Du point de vue de la
classification formelle, la musique est l'art qui
met en forme les sons, comme la peinture met
en forme de la couleur dans la gouache, ou le fusain sur de la toile ou sur du
papier. De même, la sculpture met en forme le bois, la pierre ou le métal. Cette
définition préliminaire permet de trouver un caractère commun à une grande
variété de musiques. Il est assez caractéristique que
nous parlions aujourd'hui
plus volontiers des musiques que de la
musique. Le genre musical est foisonnant. Nous sommes sensibles à une grande
variété de productions musicales et obligé aussi de consommer massivement une
grande quantité de sons, car dans notre société le
silence est interdit. Mais savons nous pour
autant ce qu'est la musique? C'est une chose que d'écouter
des musiques et une autre que de comprendre ce qu'est la musique.
Parler de mise en forme du son est une formule assez vague. Le son peut en effet désigner deux aspects très différents ou deux niveau d’expérience. Un discours académique, un journal télévisé, c'est aussi du son, mais c’est très différent d’une bouilloire qui siffle, d’un musicien qui joue de l'accordéon dans la rue. Un discours est sonore, mais il est d'abord appréhendé au niveau du sens dans le langage, tandis que ce qui fait la particularité de la musique, c’est qu’elle utilise le son en lui-même, indépendamment de son implication à travers une expression dans la langue.
La question qui se pose est alors de savoir à partir de quand un son devient-il de la musique? Ou encore : quelle différence marquer entre la musique et le bruit? Comment la musique nous affecte-t-elle, si ce n’est pas en exprimant des concepts dans une langue ? Qu'est-ce que la musique? Quel est son rôle et sa portée ? Est-elle un simple arrangement des sons ou une manière d’écouter ?
* *
*
Il est certain que la question de savoir ce qu’est la musique, posée à Bach ou Vivaldi aurait donné une réponse claire de leur part. Traditionnellement, la musique est vue comme l’art de mettre ensemble des sons produits par divers instruments dans une composition qui est appelée l’œuvre musicale : la gavotte, la sonate, le requiem, le quatuor, la symphonie etc. Ce qui implique le luth, le clavecin, le piano, l’alto, l’orgue, le violoncelle etc. Bref, des instruments. Cette définition classique de l’art musical reste valide jusqu'au XIX ème siècle. Mais nous avons vu que dans les bouleversements de l’art contemporain, la question du statut de l’art n’est plus aussi simple. Voyez les tirades postmoderne de Ben disant de la sculpture : « soulever n’importe quoi !» ou de la musique « écouter n’importe quoi !».
1) Pour les musiciens
classiques, la musique est le son, mais le son en tant qu’il est produit par un
musicien qui joue d’un instrument, un instrument de musique, mis à part
bien sûr la voix. La voix est le premier des
instruments et aussi le prototype même de la musique. C’est à la voix qu’est
empruntée le sens de la mélodie, car une mélodie se chante. La musique
dans sa construction enveloppe la mélodie, qui est
le fil conducteur que suit l’oreille à l’écoute, le rythme
qui ponctue la phrase d’une cadence,
l’harmonie
qui fait résonner ensemble plusieurs sons simultanément.
Dans la conception classique, la musique utilise des sons dit purs produits par les instruments qui se différencient des son impurs, les bruits que l’on entend. Une gamme sur une clarinette donne des sons purs. Le crissement des pneus d'un camion, le bruit du tracteur, d’une tondeuse, le souffle d'une rafale de vent sont dits impurs, au sens de mélangés et complexes. Les son purs ont une définition précise à l’intérieur de la tonalité, dans l’échelle de la gamme. Par exemple, l’écart entre le do et le ré, d’un ton, n’est pas le même qu’entre le si et le do, d’un demi-ton. C’est un rapport mathématique précis. Les notes peuvent figurer sur une portée de manière rationnelle, rigoureuse et ordonnée. Mais rien de tout cela ne peut être appliqué à des sons « impurs ». Nous comprenons donc mieux cette définition de la musique du Littré : "science des sons rationnels qui entrent dans une échelle appelée la gamme".
Il est tout de même assez curieux de voir la musique qualifiée de "science", car nous pensons évidement à la musique comme un art et non comme une science. C’est dans ce genre de détail que l’on sent l’influence du positivisme d’Auguste Comte sur Littré. Pour le scientisme du XIX ème siècle, il est entendu qu’une discipline n’a de valeur que si on peut lui accoler le titre de « science ». On ne sauvera donc la musique de l’obscurantisme que s’il est possible d’en faire une « science ». Certes, il y a bien une exactitude en musique et une perfection formelle, mais qui ne résulte pas de l’application réglée d’une théorie. Quant à cette histoire de « rationalité » de sons appliquée à la musique, elle ferait bien rire un musicien, car le charme de la musique consiste précisément à s’écarter du domaine de la rationalité du concept dans un langage qui est plutôt celui du sentiment que de la raison.
Cependant, la référence de Littré à la gamme est claire et indiscutable. Un instrument de musique produit effet des sons le long d'une échelle, des sons gradués suivants des repères nets. En français nous disons la, si, do, ré, mi, fa, sol, en écriture internationale,
A, B, C, D, E, F, G. Cette échelle est précise, fixe et n’a rien d’arbitraire : il y a un ton entre do et ré, entre ré et mi, un demi-ton entre mi et fa, un ton entre fa et sol, un ton entre sol et la, un ton entre la et si et un demi-ton entre si et do. La gamme peut s'appliquer à tous les instruments. Ce qui varie, c'est seulement le nombre d'octaves qu’un instrument peut couvrir. 7 octaves sur un piano, 4 octaves plus une quinte sur une guitare par exemple. Pour le reste, transposée, une partition peut être lue par n’importe quel instrument.2) Toutefois cette définition de la musique par les sons purs était à l’époque déjà insuffisante pour l'opéra, car dans l'opéra, le compositeur fait souvent intervenir des bruits de toutes sortes, bruits qui sont inscrits dans la composition. Berlioz admet ainsi que tout ce qui est présent dans la composition musicale est musique, les bruits en font partie, autant que les sons purs produits par les instruments. Berlioz définit la musique comme le tout d’une composition. Il y a bien une différence entre les sons purs produits par les instruments et les sons impurs produits de façon quelconque, mais les uns et les autres entrent également dans la musique. Les sons purs répondent à une définition simple, une note dans la gamme, un accord ; les sons impurs par contre sont complexes ; cependant, les principes de l'harmonie s'appliquent aux deux. Entre le ré du piano qui est un son relativement pur et un son provoqué par la chute d'une casserole, il y a donc une différence de degré mais pas de nature.
Ce qui
importe dans la définition de la musique occidentale et qui s’est imposé, c'est
la possibilité
de l'écriture. Il y a
musique, là où une composition écrite peut naître, qui pourra être reproduite
par des interprètes, donc dans une
partition. C’est une question pour le musicien de
maîtriser le langage technique permettant de transcrire les sons sur du papier.
Les sons purs s’écrivent facilement sur la portée. Pour couvrir le registre de
l’instrument et ne pas trop déborder au-dessus et au-dessous de la portée, on se
sert de clés, qui sont des repères pour placer les notes.
Moyennant une transcription d’une octave au-dessous, il est possible de placer
toutes les notes de la guitare en clé de sol. (Dans les aigus il faut tout de
même rajouter cinq lignes !). Par contre, il est beaucoup plus pratique au piano
de mettre les basses en clé de fa.
Reste l’écriture des sons impurs. Ils se prêtent mal à la notation. Il faut donc redoubler de créativité pour inventer des symboles et expliquer aux musiciens comment ils pourront produite l’effet attendu. Sur une partition de guitare, les effets de percussion, l’utilisation des harmoniques et des octavados est codifiée, tant bien que mal. Il est souvent nécessaire dans la musique contemporaine de se faire expliquer comment produire les sons étranges que l’on entend dans un enregistrement. (Mais comment fait-il pour produire un son pareil ?!) Bref, avec beaucoup d’astuces, il est possible de faire entrer le bruitage dans l’écriture.
------------------------------3) Mais cette définition de la musique fera
bien sûr enrager tous ceux qui ne connaissent pas le solfège et ne jouent qu’à
l’oreille ! Il y a de très grands musiciens qui ne savent pas lire une
partition. La préséance de l’écriture met en dehors de la musique toutes les
traditions anciennes qui reposent sur la transmission orale et la mémoire. C’est
le même argument en histoire, l’historien a la fâcheuse tendance de ne compter
pour rien les civilisations antérieures à l’écriture. On dira ici que c’est une
définition de la musique en conserve, de la musique pour Conservatoire !
Définition étroite qui est peu à même pour nous aider à comprendre ce qu’est la
musique en général. Elle a cependant le mérite de satisfaire l’intellect, car
elle permet une analyse, car il s’agit bien d’une définition analytique de la
musique qui rend possible une explication de ses structures par
concepts.
Il est indéniable que les structures
musicales existent bel et bien avant que ne soit possible leur transcription
écrite. Ce que tente de fixer une partition, c’est la structure d’une œuvre.
Nous en arrivons donc à une nouvelle définition de la musique relative à la
structure. Puisque ce n'est pas la nature du son qui distingue la musique du
bruit, ce doit être l'usage qu'on en fait. Or il n’y a musique que si le sons
obéissent à une organisation, ce qui veut dire que la musique est bien
assemblage de sons, mais qui n’est pas arbitraire, dont l’organisation doit être
perçue comme ne résultant pas du hasard. Dans toute création musicale, il y a
une forme, une architecture interne des sons. Que l’on mettre un chimpanzé
devant un piano, et qu’il joue par hasard la Sonate au clair de lune de
Beethoven est impensable, car ce n’est pas une création résultant du hasard. On
dit qu’une œuvre musicale repose sur une intention. Dire que la musique est
organisée, signifie qu’elle est ordonnée à
l’intérieur d’une
œuvre. C’est
l’unité de l’œuvre qui confère une organisation et définit l’achèvement de la
musique. Certaines œuvres sont très réussies, achevées, d’autres le sont
moins. Nous faisons bien une différence entre une œuvre réussie et de haute
stature et une œuvre d’un intérêt mineur. Tout de même, la Toccata et fugue de
Bach, c’est assez prodigieux, même pour un profane qui ne connaît guère la
musique. Les petites études pour guitare de Carulli, de Guillani, ou de Napoléon
Coste, c’est gentil et pédagogique, mais ce sont tout de même des œuvres d’un
intérêt mineur. Personne n’irait les jouer en concert. Pour reprendre ce que
nous avons dit précédemment, dans une production artistique il peut y avoir un
certain, talent, mais dans une grande œuvre, il y a la touche du
génie.
Ne soyons surtout pas sectaire dans nos goûts. En dehors de la musique proprement classique, cette distinction vaut toujours. Il y a parfois un zeste de talent dans les productions musicales vouées au divertissement qui tournent en boucle sur les radios. Et puis de temps à autre émerge une œuvre qui surgit comme un météore et se voit ensuite imitée. C’est dans cette création nouvelle, vivement inspirée que naît ce qui s’impose avec le brio d’une touche géniale. Dans le rock, l’album de Pink Floyd, Meddle est bel et bien une réussite, avec même une ambition proche de la symphonie classique. Comme celui où figure Echoes. Dans le jazz, les albums enregistrés par Stan Getz et Gilberto Gil ont le caractère très achevé, au point d’avoir fourni au jazz des standards très célèbres. Dans la world music, on trouvera aussi des enregistrements qui sont des perles que nous serions, de mauvaise foi de ne pas reconnaître comme de vrai chef d’œuvres. Je pense à Miss Perfumado de Cesaria Evora, ou même au disque sublime de Calcutta Meditation de Subrotoroy Chowdury. Même si le musicien ne connaît pas l’écriture musicale ou n’en fait pas usage, il n’en reste pas moins qu’une œuvre très achevée est toujours en même temps très structurée, c’est-à-dire très architecturée dans la mélodie, la rythmique, l’expression harmonique. L’impression qu’elle donne est celle-ci : on ne voudrait rien lui retrancher, ni lui ajouter quoi que ce soit. C’est une des répliques de Mozart dans le film Amadeus de Milos Forman : il n’y a pas « trop » de notes ! il y a exactement ce qu’il faut, pas plus, pas moins. Inversement, quand une musique est un simple production de divertissement assez médiocre, le mélomane dira : « il faudrait éliminer ceci ou cela, c’est dommage que cette plage ne soit pas plus développée. Bref, c’est imparfait. Ce n’est pas encore de la bonne musique. Ou bien c’est de la musique d’ameublement, celle que l’on compose pour faire de l’ambiance dans les boîtes de nuits ou les supermarchés, pas de la musique, celle qui demande que l’on écoute.
Justement, que veut dire écouter de la musique ? Si écouter est un acte intentionnel nous écoutons « quelque chose », comme dans la perception visuelle, nous regardons « quelque chose » et dans ce cas, l’écoute se situe dans une relation sujet-objet. L’objet, c’est un concerto pour flûte de Bach, un lied de Schubert, un quatuor de Beethoven, une chanson de Brel etc. et le sujet, c’est celui qui écoute, en l’occurrence, un mélomane. Si toute conscience est conscience de quelque chose et pas conscience de rien, nous ne pouvons pas semble-t-il écouter un « rien » et il faut bien que nous écoutions une œuvre musicale pour qu’elle produise cette expérience délicieuse qui donne à la musique tout son charme. Cependant, nous avons déjà montré précédemment que l’intentionnalité est insuffisante (texte) ; elle ne peut pas à elle seule rendre compte de ce qui relève de la pure affectivité. Et puis, écouter de la musique, c’est contempler et non pas exactement « percevoir » au sens ordinaire du terme. D’autre part, s’il n’y avait pas justement du « rien » dans la musique, ou une Vacuité sous la forme du silences, il n’y aurait pas de musique du tout ! Ce qui veut dire que l’expérience musicale est bien plus subtile que la description de la perception intentionnelle le laisse penser. La clé réside justement dans l’abolition de la dualité sujet/objet dans laquelle la perception ordinaire est structurée.
------------------------------1) Une écoute distraite n’est bien sûr pas une
écoute du tout. Une écoute est distraite quand
l’esprit, divisé, saute d’un objet à l’autre, de la musique et par exemple à un
détail qui occupe notre attention au niveau de la vue, un bruit ou même une
pensée qui trotte dans la tête. Quand le mental est agité, il saute d’un objet à
l’autre et il est incapable de se poser. Sans « pause » peut-il y avoir écoute ?
Il est impossible d’écouter dans ces conditions. Une des perversions courantes
de l’écoute aujourd’hui, c’est l’usage de la musique en
bruit de fond, entre autre cette croyance non
fondée selon laquelle la musique « m’aiderait à me concentrer ! ». Non, pour que
l’esprit soit vraiment concentré, il faut qu’il cesse d’être divisé et qu’il
soit entièrement à ce qu’il fait. C’est là que se rencontre la plus haute
créativité. Sautiller constamment de la musique à une activité mentale ne fait
que produire une tension qui maintient de l’agitation et finit par épuiser
l’esprit. C’est poursuivre deux lièvres à la fois et ne réussir à en attraper
aucun. L’écoute véritable ne provoque pas cet épuisement, bien au contraire,
elle est énergétique. De même, le travail accompli sans division, dans une
dévotion complète à la tâche, ne produit pas de tension nerveuse.
Il est à craindre dans un monde tel que le nôtre
où l’agitation mentale est
devenue un mode de vie habituel, que nous ne sachions plus vraiment
écouter. Nous vivons dans une surenchère de l’émotionnel
et nous sommes malades de notre agitation mentale. Encore que l’expression
« savoir écouter » en un sens est erronée. « Savoir écouter » impliquerait, si
nous en restions à l’appréhension commune, - c'est-à-dire à la conscience
habituelle - qu’il y aurait quelque chose à apprendre, un concept à maîtriser,
ou une technique spéciale ; bref, quelque chose que l’ego pourrait « faire »
pour parvenir à « atteindre » une sorte de but lointain qui serait « écouter ».
C’est faux. Si « apprendre à écouter » a un sens, cela se situe plutôt dans le
désapprendre intentionnel, c’est juste une invitation à écouter,
ou à la rigueur une manière de désencombrer l’esprit des obstacles à l’écoute
elle-même. Et cela se situe entièrement dans le moment
présent. Écouter, ce n’est pas réfléchir à quelque chose, écouter ce n’est
pas conceptualiser, ni faire un effort pour pratiquer une technique particulière
et il n’y a dans l’écoute rien à atteindre ou à perfectionner. Écouter, c’est
seulement se tenir dans l’ouverture sensible et
c’est tout, c’est-à-dire dans le maintenant. Si
nous en restons à la conscience de l’objet, nous
sommes dans la pensée sous la
pression du temps psychologique et pas dans
l’écoute. Le plus étrange dans cette affaire, c’est que cette conscience d’objet
prend racine dans la conscience de l’ego, d’un moi qui
cherche à se maintenir. Suivons le musicologue
Jean Klein : « Il n’y a pas de
techniques, de discipline ou d’idée que vous puissiez substituer à l’écoute
elle-même. Toutes ces choses sont des sucreries pour l’ego. Plus vous faites
connaissance de l’écoute par l’écoute, plus vous êtes libre de l’image de soi.
L’enseignement en fait que vous ramener à l’écoute. Dans l’écoute, il n’y a rien
à écouter ; vous vous trouvez dans l’ouverture, dans le non-état de l’écoute
elle-même ». Ce que nous appelons « attention »
d‘ordinaire, c’est une fonction mentale, un processus cérébral, une manière de
mobiliser le corps par la volonté, dans un
effort. Ce n’est pas cela
l’attention véritable et nous l’avons vu. Ce n’est pas non plus l’écoute au sens
vrai. La conséquence est donc que « l’écoute n’est pas un processus cérébral. Ce
n’est pas une fonction. C’est une sensibilité ouverte, libre de toute
anticipation, accomplissement ou réussite. Ce n’est pas une attitude que l’on
assume ; pas plus qu’elle n’est confinée aux oreilles ». Ainsi, l’écoute
véritable n’est pas vraiment localisée quelque part. Elle se situe dans une
sensibilité qui a son intelligence propre et qui est par essence
globale. De même « lorsque vous comprenez quelque
chose et que vous dites « je vois », cela n’a rien à voir avec les organes de la
vue ». Les anciens auraient dit : c’est la pure intelligence qui voit et non
l’œil ; de même, nous dirons ici, c’est l’âme (texte) qui
écoute la musique, (texte) et l’âme n’est nulle
part, elle est plus un champ subtil qui enveloppe le corps physique, qu’une
sorte d’entité qui aurait pour l’occasion élu résidence dans un organe appelé
« oreilles ». Si bien que lorsque nous écoutons vraiment, nous sentons que nous
écoutons avec tout le corps, la
Conscience n’a pas vraiment de limite. Le sens de l’ouïe
est dans la Conscience relié aux autres sens. « Lâchez prise et vous découvrirez
que tout votre corps est spontanément un organe de sensibilité. L’oreille est
simplement un canal pour cette sensation globale. Elle n’est pas une fin en soi.
Ce qui est entendu est également ressenti, vu, senti et touché ».
2) Et que produit la musique ? Elle nous invite à l’abandon, car écouter de la musique, c’est s’abandonner. La musique est une invitation au lâcher-prise. La beauté contenue dans une œuvre musicale est ce qui nous transporte au-delà de nous-mêmes, ce qui nous enlève, ce qui nous ravit au-dessus de la conscience habituelle, qui est conscience d’objet. Comme la perception d’un objet est notre mode habituel de conscience, il s’ensuit qu’écouter de la musique requiert un certain art. (texte) Jean Klein distingue une capacité d’écoute verticale et horizontale. « La dimension horizontale correspond à la mélodie, au déroulement du discours, la dimension verticale correspond à l’harmonie, à l’habillage de la mélodie ».
« Écouter la musique est un grand art car cela
demande une capacité d’écoute à la fois
horizontale et verticale. Cela doit se
faire sans anticipation car chaque
instant est plénitude ». Or la connaissance de la musique risque de faire
obstacle à l’écoute car elle donne les moyens d’anticiper et d’aller vers une
conclusion ce qui en un sens est nuisible. Ainsi, paradoxalement, « beaucoup de
musiciens eux-mêmes n’ont pas cette capacité d’écouter la musique parce qu’il y
a souvent anticipation. Quand on écoute de la musique du XVIème ou du XIIème
siècle, vous en
connaissez déjà le langage, vous anticipez déjà, vous projetez
déjà sa conclusion. Mais même si vous possédez le discours musical et son
aboutissement chez Bach, Mozart, Beethoven, Bruckner, Debussy et Ravel, il reste
possible d’être pleinement écoute en laissant la conclusion à plus tard. Vous
vivez dans le non-savoir, et vous appréciez, prenez plaisir à la musique dans
son écoute, voilà la chose essentielle ! » Ce qui nous ramène à ce que nous
disions plus haut au sujet avec Kant qu’il n’est pas indispensable de disposer
d’une érudition ou d’une culture
historique pour apprécier la
musique.
(texte)
Ce grand art dont il est question ici est une pure ouverture, une pure sensibilité, (texte) une disponibilité au niveau du cœur. Rare sont les personnes qui savent écouter la musique avec la liberté, l’innocence, l’abandon qu’elle requiert ; et ceux-là savent quels trésors elle contient, ils vivent leur relation à la musique avec une grande intensité. Ce qui s’appelle aussi la ferveur. Ils ont découvert, sans peut être le savoir, au cœur de la musique le sentiment du Sacré. (texte)
Quand vous avez découvert le sens du Sacré, vous
avez aussi et simultanément découvert l’importance du Silence. Chaque note de
musique émerge du silence et retourne au silence. Dans l’Absolu, le Silence est
à la fois le commencement et la fin et le Silence est aussi sous-jacent à toute
Manifestation. Le bruit des fins de concert vous semble alors une maladresse
culturelle tout à fait répréhensible ! « Vous n’avez qu’à écouter l’Art de la
fugue de Bach, ou les quatuors de Beethoven … pour être emporté par
le silence. La vraie musique se tient entre les sons et subsiste longtemps
après… c’est la raison pour laquelle, après un concert, je ne peux pas
comprendre pourquoi les gens font un bruit tellement barbare avant que les
dernières notes se soient déployées et dissoutes dans le silence. » En Inde, on
écoute la musique traditionnelle le plus souvent les yeux fermés et personne
n’aurait l’idée de faire du bruit quand les dernières notes se fondent dans le
silence. C’est une cathédrale invisible qui est comme suspendue dans les airs et
ceux qui écoutent sont dans la nef. L’idée même qu’écouter de la musique est une
forme de méditation va de soi. La musique est un véhicule qui ramène vers
le Soi. Elle conte toute l’histoire de la Manifestation, depuis le silence
originaire de l’Être, jusqu’aux vagues infinies de la Manifestation, pour enfin
retourner dans le Silence d’où émerge toute la création. Depuis l’élan de la
mélodie, jusque dans
les
méandres de son discours, jusqu’à l’accord final qui revient à la tonalité.
Le dernier chapitre de Qui suis-je ? de Jean Klein intitulé « une conversation sur l’art », fait dialoguer le chercheur, le philosophe et l’artiste et c’est l’artiste qui dit ceci : « Lorsque… j’écoute les quatuors de Beethoven … je ne suis plus dans le monde de tous les jours mais dans une sensation d’unité et de tranquillité. C’est une sensation d’être libéré des frontières, de la routine de la vie quotidienne et de ce que j’appelle l’habitude « moi-même ». Cela s’apparente à ces moments d’émerveillement dont je me souviens vaguement en tant qu’enfant ». Et cet émerveillement culmine dans la Joie qui réside dans le Soi. « Dans la joie esthétique nous revenons à nous-même, près de notre être originel. La joie des grandes œuvres d’art est qu’elles ont le pouvoir de nous diriger vers ce que nous sommes ». La musique est le toucher de l’âme le plus subtil, ce qui implique très clairement une mise entre parenthèses de l’ego. L’être originel s’éprouve affectivement comme Soi et le Soi, âtman, contient en lui-même la qualité d’ânanda, la béatitude, blissfull consciousness. Les Upanishads utilisent l’expression sat-cit-ânanda, Etre-Conscience-Béatitude, pour évoquer la pure coïncidence dans le Soi dans la Plénitude du sentiment. Une grande œuvre d’art a ce pouvoir insigne de faire vibrer en quelque sorte l’harmonique de la Béatitude de l’Être éveillant par là simultanément la Conscience et l’émerveillement d’Être.
3) Notons bien la mention « des grandes œuvres d’art ». Jean Klein différencie nettement les « productions artistiques » des « œuvres d’art ». Il y a dans la musique actuelle toutes sortes de productions, mais bien peu d’œuvres susceptibles de produire une expérience de transcendance, c’est-à-dire ce mouvement vers l’intérieur de réintégration dans le Soi.
Nous avons au contraire beaucoup de musiques de di-vertissement, qui cherchent une ex-citation et sont entièrement tournée vers une sortie, une ruée hors de soi, une explosion finale. On écoute de la musique pour « s’éclater » en vue du shoot final ! « Pour se défoncer ». Nous avons aussi toutes sortes de chansons d’auto-célébration de l’ego, d’auto flatterie, qui sont la mise en paroles de la fiction personnelle de l’ego. La plupart des « productions artistiques » de la musique d’aujourd’hui servent l’éloge de la fuite et nourrissent le narcissisme ambiant (texte). D’où les grandes messes d’autocélébration de l’ego des spectacles de variétés au petit écran. Alors on trouve dans la musique ce que l’on y a mis : un stimulant érotique, un excitant conditionnel, une recherche fusionnelle ou un défouloir collectif. Eckhart Tolle résume : « it is music for pain body ». La musique pour nourrir le corps émotionnel ; de la même manière qu’il y a un « cinema for pain body », un cinéma au service du corps émotionnel.
C’est un autre registre de l’expérience musicale, impossible à nier mais qui comporte une forte ambivalence. a) La musique, nous l’avons vu, a, sous certaines conditions un pouvoir de catharsis, elle permet d’évacuer des tensions en secouant les nœuds dans lesquelles elles sont logées dans le corps. C’est indéniable. C’est un effet parallèle à la fonction du théâtre selon Artaud de réaliser un exorcisme social des démons qui possèdent l’être humain. Il est exact que pour beaucoup de personnes, c’est même leur seul rapport avec la musique : Servir un besoin d’évacuer des tensions, d’évider une souffrance ou un malaise. Dans une époque aussi névrotique que la nôtre, il est à craindre que cette fonction éclipse complètement l’expérience de la transcendance. b) A cela s’ajoute qu’il y a aussi dans le pouvoir du son et du rythme une capacité de stimuler les pulsions lovées dans l’inconscient. Comme nous le disions plus haut « le nœud de vipères où se convulsent des instincts censurés ». On peut faire de la musique en cherchant délibérément à exciter la haine, la destruction, la pulsion sexuelle, l’autodestruction sous les formes les plus cyniques et les plus morbides. Woody Allen disait méchamment : « quand j’écoute Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne » ! Il faudrait être particulièrement aveugle pour nier cette tendance dans le hard rock. La pulsion démoniaque y apparaît de manière patente. Pas seulement pour un gentil besoin de catharsis ! L’intention du mal peut très bien se donner une voix dans la musique, c’est une manière de la mettre sous le jour de la conscience. Inutile de se voiler la face, cela a aussi sa place dans le réel.
Concluons : il est assez remarquable que le type d’expérience que sollicite les « productions musicales » de masse est bien inscrit dans la dualité sujet/objet, dans le vecteur de l’intentionnalité, la musique est un « quelque chose » qui « sert à » remplir une fonction au service de l’ego. Cette attitude n’est pas « contemplative », elle déteste le silence ! Elle n’a guère le sens de la Vacuité et du Sacré, dans ses formes extrêmes elle aurait plutôt un fort appétit de Néant !
La musique a-t-elle quelque chose à nous dire sur la réalité ? Selon l’opinion commune rien du tout : elle est plutôt une forme d’évasion en dehors de la réalité ! On écoute de la musique pour fuir la réalité empirique, sa trivialité, son ennui, sa grisaille, pour s’en di-vertir. L’expérience de la transcendance, on s’en fiche éperdument. Si la musique évoque un « monde », c’est un « autre monde » que le monde réel, le monde de l’imaginaire et la feinte passion que nous éprouvons pour elle serait alors seulement la séduction d’une illusion compensatoire. C’est la thèse de Freud qui explique l’intérêt pour l’art du névropathe ordinaire par la projection des fantasmes relatifs au désir sexuel en dehors de la sphère proprement onirique. Et ce n’est guère mieux pour le musicien qui n’utiliserait la musique que pour sublimer les pulsions sexuelles qu’il ne peut accomplir dans la réalité.
1) Nous retrouvons avec la musique ce que nous disions auparavant de l’ambiguïté contenue dans le mot « réalité », pouvant désigner tour à tour soit la réalité empirique définie par la vigilance ordinaire, soit la Réalité, cette fois métaphysique, le tissu de la Manifestation. La question est de savoir ce que la musique est à même de révéler d’essentiel (R) sur la Réalité. Le principal obstacle, semble-t-il, réside dans le fait que la musique ne « représente » rien. (texte) Une métaphysique de la représentation n’a rien à ronger dans la musique. Dans la peinture, la sculpture, la danse, l’architecture, le cinéma, l’intellect peut analyser (R) comme un maniaque, car il a affaire à la représentation, précisément parce qu’elle a un rapport étroit avec le visible. (texte) Il peut donc commenter, surcommenter à n’en plus finir, interpréter et surinterpréter l’art. Au point que parfois l’on ne sait plus très bien d’ailleurs discerner ce qui est projeté et ce qui est compris !...
Mais la musique ! Que dire de la musique et qu’est-ce que la musique a à nous dire? Pour parler dans le langage de Michel Henry, si d’emblée la musique n’offre aucune prise à la recherche du visible, elle est par contre la voie d’accès la plus directe à Invisible !! (texte) Et c’est ce qui fait justement sa Force. De ne pas être enfermée dans la représentation que la pensée élabore. De ne pas placer l’essentiel sous le regard, mais de diriger notre attention en-deçà de tout regard dans le royaume de intériorité auquel seul le cœur a accès. La musique est hautement métaphysique, car elle nous parle de la Vie même, se tenant si près de Soi, qu’elle ne peut se quitter et se trouve prise dans l’épreuve de Soi du pur sentiment. Non pas ce qui se donne à voir, ou ce que la pensée peut affirmer, dire et théoriser dans le champ du visible, dans la représentation. Toute vie est portée par un Soi qui cohère infiniment avec soi avec pour seule fin son délice d’exister ; quel art est mieux à même de rendre ce Jeu de la Vie en elle-même, si ce n’est la musique ? (texte) Ainsi s’éclaire sous un jour nouveau le sens du mot métaphysique : non pas que l’ultime Réalité soit cachée « là-bas », dans un super objet, très loin au-dehors, dans un arrière-monde, ou un «au-delà » des phénomènes, comme la représentation le suggère. L’ultime Réalité est ici, dans cette Vie même qui est mienne, dans cette Vie par laquelle je suis vécu, de sorte que ce qui est ultimement Réel n’est rien en dehors de la Conscience d’être. L’Être se connaît et s’éprouve infiniment et amoureusement comme Soi. On dirait presque musicalement. La Manifestation est la musique de la Vie. Lila, la danse de l’Infini dans le fini.
Dans l’écoute recueillie, la musique s’offre comme le pathétique de la Joie et de la souffrance, la gamme variée des sentiments pour le seul Jeu, la seule jouissance de Celui qui écoute, parce métaphysiquement, il n’y a pas d’autre fin dans l’univers que la pure expérience de Soi. Toute existence ne se justifie que musicalement, comme une pure expérience de soi au sein de l’Être dans la mélodie de l’Infini. L’oubli de cette compréhension métaphysique de la Manifestation comme musique écarte et tient loin de nous le sens de la Manifestation comme symphonie cosmique. Et si nous perdons cela, le malheur est déjà sur nous, car, selon le mot de Nietzsche, nous ne verrons plus la Vie que comme une erreur. « Sans la musique la vie serait une erreur ». Pas parce que la musique nous procure « quelques divertissements » dans notre vie un peu triste et grise. Non. çà, c’est une platitude. Non. Si nous ne voyons pas la Vie comme une musique, il n’y a partout qu’erreur. La dualité projetée par la pensée intentionnelle nous aveugle dans la poursuite d’un but lointain, toujours manqué ou remis à plus tard, dans la poursuite d’une perfection jamais atteinte, d’un idéal (R) inaccessible. Raté. Mais si la Vie est une musique, elle ne cherche que son propre Jeu en elle-même, si la Vie joue en elle-même, comme un musicien joue de la musique, jouissant infiniment de ses contrastes, alors le pathétique de la souffrance et l’extase de la joie (cf. Charles Koechlin texte) ont chacun leur place, alors rien de ce qui advient dans la vie n’est erroné, toute chose a son sens et la Vie n’a jamais rien à atteindre qu’elle ne possède déjà maintenant, chaque instant est parfait, chaque instant est présence, comme est parfait et présent chaque moment dans une partition. Le perpétuel recommencement des choses a sa place, comme autant de reprises dans un long thème mélodique.
Nous savons que le discours musical se joue dans la dimension pure de la Durée, au sens que lui donne Bergson, dans le qualitatif pur du sentiment. Mais il faut ajouter qu’alors la musique nous montre très exactement le sens de la phénoménalité. (texte) La mélodie danse sur la crête de l’instant, comme tout moment de notre vie a été l’apparition d’une forme puis sa dissolution, tandis que le souvenir lui restait vivace. Ainsi, les phénomènes s’effacent dans la nuit du passé, tandis que simultanément ils s’enroulent dans un pur souvenir intemporel. Et ce paradoxe, seule la musique est capable de le rendre. La musique, dans sa symétrie, sa rondeur, sa nouveauté créatrice, appelle aussi du côté du futur la courbe anticipée d’un nouveau dessin mélodique. Enfin, la musique est aussi la plus belle image de ce qu’est la magie et la grâce d’un instant. Comme Schopenhauer l’a vu, c’est dans la musique que la tyrannie du temps psychologique s’abolit dans un pur bonheur d’exister.
Il faut renverser nos propositions habituelles. La musique n’est pas une « métaphore » de la Manifestation, c’est la Manifestation qui est par essence musicale. Or nous avons vu précédemment que c’est exactement la même idée que ce que nous trouvions chez Emerson au sujet de la relation entre et la poésie et la Nature. Si nous approfondissons sérieusement le sens de la musique, ce que nous y trouvons en germe, c’est une connaissance métaphysique.
2) Cette connaissance métaphysique, entre parenthèses, a très bien été comprise des anciens, aussi bien en Inde qu’en Grèce. Nous n’en connaissons que l’écume et non la profondeur. Notre malheur à nous est d’avoir fait divorcer notre idée de la science et celle la musique. Nous avons vu l’importance de la découverte de l’harmonie chez Pythagore à partir de la musique. Nous disions alors que si pour Pythagore les rapports des nombres régissent la musique, c’est parce que par essence ils régissent tout l’Univers. Et cela non pas parce que l’Architecte cosmique serait un calculateur froid et abstrait… mais parce qu’il adore la musique ! Les dieux créateurs connaissent la musique, car la Manifestation est dans son intégralité une musique divine. Et c’est à prendre au premier degré, et pas comme une « image ».
Leibniz disait que la musique est l’arithmétique
de l’âme qui ignore ce qu’elle compte. (texte) Il n’est pas nécessaire d’être
mathématicien pour faire de la musique, car c’est seulement dans l’analyse
que l’on découvre l’incroyable richesse mathématique des structures musicales.
Et cependant, tout musicien, comme tout artiste, fait spontanément des
mathématiques en créant, car la beauté des formes a un rapport avec l’harmonie
des structures. D’un point de vue mathématique, l’univers de Bach est tout
simplement prodigieux. Mais c’est… de la musique ! (texte) Si par abstraction vous
dégagez la structure, il ne vous reste qu’un langage mathématique. Dévitalisé,
car la vitalité est dans la vibration cosmique d’une création. Pourquoi ?
Parce que la Manifestation est dans sa totalité
vibratoire. Elle est
une musique cosmique. L’Univers vibre à différentes fréquences, comme une corde
qui vibre en produisant plusieurs notes. L’idée même que nous nous donnons
d’un « objet » comme existant en soi de manière séparée n’est qu’une abstraction
représentative. Comme l’idée que la musique ne serait qu’un divertissement sans
rapport avec le réel. C’est peut être une commodité dans la
vigilance
quotidienne, mais c’est très loin de la vérité. En réalité, tout « objet » n’est
qu’un nœud vibratoire dans l’espace-temps-causalité. Y compris le corps. D’un
point de vue physique, on dira qu’un objet n’est une
fonction d’onde, un
champ localisé, ou, autrement dit, et en mieux, un schème musical qui n’existe
pas de manière séparé, car tout l’Univers conspire dans l’apparition ne
n’importe quel événement. L’Univers vibre ici et là-bas et en même temps, sans
qu’il soit possible de dissocier ici, là-bas et partout dans la symphonie
cosmique. Le chant de l’Unité est une polyphonie intégrale.
De même, la vision indienne nous dit que la
musique naît du silence, se déploie sur un fond de silence et s’achève dans le
silence ; la symphonie du cosmos émerge de la
Vacuité pure, shunya, qui
n’est pas en réalité pas le néant mais le murmure du son primordial qui parcourt
tout l’univers shabda brahman. La danse de l’Univers est très hautement
énergétique et elle est un son qui apparaît et disparaît perpétuellement
dans le Silence, de sorte que la Source n’en n’est que perpétuellement
dissimulée sous l’apparition de rupa, la
forme. Toutes les formes
vont et viennent au sein d’une même Substance qui vibre à l’infini. Aucune forme
n’est immobile. Rien n’est figé et éternel. Pour le dire autrement, toutes les
formes de la Manifestation sont telles des vagues à la surface d’un même océan
et composées de la même eau. L’océan est toujours changeant et toujours le même.
Toutes les formes sont des vagues musicales, comme toutes les formes se
ramènent à des structures
vibratoires composées de la même essence qui est le
son. Et attention, ce n’est pas du tout une « réduction », car bien au
contraire, on touche à l’essence même de la Création, au
Verbe divin.
Ainsi, comme cela était bien compris des anciens, celui qui disposerait du
pouvoir des sons, des mantras, serait maître de l’Univers et il est dit
précisément que plus l’intellect humain s’est dissocié dans dvaita, la
dualité, plus il a gagné dans le concept, et plus il a perdu l’ancienne
connaissance du langage des sons. Il n’était pas possible que la Nature laisse
entre les mains d’une conscience dissociée et egocentrée un tel pouvoir qui
appartient aux devas, aux dieux créateurs. Cela devait être perdu. Le
résultat de cette avidya, cette ignorance devient donc
logiquement… la théorie de l’arbitraire du signe chez Saussure ! La dimension
pathétique, musicale, créatrice de vac, la
Parole, est oubliée, occultée.
Ce qui reste, c’est la pensée comme concept, la pensée désormais confinée dans
le domaine de la représentation. Ce que le langage a gagné en clarté et
distinction dans le champ de la science dans la quantification du réel, il l’a
perdu dans sa dimension qualitative, poétique, musicale,
c’est-à-dire dans sa prise directe avec l’ultime Réalité ! Si nous habitions le
monde en poète et en musicien, nous ne serions pas coupé de la
Nature, ni coupé
de la Vie ou en guerre avec autrui. Dans la conscience de l’unité la
dualité
représentative est abolie, et il n’est pas de plus intime expression de l’unité
que son humaine expression dans la musique et son élévation dans la poésie. Car
la poésie, c’est bien sur le langage touché par la grâce de la musique. Mais il
n’est que trop clair que nous n’habitons pas le monde en poète et en musiciens,
le plus souvent, nous marchons dans ce monde en touriste indifférent, en consommateur avide ou en technocrates fiévreux.
Nous marchons préoccupés, tête basse et nous n’écoutons pas le monde, nous ne
pouvons plus écouter que nos propres pensées. Qui ne sont pas du tout une jolie
musique, mais des rengaines plus ou moins
obsessionnelles. Et c’est bien sûr
cela qui nous fait vivre dans une bulle d’illusions… donc en dehors de la
réalité. La part d’illusions dans laquelle notre vie est le plus souvent
engloutie est proportionnellement égale à la macération de pensées idiotes que
nous pouvons entretenir dans notre soliloque mental : donc en un sens au
bruit que nous maintenons dans notre pensée. Si d’aventure il advenait
que, dans une soudaine suspension, ou bien dans la grâce de la musique des
choses, nous mettions fin à ce tourment, nous pourrions enfin nous réveiller au
chant de la Terre et peut-être, peut être… pourrions-nous capter un peu de cette
vivante énergie qui court à travers le cosmos. Si notre conscience vivait dans
la musique des choses, notre cœur serait plus tendre et notre pensée plus
intuitive et plus inspirée.
En attendant, la musique peut déjà offrir l’apaisement à la pensée et le recueillement à l’esprit. Une méditation sans pratique compliquée et à la portée de chacun. Une thérapie : une musicothérapie. C’est pourquoi elle est à l’heure actuelle si précieuse dans ce monde violent, confus et tourmenté. Si les hommes désertent les temples et les églises, parce qu’ils n’y trouvent plus la présence de l’Infini, il reste qu’il y a toujours quelque chose dans lequel ils peuvent communier, et c’est dans la musique. Un homme qui s’accorde chaque jour un moment pour écouter une musique profondément méditative garde vivace le sens de la Présence et il sait ce qu’est le Sacré. Cela ne suffit peut être pas dans notre démence collective, mais c’est déjà quelque chose.
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C’est faire injure à la musique que de la regarder comme une sorte de bruit de fond permanent et non seulement cela, mais en rangeant la musique dans l’ameublement, nous oublions l’importance et la profondeur de l’écoute. Peut être est-ce parce que nous nous sommes enfoncé dans le matérialisme le plus vulgaire que nous avons oublié la spiritualité de la musique et que par conséquent nous comprenons aussi mal la musique. La diffusion de masse de la musique l’a tirée vers le bas et a accentué le divorce entre musique classique, musique traditionnelle et « musique d’ambiance ».
Aussi étrange que cela paraisse, la création ou la pratique de la musique ne délivre pas automatiquement la connaissance à laquelle la musique donne accès. Il faut que naisse dans l’esprit une interrogation sur son mystère, mais cette interrogation ouvre sur une immensité intérieure. Dès l’instant où nous reconnaissons la spiritualité contenue dans la musique, nous sommes assez ouvert, pour entrer nous même dans son jardin qui est aussi le nôtre. Ce que nous explorons dans la musique, c’est notre propre Conscience. Parce que la l’univers et la conscience sont inséparable, l’exploration de l’univers musical reconduit à la dimension intérieure du sujet, tout autant qu’à la trame subtile de toute réalité. Nous tenons donc dans la musique un objet très étrange dans lequel il est impossible de trancher entre le subjectif de l’objectif car vouloir le faire n’aurait guère de sens, ils se tiennent ensemble et ils nous donnent la clé de toute existence. Comme si de toute ce qui existe il fallait dire : cela est car cela vibre dans la totalité du cosmos et en même temps, cela est pour la Conscience qui l’éprouve et en jouit et non de manière séparée. La musique nous offre une leçon sur la non-dualité.
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Questions:
1. Pourquoi considérer avec Schopenhauer que la musique est le plus métaphysique des arts?
2. Comment se fait-il que la musique comporte des structures mathématiques rigoureuses et que le musicien puisse ne rien connaître des mathématiques?
3. L'introduction du hasard, la musique aléatoire sont-ils une négation de la musique?
4. Comment distinguer en musique la différence entre une simple production et une œuvre musicale ?
5. Comment se fait-il qu'en matière de goûts musicaux nous soyons le plus souvent intolérants?
6. Est-ce en raison d'une particularité culturelle qu'une musique nous semble complètement inécoutable?
7. Si la gamme est toujours la même, faut-il en tirer pour autant l'idée que l'imaginaire musical est limité?
© Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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