. Et si nous comptons, on trouverons une figure bien
connue appelée suite de
Fibonacci : F0, F1, ..., Fn…
Elle est défini comme : F0 = 0, F1 = 1, Fn =
Fn-1 + Fn-2 pour tout n > 1. Les 10 premiers
nombres sont : 0 1 1 2 3 5 8 13 21 34… Sur la pomme de pin,
selon l'espèce de conifère, on trouvera toujours les couples : (3, 5), (5,
8), (8, 13). Or 3, 5, 8, 13, qui sont des nombres de la suite de
Fibonacci. Et ce
n’est
en rien une curiosité isolée, car on en trouve des milliers d’exemples dans le
règne végétal. Notamment dans la disposition des
pétales des fleurs. Nous vérifierons la manière dont sont disposées les feuilles
sur la tige de la fleur. Elle n’a rien d’arbitraire. Chacune s’attache à un nœud
sur une hélice. Si nous partons d’un nœud quelconque pour aller au suivant, puis
au suivant, les points 1, 2, 3, 4, 5 vont se distribuer suivant un cycle
régulier. Pour obtenir le maximum de soleil, il faut un facteur de divergence
des feuilles optimal, or ce que montre les calculs, c’est que le bon facteur de
divergence… nous fait à chaque fois retomber sur la suite de Fibonacci !
De même,
dans le règne animal nous trouverons encore des milliers d’exemples. Le nautile
est un coquillage très visiblement construit sur une spirale logarithmique. Idem
pour l’escargot. Et on
peut
continuer. Ce qui est tout aussi surprenant, on retrouve encore la suite de
Fibonacci dans la formation des vortex, comme dans les
phénomènes météorologique des tornades. Enfin, the last but not the least,
la suite de Fibonacci se retrouve en cosmologie dans la formation des galaxies.
Elle pourrait même rendre compte de la distribution des planètes dans le système
solaire. Ce n’est pas peu de dire que la suite de Fibonacci est partout présente
dans la Nature. C’est vraiment le cas. Elle décrit une
trajectoire harmonieuse à partir d’un centre et s’ouvrant vers l’infini. Ce qui
est d’un point de vue métaphysique tout à fait stupéfiant, car elle suggère
partout une individuation s’ouvrant vers la totalité comme motif universel.
3) De plus, si on examine la proportion des deux nombres permettant de calculer le suivant, comme dans l’exemple de la pomme de pin, on a la surprise de constater qu’elle correspond étrangement à un autre mystère mathématique sur lequel beaucoup de livres ont été écrit : celui de
f le nombre d’or. Au début de la suite de nombres, cette proximité avec le nombre d’or est encore grossière et ne correspond pas4) La Nature adore les mathématiques. Il faudrait être de très mauvaise foi pour prétendre que c’est l’homme qui a inventé ses structures. Elles étaient déjà dans l’univers avant que l’homme de déboule au terme d’une longue évolution. Un peu d’humilité et on dira que l’homme les découvre. De quoi est-il question avant tout en mathématiques ? D’ordre, de régularités et symétrie, ce que, par profession, que le mathématicien cherche dans les objets qu’il étudie. Bon gré, mal gré, avec Kant, il faudra admettre une différence, les Idées mathématiques (avec une majuscule en référence à Platon) ne sont pas des concepts. Un concept est fait pour une conception, il est modifiable. Une idée mathématique est plutôt connue dans une intuition singulière, nous pouvons toujours faire des opérations avec, mais pas n’importe quoi, elle enveloppe des déterminations, ou si on préfère une essence. C’est une boutade de Kronecker, mais d’une joyeuse impertinence : « Dieu a créé les nombres entiers, le reste, c’est l’homme qui l’a fait ».
Cela ne veut pas dire bien sûr que le tournesol, le chou-fleur, le nautile « pensent » et « calculent » mathématiquement leur développement, le processus peut très bien s’effectuer inconsciemment. N’empêche qu’il se produit bien d’une manière séquentielle, mathématiquement et intelligemment ordonné. Et cette intelligence nous dépasse. Ce serait arrogance de ne pas le reconnaître. Ce qui explique que beaucoup de mathématiciens n’hésitent pas à carrément poser la réalité des Idées mathématiques au-delà de l’intellect humain. Comme Charles Hermite : « Je suis bien convaincu qu’aux spéculations les plus abstraites de l’analyse correspondent des réalités qui existent en dehors de nous… Je crois que les nombres et les fonctions de l’analyse ne sont pas le produit arbitraire de notre esprit ; je pense qu’ils existent en dehors de nous avec le même caractère de nécessité que les choses de la réalité objective et que nous les rencontrons ou les découvrons et les étudions comme les physiciens, les chimistes et zoologistes leurs objets ». Aurobindo disait que le génie mathématique puisait son inspiration – comme le génie artistique – dans le surmental, au-dessus du mental ordinaire qui n’est pas créatif. Derrière la façade académique, le mathématicien cache souvent un platonicien plus ou moins avoué. Sauf que Platon était en fait circonspect à l’égard des mathématiques qui pour lui permettaient seulement de viser au plus près les structures les plus profondes de l’intelligibilité du monde, les Idées, et non de les atteindre.
Il est donc absurde de vouloir séparer les mathématiques du monde naturel. Impossible de congédier Pythagore : il a indéniablement pointé des vérités profondes sur l’entrelacement des mathématiques et de la Nature.
Cependant, même si les mathématiques permettent avec d’incontestables réussites de donner une intelligibilité au réel, ce n’est pas pour autant qu’elles s’identifient à lui et il n’est pas non plus certain qu’elles puissent recouper adéquatement l’ensemble de la connaissance. Ce serait le cas si nous pouvions éliminer la subjectivité pour ne retenir que l’objectivité. Le seul savoir recevable serait celui qui serait quantifié et corseté dans des équations. A la limite il ne resterait plus qu’à confier la science qu’aux machines. Mais tirer un trait sur la subjectivité, c’est éliminer la vie. Et le mathématicien lui-même. Il faudrait que l’existence humaine soit entièrement rationnelle, ce qu’elle n’est pas ; que nous soyons des ordinateurs sur pattes, ce qui n’a aucun sens. Tout n’est pas mathématisable et en particulier en amont, dans la conscience du sujet. Si les mathématiques sont à l’aise avec le monde matériel, elles ont peu de prises sur le monde spirituel et elles ne font pas forcément bon ménage avec l'affectivité.
1) Pierre Cartier, dans une conférence de
janvier 2000, raconte que du temps de l’ex URSS, pratiquer les mathématiques,
c’était pouvoir disposer d’un refuge à l’abri des menaces d’une réalité
extérieure devenue très hostile. L’activité était soutenue par le régime et
admise socialement. La donne a changé quand le rideau de fer est tombé et que
les mathématiciens Russes sont entrés en contact avec leurs collègues européens.
Remarque est d’une grande importance qui n’est pas seulement historique. En
effet, parmi toutes les sciences, les mathématiques sont par
excellence la discipline
dans laquelle la subjectivité personnelle est la plus évacuée. En faveur de
quoi ? De l’objectivité pure. Au profit d’un monde idéal dans lequel l’intellect
discursif est maître, où l’homme (qui forme une totalité)
peut s’identifier à son esprit en tenant à l’écart le reste. Une bonne manière
de se représenter le chercheur en mathématiques en plein travail serait de le
comparer au joueur d’échec en compétition, faisant des parties simultanées
contre plusieurs adversaires. Moment d’intense ébullition mentale. Le monde de
la vie mis entre parenthèses, demeure seule l’hyperactivité
de l’intellect dans la résolution d’un problème. Nous pouvons très bien
comprendre que lorsque le monde extérieur devient très dangereux, couper tous
les ponts qui nous relient à lui et s’enfermer dans la bulle d’une activité
de l’intellect pur peut être quelque part sécurisant. Par suppression de la
relation subjective avec le réel dans l’extériorité et suppression de
la relation subjective entre soi et soi. Un écart hors du monde de la
vie permettant de s’identifier avec l’intellect pur, objectif et opératoire. La
situation du Joueur d’Échecs de Stephan Zweig a réellement existée
pendant la dernière guerre pour des mathématiciens prisonniers qui n’avaient
plus sous la main qu’un traité de mathématiques à lire et relire, comme le
personnage de Zweig tourne en rond dans sa prison obnubilé par les problèmes d’échecs.
En l’espèce, il est toujours possible de dire que le mathématicien « contemple
l’ultime Réalité » dans les Idées et replié dans son monde, il pourrait même
tenir en suprême dédain la « réalité empirique ». Cependant, la dimension
subjective du réel est là sous la forme d’une expérience irrécusable, ouverte à
sa conscience, mais que le choix de demeurer dans la pure théorie et le pouvoir
de l’abstraction permet de refuser. Quand ce monde mathématique devient la seule
réalité, alors le mathématicien peut camper sur des hauteurs sublimes, regarder
en bas et dire avec M. Javet que « le monde physique n’est qu’un reflet ou
section du monde mathématique ».Mais cette
disparition du monde vécu devient
inquiétante. D’un point de vue psychologique, pareille situation relève
d’une dissociation de la personnalité, où pire pour
les psychanalystes, d’un déséquilibre psychotique. Pierre Cartier concède que
le péril existe. Il y a des exemples historiques assez frappants. Celui de
Cantor développant une psychose paranoïaque un an après avoir élaboré sa théorie
des infinis. Le dossier psychose et mathématiques est suffisamment épais pour
qu’on lui consacre des livres et des colloques.
Nous disions plus haut qu’il y avait quelque chose d’obsessionnel dans la présence des chiffres dans notre société. Or - comme par hasard - ce qui est le plus caractéristique dans les troubles obsessionnels, c’est justement le besoin compulsif de compter ! Quand la pensée est entretenue dans une anxiété chronique, le mental tente de rassurer en mettant de l’ordre, ce qui se traduit par le besoin de compter les pas, les gestes, les paroles et de tout faire selon un rituel mécanique. Nous avons déjà vu que la pensée, dans son fonctionnement habituel est très mécanique (à plus de 75% nos pensées sont des répétitives), mais il faut ajouter que lorsqu’elle est très dysfonctionnelle, elle peut aussi même prendre le pli de fixations mathématiques. Le besoin fébrile de l’ordre, d’une symétrie dans la disposition des choses, et d’un décompte correct peut être irrationnel. Les obsessions mathématiques ne sont pas un signe d’équilibre mental.
2) Mais ne perdons pas de temps avec le psychologisme. Ce qui est en jeu est plus radical, c’est l’orientation décisive qu’a pris le savoir en Occident à la suite de Galilée quand on s’est pris le martel en tête de ne considérer comme réel que ce qui était mathématiquement quantifiable, au point, comme l’explique Husserl, d’opérer une substitution par laquelle le monde des idéalités mathématiques serait désormais pris pour seul monde réel.
Quand nous écoutons la Chaconne de
Bach (BWV 1004), ce qui est touchant, c’est ce qui est vécu. Nous savons par
l’analyse mathématique décomposer la musique et y retrouver des régularités, des
nombres et des structures. C’est exact. Mais ce qui fait pour nous la beauté
c’est une certaine saveur irremplaçable du vécu dans laquelle elle
se donne à nous. La subjectivité par
laquelle et pour
laquelle il peut y avoir une « réalité » au sens qu’on veut bien lui donner. Si
on élimine la conscience, on élimine du même tout fondement de la réalité et le
mot réalité au final ne veut plus rien dire, il ne reste que de l’abstraction. (texte)
La décision galiléenne est, dans les mots de Michel Henry un Archi-événement
tant ses conséquences sont propulsées dans les siècles à venir. Ce qui est
remarquable, c’est qu’il s’agit d’un geste à la fois découvrant et recouvrant.
Découvrant, car il inaugure de manière magistrale une voie pour une
infinité de découvertes en physique. Recouvrant cependant, parce qu’il
vient occulter d’un voile, celui de l’objectivité absolue, « le monde tel que
nous l’éprouvons », ce monde dont nous faisons l’expérience et qui est celui de
l’incarnation
humaine.
Husserl écrit : « Galilée a taillé un vêtement d’idées dans l’infinité ouverte
des expériences possibles, mais il s’est comporté en couturier despotique : il a
décrété que le réel ne portait pas d’autre vêtement que celui-là ». (texte)
D’où une confusion constante et perpétuellement entretenue entre la méthode pour
atteindre l’Être et l’Être lui-même, comme si nous étions
hypnotisés par nos abstractions, oubliant cela par lequel elles prennent chair
dans l’expérience vécue. L’objectivité absolue est devenue illusion universelle
recouvrant toutes choses et recouvrant la Vie même. Commentaire d’Etienne
Klein : « La pensée interrogative a ainsi cédé le pas à l’impératif
d’efficacité maximale, et la pensée «
calculante » a balayé la pensée « méditante », pour reprendre les mots
de Heidegger dans sa célèbre critique
de la technique ».
Ainsi s’explique les désastres inouïs semés
partout par cette illusion, la « pensée calculante » s’arrogeant le prix
de toute réalité, au mépris du reste. Dans ce monde-là, les
économistes remplacent les
politiques, les décideurs ne sont plus que des banquiers, les acteurs réels des
traders qui jouent avec des
algorithmes, spéculent sur le blé et le maïs et poussent des êtres humains à la
famine. Dans ce monde-là la nécessité de « faire du
chiffre » écrase
d’une pression insupportable le travail. Et quand il
est productif en masse, au nom de
la rentabilité, il est renvoyé au bout du monde dans des petites mains pour un
salaire de misère. Dans ce monde-là, l’exploitation des ressources de la Terre
est sans celle accélérée au nom de la productivité accrue,
qui s’appelle maintenant progrès. Dans ce
monde-là vous ne valez que ce qui est inscrit en chiffres sur votre compte en
banque ; votre vie affective ne se mesure qu’au nombre de vos conquêtes, votre
confort au nombre d’objets sophistiqués qui vous entourent. Dans ce monde-là vos
enfants ne connaîtront bientôt plus rien de la littérature, de l’histoire,
de la philosophie ou de la musique, il n’auront plus de
culture… (texte)
mais ils sauront toujours compter, au moins comme
consommateurs obéissants. A moins qu’ils ne choisissent de passer de l’autre
bord dans le marketing pour décompter encore dans des études de marchés là où se
trouve l’accroissement maximal du profit. Et
pour cela, ils auront appris qu’ils devront pour réussir dans les
affaires être les meilleurs… en
mathématiques ! Dans ce monde-là le mental tentera de fabriquer des substituts artificiels du réel produits par la technique et vomira en
permanence des plaisirs virtuels, au point que
l’on pourra se demander si l’ultime finalité de la
civilisation n’est pas de s’étourdir. D’abolir la conscience en faveur d’un mode
d’existence mécanique ou de la stupeur imbécile
devant des objets fictifs, (texte)
mais... mathématiquement admirables. D’ailleurs, il est logique que le jugement
esthétique sur ce qui est admirable ou ne l’est pas, finira lui aussi par être
aspiré par le calcul : la valeur du tableau par
son prix, la valeur du film par le coût des effets spéciaux, ou le nombre de
morts à l’écran, la valeur du sportif par le coût de son transfert d’un club à
l’autre etc.
Si la pensée calculante domine à ce point notre environnement, il ne reste plus qu’un point pour compléter un tableau déjà assez sombre : qu’elle soit en même temps le fait d’un mental dysfonctionnel. Or nous venons de montrer que c’est tout à fait possible. Donc il n’y aurait pas contradiction à ce que le mental collectif soit gravement dysfonctionnel et qu’en même temps l’empire de la pensée mathématique, comme pensée calculante, soit portée à son sommet. Pas plus que le fait qu’un mathématicien brillant puisse être en même temps très border line.
Krishnamurti prenait soin de bien distinguer entre compétence technique et qualités humaines. Nous sommes obligés de reconnaître qu’il serait erroné de penser qu’une excroissance prodigieuse de l’intellection mathématique chez un individu ait le moindre rapport avec ses qualités d’empathie, de relation, son équilibre intérieur et le sens de son bien-être : qui n’en dépendent pas. C’est notre réalité subjective qui nous gouverne consciemment et inconsciemment, la connaissance qui peut l’éclairer, la lucidité qui peut la mettre en lumière n’ont pas de rapport direct avec les mathématiques. Il est vrai cependant que le mathématicien aura quelques avantages, il est familiarisé avec la nécessité de suspendre les opinions et c’est utile quand nous nous dirigeons vers la connaissance de soi. Chez Pascal l’esprit géométrique n’est pas disjoint de l’esprit de finesse, mais l’esprit de finesse est nécessaire dès que nous nous approchons de l’intériorité. De tout ce que la science occidentale a laissé progressivement dans l’ombre depuis qu’elle s’est définie par l’approche objective.
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Résumons. La thèse selon laquelle les mathématiques ne sont qu’un langage peut s’entendre de plusieurs manières. Comme la position soi-disant « prudente » du mathématicien qui se refuse à toute réflexion philosophique et s’en tient à sa pratique. Mais cette même position n’est plus du tout prudente mais dogmatique si nous considérons le fait qu’elle régit tout le développement de la science occidentale depuis la Modernité. Comme le mathématicien « prudent » le technicien ne se pose lui aussi pas de question et s’en tient à sa pratique. Nous avons vu cependant les limites. Les Idées mathématiques sont bien plus que de simples outils conceptuels (R). A la réflexion, le mathématicien est toujours reconduit vers une forme ou une autre de platonisme. D’autre part, même en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles, nous ne pourrons pas éviter d’être confronté à l’immanence (R) des structures mathématiques dans la Nature. Ce qui pose des questions métaphysiques radicales très dérangeantes, car nous sommes alors en présence d’une intelligence à l’œuvre dans l’univers. Enfin, l’élégance des constructions théoriques des mathématiques ne doit pas faire oublier qu’elles sont portées par des êtres humains et il y a une forte tension entre l’objectivité et la subjectivité. Quand bien même nous aurions réussi à devenir des Titans dans la conquête du monde extérieur par le biais des mathématiques et de la physique, nous pourrions encore rester des nains dans le registre de l’affectivité et la connaissance de soi.
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Questions:
1. Si le point est sans dimension, la ligne sans épaisseur comment pourraient-ils composer un solide physique?
2. Quelle différences marquer entre l'image du triangle et l'idée du triangle?
3. En quel sens peut-on parler de beauté des mathématiques ?
4. Comment distinguer mathématiques et physique?
5. Comment expliquer qu'il existe depuis des siècles une mystique du nombre d'or?
6. L'observation des régularité mathématiques dans la Nature conduit-elle nécessairement à l'idée de Dieu que se font les religions?
7. Au fond qu'est-ce qui sépare la science grecque de la science moderne dans l'interprétation qu'elles donnent des mathématiques?
© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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