Leçon 176.   La sagesse et l’ignorance       

    Une surprise attend le débutant en philosophie la première fois qu’il découvre dans l’Apologie de Socrate, de Platon cette étrange formule : « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien». Comment Socrate peut-il affirmer une chose pareille ?

    Alors, il y a bien sûr l’interprétation maligne (mais fréquente) qui consiste à dire : - appelons cela la prosopopée du scientisme - : « Socrate avoue qu’il est inculte et complètement ignorant. C’est en cela que consiste sa sagesse. Un philosophe c’est quelqu’un qui est ignorant et qui l’avoue. Mais nous autres aujourd’hui, grâce à la science, nous pouvons être fier, nous savons bien plus de choses que les anciens grecs. Nous ne sommes pas des ignorants. Nous savons maintenant tout expliquer. La science nous délivre de l’ignorance et donc elle nous débarrasse de la sagesse, comme aussi de la nécessité d’avoir une philosophie. Elle nous offre un savoir certain, indubitable. Ce qui nous donne aussi un pouvoir très grand, celui de maîtriser la nature, de la dompter et d’en faire ce que nous voulons, selon nos désirs ».

    On peut trouver de temps à autre ce genre d’affirmation dans une copie du bac, mais au point où nous en sommes dans les leçons, nous ne pourrions certainement tenir ce genre de discours et nous aurions amplement de quoi y répondre. D’abord, c’est une lecture très littérale de l’énoncé socratique qui ne saisit pas le sens et l’importance de l’ignorance. D’un point de vue épistémologique, c’est aussi d’une crédulité qui ne résiste pas à un examen.  Enfin, ce discours, si on le prenait au sérieux, serait justement accablant par son inconscience, quant à la portée de la technique et au péril qu’elle nous fait courir.

    Il est donc important de revisiter l’affirmation de Socrate. Il y a là un mystère, ou mieux encore, un paradoxe qui tient à cette question: Peut-on à la fois être sage et ignorant ? En quel sens ?

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A. Le savoir et la conscience de ses limites

    Il existe dans le langage courant une formule un peu vulgaire, mais qui peut nous aider. On parle d’ignorance crasse pour désigner une forme d’inculture si choquante qu’elle suscite la réprobation, parce qu’elle nous semble inadmissible. Arriver en classe de terminale et ne pas savoir que « homme » s’écrit avec deux m, et non pas « home », c’est tout de même un peu fort de café ! De la même manière on tiendra rigueur à l’homme politique, au scientifique s’exprimant en public d’avoir commis une bourde monumentale en affirmant des contrevérités majeures, alors qu’il serait tout de même sensé posséder un niveau de culture suffisant pour ne pas les commettre. Le fait porter de hautes responsabilités implique un haut niveau de culture. S’agissant de Socrate, ce n’est évidemment pas cette forme d’ignorance dont il est question mais de ce que l’on appelle traditionnellement la docte ignorance.

    1) Revenons sur la pratique du dialogue philosophique inaugurée par Socrate. Nous avons vu qu’il s’agit avant tout d’un questionnement portant sur une essence : par exemple : qu’est-ce que la Beauté ? Qu’est-ce que l’Amour ? Qu’est-ce que la Justice ? Qu’est-ce que la Vertu ? L’interrogation conduite par Socrate consiste dans une investigation des réponses possibles, ce qui implique dans un premier temps examiner les opinions courantes qui se proposent en guise de solution du problème posé. A la question : qu’est-ce que la beauté, « on » répondra pêle-mêle, « la beauté, c’est une belle femme, un beau cheval, une belle marmite » etc. Il est très facile pour l’ego de prendre position en s’emparant d’une opinion et d’y camper avec assurance, ce qui revient la plupart du temps à se gonfler avec la prétention de savoir exactement de quoi il retourne.

    Et c’est là qu’entre en scène l’ironie socratique, qui est le premier sens de la docte ignorance. Socrate se présente comme un lourdaud ignorant et maladroit qui demande des explications. Mais eiron, la docte ignorance est une manière de feindre l’ignorance pour mieux mettre en valeur la position imperturbable de celui qui affirme savoir. « Comme tu es savant Critias ! Je suis sûr qu’auprès de toi je vais pouvoir m’instruire ! Mais voyons, tu dis que la beauté c’est … » Or ce que l’examen ultérieur révèle, c’est le caractère limité, confus ou inexact des opinions convenues. L’ironie ne consiste pas à s’en prendre à une personne,  à systématiquement chercher à la placer dans l’embarras. Ce petit jeu de l’intellect, c’est de l’éristique et non de la philosophie. C’est la vérité qui est recherchée. Il s’agit, à partir du moment où une erreur est décelée, de montrer l’insuffisance des formulations à la va-vite, des croyances que nous servent d’explications, alors qu’elles ne sont pas une véritable connaissance. La vertu d’une saine critique est d’éveiller la méfiance à l’égard des préjugés.  L’effet est double : tout d’abord l’interlocuteur se rend compte qu’il ignore ce qu’il croyait connaître auparavant et d’autre part, ne pouvant plus se targuer de savoir, il se trouve tout d’un coup perplexe et dans le doute. La prise de position du « moi je sais » s’effondre ainsi que la superbe qui va avec. D’où les revers d’amour-propre. Petite leçon d’humilité donc, car il faut être humble pour chercher sans présupposé. Il ne s’agit pas d’un état négatif, car de cette manière, en écartant le faux, Socrate ouvre à l’intelligence un espace où elle peut se déployer. Un espace de conscience. L’interlocuteur de Socrate est passé progressivement de l’état d’ignorance, dans lequel il croyait savoir, à l’état dans lequel il comprend qu’en réalité, le savoir, quand il n’est fondé sur rien, n’est qu’ignorance. A elle seule, cette prise de conscience est formidable, car elle éveille immédiatement le désir de connaître.  

    Comprendre que notre savoir est limité et que nous ignorons l’essentiel est très positif, puisque précisément dans cet état nous ne sommes plus totalement ignorant. Nous avons déjà déchiré le voile de l’inconscience derrière lequel se tient le mental ordinaire, car nous avons reconnu notre ignorance. Et c’est ici que se trouve le second sens de la docte ignorance. Socrate a compris en profondeur, (en anglais on dirait que c’est son insight), que ce que nous appelons communément savoir est très limité. Aucune de nos définitions ne parvient à capturer entièrement ce qu’est la Beauté, ce qu’est l’Amour, ce qu’est la Justice, ce qu’est la Vertu. Dans les termes de son disciple Platon, nous pouvons dire qu’une définition, dans la mesure où elle est relativement pertinente, fait en quelque sorte signe vers la chose même, l’Idée, mais n’apporte pas de justification complète. C’est pourquoi il n’y a rien de choquant à ce que dans les premiers dialogues de Platon, les dialogues dits socratiques, la discussion se termine sans apporter de réponse et reste aporétique. Ce qui importe dans l’investigation philosophique, ce n’est pas tant le fait de clouer le papillon dans la boîte au terme de l’examen, que le mouvement de la recherche qui va, en discriminant entre le vrai et le faux, nous conduit sur le seuil de ce que nous nous cherchons à découvrir.

    ---------------2) Ainsi s’éclaire le passage de l’Apologie dans lequel est examiné le statut de la sagesse de Socrate. L’Oracle de Delphes avait dit que Socrate était l’homme le plus sage de la Grèce. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il était le plus grand savant de son époque ? Qu’il était une encyclopédie vivante ? Qu’il savait tout et pouvait enseigner mieux qu’un autre ? Non. Socrate ne prétendait pas en savoir plus qu’un autre, mais plutôt moins. Pour lui, ce qui importe, c’est d’aller vers la vérité de toute son âme et de le faire avec honnêteté, ce qui veut dire que là où je ne sais pas, je n’ai pas non plus la prétention de savoir.

    Prenons le texte :

    "Lorsque j'eus appris cette réponse de l'oracle, je me mis à réfléchir en moi-même: "que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses paroles? Car moi, j'ai conscience de n'être sage ni peu ni prou. Que veut-il donc dire quand il affirme que je suis le plus sage ? Car il ne ment certainement pas; cela ne lui est pas permis ». " Pendant longtemps je me demandai quelle était son idée ; enfin je me décidai, quoique à grand-peine, à m'en éclaircir de la façon suivante: je me rendis chez un de ceux qui passent pour être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux que là, contrôler l'oracle et lui déclarer: " Cet homme-ci est plus sage que moi, et toi, tu m'as proclamé le plus sage ».

    « J'examinai donc cet homme à fond; je n'ai pas besoin de dire son nom, mais c'était un de nos hommes d'État, qui, à l'épreuve, me fit l'impression dont je vais vous parler. Il me parut en effet, en causant avec lui, que cet homme semblait sage à beaucoup d'autres et surtout à lui-même, mais qu'il ne l'était point. J'essayai alors de lui montrer qu'il n'avait pas la sagesse qu'il croyait avoir. Par là, je me fis des ennemis de lui et de plusieurs des assistants. Tout en m'en allant, je me disais en moi-même: "Je suis plus sage que cet homme-là; il se peut qu'aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon; mais lui croit savoir que1que chose, a1ors qu'il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir ».

    L’homme d’État qu’interroge Socrate paraît sage seulement aux yeux des hommes. Il en a peut être la réputation seulement parce qu’il est un orateur habile, mais sans plus. Surtout, il a visiblement une image de lui-même, comme étant certainement plus sage que beaucoup d’autres. Un entretien serré montre que cette réputation est surfaite. La conclusion qu’en tire Socrate est donc qu’il y a certainement plus de sagesse à ne pas prétendre savoir ce qu’en réalité on ne sait pas. Ce qui pourrait expliquer la déclaration de l’Oracle gratifiant Socrate d’une sagesse dont il dit ne pas avoir conscience. Et s’il y a bien une conduite à laquelle Socrate préfère se tenir, c’est bien celle qui consiste à ne pas prétendre à davantage que nous ne pouvons raisonnablement assumer. Donc, d’une certaine façon, à faire preuve de prudence, de mesure, de retenue, tout en demeurant cependant ouvert à la vérité. Accepter de vivre avec l’inconnu est une vertu.

    C’est bien plus que les exigences formelles d’un savoir objectif qui seraient sans incidence sur la vie. Il est indéniable que Socrate lègue à la philosophie une exigence de justification, mais, concrètement, c’est davantage qu’une exigence formelle, ce que la plupart du temps on retient de Socrate dans les manuels de philosophie. C’est une véritable discipline de vie. Bien sûr, il est important que le savoir reste toujours conscient de ses limites, c’était vrai du temps de Socrate, cela reste tout aussi vrai dans une époque dans laquelle la science a pris un empire considérable. Il y a nécessité d’un vrai retour réflexif de la science sur elle-même, car, selon le mot célèbre de Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’homme ». Un savoir limité qui prétend au statut d’une connaissance totale devient redoutablement dangereux. Faire apparaître nos limites, comprendre que l’avancée du savoir fait simultanément progresser notre ignorance convie à une certaine humilité. Une suffisance excessive conduit dans tous les domaines à l’arrogance et l’arrogance mène à la brutalité.

    Ce qu’il faut ajouter, dans la forme de sagesse très particulière qui caractérise Socrate, et qui se révèlera nettement plus tard avec les stoïciens, c’est que la prise de conscience de l’ignorance implique une discipline de vie qui porte en elle-même sa droiture. Nous pourrions presque dire une certaine austérité si le mot n’était pas lesté d’une contention ascétique excessive. Et il est tout à fait logique que Socrate se soit attaché à la maxime du temple de Delphes invitant à la connaissance de soi, car celui qui croit savoir, mais ignore, non seulement se trompe, mais manifeste bien peu de connaissance de lui-même. Socrate a installé la question de la connaissance de soi au cœur de la philosophie. S’il advenait que ce cœur soit ôté, c’est tout l’organisme qui n’y survivrait pas. La docte ignorance « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien », implique l’examen de conscience à la fois moral et psychologique, le souci d’observer avec attention ma conduite pour y déceler les faux-fuyant, l’égarement, la vanité et tous ces méandres de justification  que l’ego entretien. Enfin, comme il ressort des dialogues de Platon, comme Le Second Alcibiade et le Charmide, la doctrine de la docte ignorance implique la reconnaissance métaphysique du Soi, de l’âme par elle-même.

    Un dernier mot. Un exercice de lecture. Ce que nous venons de résumer au sujet de Socrate, nous pourrions aussi bien le vérifier amplement chez celui qui a souvent été présenté comme « le Socrate des temps modernes », Krishnamurti. La ressemblance de la démarche est toute à fait étonnante, (texte) les similitudes sont frappantes et toutes les caractéristiques que nous venons d’examiner s’y retrouvent.

B. La docte ignorance et l’Infini

    Quelles sont les implications de la docte ignorance ? Que nous indique-t-elle du rapport de l’intellect avec la Vérité ? Que nous dit-elle sur la possibilité qui nous est donné de connaître l’Etre dans sa totalité? Ces questions ont été abordée dans la théologie chrétienne, chez Nicolas de Cuse, dans une traité qui s’appelle De la docte Ignorance. Nous allons maintenant l’examiner.

     ---------------1) Nous avons vu à quel point le mot « Dieu » soulève des difficultés, pourquoi il est devenu un mot piégé et un concept fermé, la première difficulté étant que l’ego en fait un objet : « mon » Dieu… donc différent du « vôtre ! » L’avantage avec le terme « d’Infini », c’est qu’il résiste à la chosification. Que voulez vous faire avec l’Infini ? Vous ne pouvez rien en faire ! « Mon » infini, différent du « vôtre », cela ne veut rien dire !! Les théologiens les plus subtils l’ont compris et de la même manière, nous pouvons remarquer que la spéculation sur Dieu des philosophes Modernes, par exemple chez Descartes et Spinoza, s’engage précisément sur cette voie, dans la discussion de la nature de l’Infini. Dieu est l’Infini et l’Infini n’enveloppe aucune borne, tandis qu’il enveloppe toutes choses en lui-même, sans jamais se perdre en elles, c’est-à-dire sans jamais se perdre dans le fini.

    Personne ne contestera qu’en raison des limitations du langage, le savoir porte sur le fini. De là résulte que la science, qui est un savoir en forme de système, ne peut par essence être commensurable avec l’Infini et laisse donc subsister de l’Inconnu. (texte) L’homme ne peut juger de ce qu’il ignore qu’en proportion avec ce qu’il sait. Mais encore faudrait-il que ce que  ce qu’il sait conserve une certaine proportionnalité avec ce qu’il ignore et qui lui reste à découvrir. Si l’étendue des choses que nous ignorons est hors de proportion avec ce que nous savons déjà, notre savoir est dans une telle relativité, que nous pouvons que faire aveu d’ignorance et nous incliner devant un mystère qui nous dépasse de toutes parts.

    Ce sont les mathématiques qui définissent avec le plus de rigueur la notion de proportion et ce sont elles qui nous donnent le plus clairement l’image du caractère incommensurable de notre savoir avec l’Infini. Ce qui constitue le cœur de la démonstration conduite par Nicolas de Cuse.

    En mathématiques, dans la relation des définitions, des axiomes, aux propositions démontrées, nous voyons que l’intellect chemine d’un principe connu, vers ses conséquences, allant du plus aisé vers le plus difficile. « Dans les mathématiques : les premières propositions s'y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu'il leur faut l'intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté ». Ce que nous appelons ordinairement savoir implicitement va du connu au connu en supposant que l’incertain reste en proportion de ce que nous tenons pour certain. Nous avons vu que Descartes fait de ce principe une des règles de sa méthode. La proportion se sert du principe de la comparaison, de la généralisation et implique en outre l’usage du nombre. Ainsi s’explique pourquoi « Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres ». Cependant, et même si les mathématiques ont beaucoup progressé en sophistication, nous pouvons douter qu’elles soient aptes à saisir entièrement la complexité du réel. Et c’est sur ce point précis que Nicolas de Cuse pense rejoindre Socrate : « la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l'inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ». (texte) Dans l’univers matériel en effet, rien ne saurait être isolé, toutes choses demeurent en relation avec la Totalité, si bien que le savoir doit inévitablement reconnaître l’interconnexion de ce qui est dans l’Infini.

    Voyons  maintenant ce qu’il en est de l’Infini. Appelons « maximum une chose telle qu’il ne puisse en avoir de plus grande ». De la suit que l’Infini doit aussi être la Totalité, car rien ne peut lui être opposé. Il est donc l’Unité à quoi rien ne s’oppose, et aussi par conséquent l’Absolu, car par définition est absolue une chose qui n’existe qu’en référence à elle-même et non dans sa relation avec une autre. En tant que Totalité, l’Infini est aussi Substance, ou si l’on préfère ici, Entité, mais à condition que jamais nous ne considérions l’être ainsi défini comme une « chose ».  L’Infini est l’Etre unique qui est toutes choses et en qui toutes choses existent. Parce que rien ne peut lui être opposé, il s’ensuit aussi nécessairement qu’il « coïncide avec le minimum ; c’est pourquoi il est ainsi dans tout ». De la même manière, parce qu'il est absolu il est en Acte et il  ne subit des choses aucune restriction et comme on pouvait s’y attendre, deux lignes plus bas dans le texte précédemment cité, il est précisé que c’est Cela que « la foi des nations révère aussi comme Dieu ». Dieu est ce que rien ne peut dépasser.

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    Dieu, en tant qu’Infini, ne peut être saisi par la raison humaine, car « il n’y a pas de proportion de l’infini au fini». Le savoir humain est semblable à la construction d’un polygone à l’intérieur d’un cercle « plus grand sera le nombre des angles du polygone inscrit, plus il sera semblable au cercle, mais jamais on ne le fait égal au cercle, même lorsqu'on aura multiplié les angles à l'infini, s'il ne se résout pas en identité avec le cercle. Donc, il est clair que tout ce que nous savons du vrai, c'est que nous savons qu'il est impossible à saisir tel qu'il est exactement ». L’Infini est compris par l’intelligence, mais il ne peut être saisi par le moyen des concepts que l’intellect élabore, concepts qui tous portent sur le domaine du fini.

    Pourtant, « les choses visibles sont véritablement des images des choses invisibles ». Le fait « que l'on peut explorer symboliquement les vérités spirituelles, qui sont en soi impossibles à atteindre par nous ». Nous l’avons vu, la symbolique présente dans la Nature n’est pas une simple projection de l’esprit sur les phénomènes. « Toutes les choses sont entre elles dans un rapport, caché pour « nous sans doute et incompréhensible, mais tel que d'elles toutes sont un univers un, et que toutes sont l’unité elle-même ».

    C’est pourquoi nous pouvons tirer une aide de la géométrie pour appréhender la présence de l’Infini. Une géométrie sacrée est à l’œuvre dans l’univers. (texte) Elle nous aide à comprendre le principe de la coïncidence des opposés dans l’infini. Nous avons déjà vu que plus un cercle est grand et plus il tend vers la ligne droite. La courbure maximale tend vers la rectitude… et inversement. De la même manière, on peut montrer que la ligne infinie est aussi un triangle, un cercle et une sphère. Ce qui pour l’intellect est différent ou contradictoire, peut donc être une seule et même chose dans l’Infini ou les opposés  formés par la dualité coïncident. L’Infini peut être sous la forme de la ligne peut être une droite, un triangle et une sphère.

     2) Continuons. Au domaine du fini appartient le temps, l’altérité et le changement, de même, le monde fini n’existe que dans une prodigieuse variété et diversité de formes. La pensée du fini oppose ces caractères à l’Eternel, l’Identité pure, l’Immuable, l’Unité pure, mais sans être capable de les lier, car il est dans sa nature de s’arrêter au concept pour le réifier. La représentation est dominée par la pensée du fini, mais il y a l’infinité de l’Etre. Sur le plan phénoménal, rien n’est stable, toute existence est transitoire, une chose est toujours différente d’une autre et une existence se distingue d’une autre existence. Mais dans la Pensée de l’Infini, qui est la pensée divine, en vertu du principe de l’infinitisation, de la coïncidence des opposés, nous pouvons dire qu’ultimement la dualité rejoint l’unité. le jaillissement de la diversité dans la Manifestation suppose l’action de la dualité, mais de telle manière que l’Unité demeure et reste inchangée. Sur le plan nouménal, le monde du changement est porté et soutenu par l’Immuable, le monde du temps est porté et soutenu par l’Eternel, le monde du divers se tient dans l’Unité.

    « L'unité est soit connexion, soit cause de connexion. C'est pour cela en effet que l'on dit certaines choses « connexes » parce qu'elles sont unies. La dualité, elle, est soit division, soit cause de division. La dualité en effet est la première division. Si donc l'unité est cause de connexion, la dualité est cause de division. Donc, comme l'unité est antérieure par nature à la dualité, ainsi la connexion est antérieure par nature à la division. Mais la division et l'altérité vont ensemble, par nature, et c'est pourquoi la connexion, comme l'unité, est éternelle, puisqu'elle est antérieure à l'altérité. Il a donc été prouvé, puisque l'unité est elle-même éternelle et que l'égalité est éternelle, que, de la même manière, la connexion est éternelle ».

    Nicolas de Cuse observe au §8 que « Unité est synonyme de ontité, du mot grec » on », qui se dit en latin ens, et l’unité est entité ». En grec « to on » veut dire ce qui est. Dieu est l’Etre même des choses, le principe de leur essence. Ainsi, du point de vue de l’Etre, la manifestation est une répétition de l’unité, le jeu infini de l’unité en elle-même. A jamais incompréhensible au regard de la raison humaine. En termes théologiques, « La providence de Dieu unit les contradictoires », et nous ne pouvons avec les moyens de l’intellect qu’avoir un aperçu de l’Unité de l’Etre.

    A l’aune de l’Infini, la providence enveloppe l’inévitabilité de ce qui est maintenant, tel qu’il est, mais elle contient aussi l’ensemble des possibles, un peu comme le CD ROM évoqué plus haut dans les leçons, qui contiendrait toutes les directions qu’il est possible de choisir dans un jeu vidéo.

    Donc, « même s'il arrivait ce qui n'arrivera jamais, rien ne serait ajouté à la providence divine, parce qu'elle-même enferme aussi bien ce qui arrive, que ce qui n'arrive pas mais peut arriver. Donc, comme il y a dans la matière beaucoup de possibles qui ne se réaliseront jamais, ainsi, inversement, les choses qui n'arriveront pas, si elles peuvent arriver, si elles sont dans la providence de Dieu, y sont non pas d'une façon possible, mais en acte, et il ne résulte pas de là que ces choses soient en acte. Comme nous disons que la nature humaine enferme et embrasse une infinité de choses, parce que ce sont non seulement les hommes qui ont été, sont et seront, mais ceux qui peuvent être, alors même qu'ils ne seront jamais, ainsi elle embrasse le muable d'une façon immuable. Comme l'unité infinie enferme tout nombre, ainsi la providence de Dieu enferme les choses en nombre infini : celles qui arriveront, celles qui n'arriveront pas mais peuvent arriver, et leurs contraires, comme le genre enferme les différences contraires, et ce qu'elle sait, elle ne le sait pas avec la différence des temps, parce qu'elle ne sait pas le futur comme futur, ni le passé comme passé, mais elle sait éternellement et immuablement les choses muables ». (texte)

    Au §23 marque de la méthode adoptée : « Il convient de spéculer encore quelque peu ». Nicolas de Cuse cite « Parménide, dans une considération très subtile, disait : « Dieu est celui pour lequel qu'une chose soit ce qu'elle est, consiste en ce qu'elle soit tout ce qu'elle est ». Toute existence n’existe que dans la connexion infinie avec l’univers et non de manière séparée. En un sens, il n’y a aucun manque en elle, toute existence est parfaitement ce qu’elle est, car dans l’espace et le temps du Maintenant, elle est dessinée sur la trame de l’Infini et portée par lui.

    Au §24, nous pouvons nous y attendre, Nicolas de Cuse aborde la question de la théologie affirmative. Nous pouvons entendre par voie positive, l’approche spirituelle de l’Absolu qui tente, par la voie des concepts de décrire la surabondance de l’Etre, la plénitude de l’Infini. En théologie, la voie positive dit ce que Dieu est. Or, comme nous l’avons dit plus haut, la théologie positive se heurte aux limites du langage. Conceptuellement parlant, il est facile de penser dans la dualité fini/infini, ou encore temps/éternité, changeant/immuable etc. La pensée n’est à l’aise que dans la différence. Il nous est donc très difficile de comprendre « le maximum simple lui-même, à qui rien n’est opposé… aucun nom ne peut lui convenir avec propriété ; car tous les noms sont venus d’un choix particulier de notre raison, par lequel on distingue une chose d’une autre ; mais là où toutes choses sont unité, aucun nom ne peut être approprié ». Comme Hermès Trimégiste l’affirmait, « Dieu est l’universalité des choses ». D’où l’alternative : si nous voyons la présence de Dieu en toutes choses, ou bien nous devrions  appeler Dieu du nom de chaque chose, ou bien nous devons appeler « toutes choses de son nom, puisque lui-même enferme dans sa simplicité l'universalité de toutes les choses ». Il faudrait parvenir à respecter l’exigence contenue dans « un et tout », ou "tout en un ».

    ---------------La perplexité de notre raison est à la mesure de ce que nous voudrions amoureusement embrasser. Cependant, et c’est ce que manquent souvent les commentateurs, la raison n’est pas la faculté la plus élevée de l’esprit, il existe une intelligence au-dessus de la raison. « Les noms sont imposés par un mouvement de la raison, laquelle est de beaucoup inférieure à l'intelligence». L’intelligence peut avoir un aperçu de l’infini, un insight, et c’est cette potentialité intuitive qui fait que la théologie affirmative conserve une signification et n’est pas entièrement verbale. Pour le reste, la raison nous est donnée « en vue de distinguer les choses ; or, parce que la raison ne peut pas franchir les contradictoires, il n'y a pas de nom auquel n'en soit pas opposé un autre, selon le mouvement de notre raison. C'est pourquoi « pluralité » ou « multitude » sont opposés à « unité » selon un mouvement de notre raison. Cette « unité » là ne convient pas à Dieu, mais une « unité » à laquelle ne sont opposées ni  « l’altérité », ni la « pluralité », ni la « multitude ». Ce nom c'est « maximum », parce qu'il enferme tout dans la simplicité de son unité, et il est le nom ineffable placé au-dessus de toute intelligence. En effet qui pourrait comprendre l'unité infinie qui dépasse infiniment toute opposition, où toutes choses sont enfermées dans la simplicité ? »

    La théologie négative est abordée au §26. Nous pouvons entendre par voie négativel’approche spirituelle de l’Absolu qui ne l’approche que par la Négation, préférant dire ce qu’il n’est pas que de dire ce qu’il est. La voie positive et la voie négative ne sont l’apanage d’aucune religion et se rencontrent plutôt comme des orientations caractéristique de la spiritualité. La voie négative casse par avance toute propension de l’intellect à vouloir chosifier l’absolu, à le réduire à une forme. Quand il s’agit de donner une formulation positive, elle préfère le plus souvent nous laisser sur le seuil du silence. Nicolas de Cuse observe que les deux voies sont complémentaires et non pas contradictoires : « la théologie de la négation est si nécessaire pour parvenir à celle de l'affirmation, que, sans elle, Dieu n'est pas adoré comme Dieu infini, mais plutôt comme créature ; or, ce culte est une idolâtrie attribuant à l'image ce qui ne convient qu'à la vérité ». Notons que par exemple le bouddhisme, qui suit la voie négative, a été jusqu’à s’en prendre à l’idolâtrie de l’identité, d’où la doctrine du non-soi, anâtman. La doctrine de la docte ignorance apporte à la théologie chrétienne, l’enseignement du « Dieu ineffable ». « On parle de lui avec plus de vérité en écartant et en niant ». « Et il est manifeste dès lors comment les négations sont vraies et les affirmations insuffisantes en théologie ; et les négations qui écartent du parfait ce qui est plus imparfait, sont d'autant plus vraies que les autres ».

     En résumé, la docte ignorance, partant de l’Etre infini, nous montre que la proportionnalité établie par concept ne peut atteindre l’infini ; ce que nous prétendons savoir est hors de proportion avec l’étendue de ce qui est à connaître. Nous ne pouvons que reconnaître notre ignorance. L’homme peut bien s’avance par étapes successives dans le savoir vers la Vérité, mais ces étapes resteront finies et la Vérité demeurera infinie. Le savoir ne peut que tendre vers la Vérité comme vers un idéal. L’Etre transcende toute possibilité de le connaître.

C. La connaissance et l’ouverture de l’intelligence

Il faut toutefois rester très prudent avec ces formulations pour éviter qu’elles ne soient détournées. Il est important de différencier la docte ignorance, de l’ignorance brute et de rester très méfiant sur toutes les tentatives qui consisteraient à tirer un prétexte de la docte ignorance, pour se replier, par inertie et paresse intellectuelle, dans l’ignorance brute. Ce que nous avons noté en introduction. Un homme qui renonce à connaître cherche à se défiler dans l’inconscience se renonce à lui-même en tant qu’homme. Or cette démission du « nous ne savons pas », non seulement sert de refuge à la bêtise, mais est aussi une délégation de pouvoir pour celui qui, bien content de cette abnégation, cherche une emprise sur autrui. Logiquement, on passe alors de « nous ne savons pas », vers « nous ne sommes pas censé savoir », puis insidieusement on glisse dans « il n’est pas nécessaire de savoir », enfin, on arrive à « il n’y a pas de mal à ne pas savoir ». De là à justifier complaisamment l’analphabétisme, une complète inculture et l’ignorance crasse, il n’y a qu’un pas qui est bien vite franchi.

1) C’est ce qui malheureusement dans l’Histoire a donné aux politiques et aux religieux un énorme pouvoir, car l’ignorant délègue automatiquement la responsabilité de ses choix sur un autre, chargé de décider à sa place et qui bien sûr sait toujours mieux que lui. A partir du moment où « nous ne sommes pas censé savoir » devient une licence politique et un dogme religieux, cela donne aux politiques et aux religieux toute l’autorité nécessaire pour agir à leur guise et imposer leurs choix. L’idée même « nous ne sommes pas sensés savoir », aux temps de l’Inquisition, impliquait, entre autres, qu’il y a certains secrets que Dieu ne veut pas que nous sachions et il serait donc blasphématoire de poser certaines questions. Les prêtres savent mieux que nous et ils gardent les secrets. Il suffit d’abolir le savoir pour lui substituer la croyance. Nous ne pouvons certainement pas être fier d’une époque où, si on osait poser certaines questions, on risquait de se faire pendre ou décapiter, d’une époque où il fallait endurer le supplice de « la question » pour avouer que l’on était un hérétique ! C’est ainsi que, par le moyen de la peur, l’interdiction de poser des questions a élevé l’ignorance au rang d’une qualité méritoire ! Il a été admis qu’il n’est pas bon que le peuple soit éduqué !!  Les régimes totalitaires ont continué dans cette voie, ne s’allouant par avance que des voies consentantes et réprimant les autres, parfois dans la plus grande brutalité. Sous le prétexte judicieux de « maintenir l’ordre » !  La raison d’État et le besoin de sécurité ont bon dos.

Nous pouvons bien sûr nous targuer en démocratie d’avoir banni de telles pratiques et il est vrai que nous portons l’héritage des hommes du XVII ème et du XVIII ème  qui méritent ce beau nom des « Lumières ». Mais soyons francs et honnête, en toute lucidité, nous sommes dans une époque bien sombre et nous avons déjà vu à quel point la postmodernité incline à l’ignorance, se repaît de la bêtise, quand elle n’y incite pas directement. Ce ne sont plus les mêmes qui en tire parti, mais la logique n’a pas changé d’un iota. Le pouvoir économique a tout à gagner à ce que le consommateur soit passablement abruti, car ce qui importe, ce n’est pas qu’il pense, mais qu’il dépense. Le pouvoir politique, quand il est largement compromis avec le pouvoir financier et passablement corrompu, a tout à gagner à ce que le peuple se vautre dans l’ignorance crasse. Il suffit de bien lui faire comprendre que le savoir est tellement obscur et abscons qu’il n’appartient qu’à une élite triée sur le volet et que la masse, n’a qu’à se contenter de « profiter » de sa condition. Ce n’est pas un mal d’être complètement ignorant, quand on a « du pain et des jeux », il n’y a plus qu’à se taire et dire amen à tout ce que le pouvoir décide ! Rien de tel pour renforcer partout l’argument d’autorité.

Si vraiment nous avions cet amour de la liberté que nous affichons si facilement dans les discours publics, nous attacherions une importance fondamentale à l’éducation. L’amour invite à plus de clarté et d’intelligence, l’amour invite toujours à défaire les liens de l’ignorance. L’amour porte en lui l’invitation à poser des questions et à chercher des réponses. L’amour porte en lui l’invitation à partager la connaissance et à parler en toute liberté. Comment pourrions-nous « vivre libre dans l’ignorance » ? N’est-ce pas par excellence la définition de l’illusion ? Comme les Lumières l’avaient fort bien compris, (texte) l’éducation est le levier le plus important qui puisse contribuer à la transformation de l’humanité. Ceux qui, s’emparant du pouvoir ne cherchent qu’à s’y accrocher et s’y maintenir le comprennent aussi très bien. Et c’est pourquoi, selon une sinistre tradition, ils font aussi leur possible pour entraver l’instruction et contrôler l’éducation. Pour avoir une population entière en son pouvoir, il faut embrigader son intelligence, aller à l’encontre de son éveil, il faut mater son esprit. Il faut même commencer très tôt par la jeunesse, la confiner dans une petite instruction et ne pas lui permettre de connaître davantage. Il suffit d’insinuer qu’une formation « technique » est suffisante et de dire qu’il n’est pas « intéressant » de connaître davantage. Le mieux serait de décrédibiliser la Culture, de la rendre toujours plus inaccessible et la plus ennuyeuse possible, de cette façon, le vide profond de l’ignorance sera rempli de divertissements variés, de babioles insignifiantes, avec de temps à autre, un prêt-à-penser médiatique. Tout ce que l’on appelle alors « la culture » ! Rien qui ait véritablement un sens, rien qui puise éveiller, ou donner l’élan pour créer un monde neuf, mais le gros avantage, c’est qu’un peuple de crétins se tient toujours tranquille. Faute de bien vivre, il se contente de vivre ou de survivre, le regard las et l’attitude résignée à l’égard de cette fatalité qui depuis toujours le maintient dans l’ignorance.

    2) Selon Vladimir Jankélévitch, « la connaissance est littéralement et par définition, ce qui naît en même temps que je nais. La co-naissance est donc en moi depuis et avec ma naissance ». Peut nous importe si l’étymologie n’est pas exacte ici, c’est l’idée qui mérite d’être retenue.  La connaissance la plus essentielle est inséparable de nous-mêmes, elle est là avec la conscience et elle naît de la conscience. Or la connaissance susceptible de rayonner dans la conscience est aussi celle qui engendre la sagesse. Il ne s’agit assurément pas d’un savoir abstrait et détaché de la vie, comme celui qui consiste à pouvoir dire combien de km sépare la Terre de la Lune, quel est le nombre correspondant à la racine carrée de 1024, la date de l’assassinat de l’archiduc Ferdinand ou le nom de l’interprète de James Bond dans Docteur No,  etc. Ce qui est simplement factuel ou se résout à un simple calcul, n’est pas une ouverture vers ce qui est, et ce que je suis et n’est pas susceptible d’éclairer la conscience. De la même manière, l’intelligence n’est pas une performance de computation rapide de quelques puzzles ou de quelques trouvailles astucieuses de l’intellect pour occuper ses loisirs. Ce n’est pas avec des petits jeux pour l’intellect ou avec des informations dispersées et fragmentaires que la connaissance peut fleurir dans un esprit.

Connaître, c’est se rappeler à nouveau ce que nous avions toujours su profondément, mais que nous avions perdu de vue et qui, soudain, jette une clarté qui illumine ce qui est et nous fait brusquement sortir d’un état de confusion. Une réorchestration géométrique de ce que nous pensions obscurément, qui tout d’un coup, dans l’évidence, prend un sens lumineux. Ce que dit Jean Klein. Un moment vertical de compréhension.

Jankélévitch poursuit : « L’inconnaissance peut être l’ignorance banale, pure et simple. Elle peut être aussi « docte ignorance » (je connais pertinemment que je ne connais pas). Pourtant, « apprendre » ce que j’ignore ne résout pas, pour autant, ipso facto, la question de ma connaissance., car en symétrique à la « docte ignorance » - qui, donc, sait qu’elle ne sait pas-, la méconnaissance, elle, ne sait pas ce qu’elle sait. Elle est lourde de préjugés et de lieux communs – et l’ignore. À mon insu, elle fait de ma connaissance un savoir obtus, simpliste et sommaire … La connaissance est le passage de la méconnaissance à la reconnaissance. Je re-connais, à la fois, ma méconnaissance, comme je re-connais ce que je connaissais déjà, sans le savoir ».

---------------Nous pourrions aussi dire que connaissance et ignorance se rencontrent dans plusieurs figures de l’esprit.

a) Il y a celle de l’enfant. Est enfant l’esprit qui ne sait pas et ne sait pas non plus qu’il ne sait pas.  Il n’y a pas de présomption dans son état ; rien qui mérite réprobation ou mépris, l’esprit encore enfant a seulement besoin que l’on s’occupe de lui en lui donnant une instruction correcte. C’est le soin du jardinier qui entoure la plante de soins et lui donner l’eau et la protection dont elle a besoin pour grandir.

c) Ensuite vient la figure de l’étudiant. L’esprit qui est entré dans cet état ne sait pas, mais il sait qu’il ne sait pas. Il est donc dans l’ouverture, l’étonnement, ou encore l’émerveillement, il est tout disposé à connaître et donc prêt à recevoir un enseignement et à le faire fructifier en lui. L’état d’étudiant crée littéralement la fonction de l’enseignant qui sans ce terrain ne voudrait tout simplement rien dire. Tout enseignement devrait advenir en réponse à un désir de connaître.

d) Un zeste de prétention, une bonne dose d’affirmation de l’ego dans le domaine de la compétence et du savoir et nous avons ensuite la figure du spécialiste. Il ne sait pas, mais il croit savoir et il tire de sa croyance une assurance dans la volonté de vous rallier à ses vues qui a de quoi inquiéter. De ceux-là et de leur arrogance,  nous devons apprendre à nous méfier. Les sophistes sont parmi nous et ils aiment le pouvoir exercé sur autrui. Autour d’un savoir limité, ils ont construit une identité, celle de celui qui sait et peut de sa hauteur de savant juger de l’ignorant. Ils forment la clique des donneurs de leçons, des donneurs de conseils qui sont toujours là pour servir une réponse avant même que vous ne vous posiez la question. Mais quand nous sommes privés de l’opportunité de nous poser de vraies questions, nous ne pouvons rien apprendre de sérieux et notre savoir reste de seconde main. Nous vivons, comme l’a dit subtilement Michel Serres, dans une société qui connaît une inflation des donneurs de conseils, de distributeurs de savoir pré-fabriqué, inflation qui a irrésistiblement pour effet de détourner chacun de son propre jugement et de son bon sens. Peste soit des spécialistes imbus d’eux-mêmes et de leur savoir qui jamais ne sont prêts à reconnaître leurs limites !

e) Il y a ensuite la figure de l’esprit encore endormi, mais qui n’attend qu’une étincelle pour s’éveiller. Il sait, mais ne sait pas qu’il sait. Il a besoin pour qu’on lui rappelle ce qu’il sait ; il sent obscurément que la torpeur de son esprit dissimule une connaissance qui n’attend qu’une stimulation pour se répandre en lumière. Celui-là fera à un moment ou un autre l’expérience de la joie de connaître et aura l’enthousiasme du chercheur de vérité.

f) Et bien sûr, il y a aussi, qu’il ne faudrait surtout pas négliger, la position ludique, amusée de l’ignorance, la figure de l’esprit de celui qui sait, mais qui fait semblant de ne pas savoir. C’est la figure de l’acteur. Peu de gens s’en rendent comptent mais il y a très souvent dans l’humour un jeu subtil de provocation qui nous met sous les yeux ce que nous ne voulons pas voir, mais que nous ferions bien de reconnaître. L’acteur mérite d’être apprécié pour cette raison, car il théâtralise la condition humaine. Il sait outrer les attitudes que nous ne remarquons pas et, quand la malice ou l’esprit graveleux ne s’y mêle pas, il peut rendre de fiers services en nous révélant l’humanité sous un jour inattendu.  En ces temps de compromissions malsaines, de cynisme entretenu et d’imposture généralisée, il faut les remercier.  Celui qui s’avancent sur scène et se coule dans un personnage que nous ne savons plus reconnaître de visu dans la vie quotidienne, en outrant la représentation, monte…et démonte l’illusion. Il vaut mieux rire de notre folie que d’en pleurer et en tout cas, le rire nous en détache, car il provoque une désidentification. Il y a un jeu de la connaissance dans le voir.

g) Enfin, il y a en ce monde la figure de l’esprit qui a, à sa manière, traversé les apparences, qui a effectué une percée intuitive. Il sait, et il est certain de ce qu’il sait, mais n’en fait pas pour autant un avantage personnel, car précisément ce qu’il a découvert est d’une autorité impersonnelle qui n’est pas la sienne. C’est ce que nous appelons insight et la cognition qui se développe à partir de là ouvre la voie du philosophe. L’esprit philosophe n’exige pas d’être suivi, mais mérite d’être attentivement écouté. Au fond, il est là pour que nous nous rappelions ce que nous savons déjà en nous-même, mais que nous avons malheureusement oublié. C’est pour cette raison que la conscience d’une époque appelle certains hommes. Pour que nous qui les écoutons, en pénétrant dans une vision nouvelle, ayons un sursaut d’intelligence qui soit une aide pour nous orienter dans ce monde confus qui est le nôtre.

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    Ne tombons pas dans le fatras des argumentations sophistiques qui reviennent à discréditer la connaissance. Nous avons vu qu’il existe un usage sophistique du doute qui méconnaît précisément sa vertu. Il n’est pas vrai que nous n’avons aucune connaissance et on pourrait même soutenir qu’ultimement, l’ignorance est une illusion. Il n’est pas vrai non plus que le savoir objectif, de type scientifique se suffise à lui-même et soit capable de résorber l’ignorance. (texte)

    La doctrine de la docte ignorance que nous avons d’abord rencontrée chez Socrate, puis étudié chez Nicolas de Cuse, table sur l’absence d’homogénéité entre ce que nous savons et ce que nous ignorons. Elle nous invite à ne pas idolâtrer nos représentations et nos concepts. Elle nous aide à comprendre que toute théorie est en définitive seulement un point de vue qui, même s’il est éclairant et pertinent, ne peut être le seul possible. L’immensité de l’univers est à l’image de l’immensité du mystère dans lequel nous vivons. Il faut se garder des généralisations hâtives et de la manie de vouloir systématiser à outrance. Cependant, même ce conseil mérite aussi d’être retourné vers l’envoyeur, car, étonnamment, « ce qui est en haut est aussi en bas ». Le principe hologramatique est dans le vrai. Nous côtoyons l’infini dans les plus petites choses et surtout en nous-mêmes. Rappelons la maxime entière du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même… et tu connaîtras l’univers et les dieux ».

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Vos commentaires

Questions :

1.       L’ignorance est-elle répréhensible ?

2.       Comment comprenez-vous la parole des Evangiles « pardonnez-leur, il ne savent pas ce qu’ils font ? »

3.       Faut-il considérer la formule socratique « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » comme une forme de défaitisme?

4.       Y a-t-il une forme d’ignorance qui est plus spécifique à notre époque qu’aux époques précédentes ?

5.       Prendre conscience que le savoir est limité, implique-t-il qu’il faille renoncer à connaître ?

6.       Comment comprenez-vous la différence entre l’ignorance de l’esprit enfant et celle de l’esprit étudiant ?

7.       Sans un niveau de culture suffisant, l’accès à un grand nombre de livres vous est interdit. Doit-on reprocher à la société de laisser ses membres dans l’ignorance ?

 

 

      © Philosophie et spiritualité, 2008 Serge Carfantan,
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