Leçon 241. Les trois yeux de la connaissance 

    Nous avons vu tout l’intérêt d’une anthropologie trinitaire, tant pour la clarification de la nature de l’être humain, que pour ses conséquences dans l’art de vivre. C’est un enjeu très important qui a suscité des débats passionnés en Occident qui sont loin d’être anecdotiques. Nous avons vu que Giordano Bruno  estimait que l’Église s’égarait en adoptant le dualisme d’Aristote, les Évangiles optant nettement en faveur d’une conception tripartite de l’être humain. Argument, entre autres, qui lui a valu le bûcher de l’Inquisition. Le spiritualisme tiré de Descartes s’est maintenu dans un dualisme corps-esprit, avec de grandes difficultés liée au fait qu’il assimile l’âme et l’esprit. Le matérialisme procède lui à une réduction drastique en ne prenant en compte que la valeur du corps.

    Dans la leçon présente, nous allons reprendre cette question à partir d’un livre de Ken Wilber, Les trois Yeux de la Connaissance.  Si en effet nous admettons qu’un être humain est tout à la fois corps, esprit et âme, il y a nécessairement trois manières d’envisager la connaissance selon qu’elle se fonde sur les sensibilia liés à l’expérience charnelle, sur les intelligibilia de l’expérience de l’esprit ou sur les transcendelia de l’expérience de l’âme. Il s’ensuit alors des types de connaissances très différents qu’il ne faudrait pas confondre, mais intégrer à la place qui leur convient. En quel sens pouvons-nous parler d’une connaissance fondée sur le corps, l’esprit où l’âme ? Dans quels domaine sommes-nous en droit de parler de théorie possible, voire de science et de quelle manière ?  

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A. L’œil de chair, l’œil de raison, l’œil de la contemplation

    Autant citer directement Wilber pour commencer : « Saint Bonaventure, le grand Docteur séraphique de l’Église, philosophe apprécié des mystiques occidentaux, enseignait que les hommes et les femmes possèdent au moins trois moyens d’accéder à la connaissance – « trois yeux », comme il disait… l’œil de chair, par lequel nous percevons le monde extérieur de l’espace, du temps et des objets ; l’œil de raison, par lequel nous acquérons une connaissance de la philosophie, de la logique et du mental lui-même ; l’œil de contemplation par lequel nous nous élevons jusqu’à la connaissance des réalités transcendantes".

    1) Poursuivons. Nous avons évoqué ailleurs la relation connaisseur-connaissance-connu. Le connaisseur est le sujet, la connaissance forme le lien, ce qui inclut les moyens corrects de connaissance (dans la philosophie indienne les pramana), et l’objet, le connu. Dans une philosophie intégrale, empreinte de spiritualité, qui ne nie rien, mais cherche plutôt ce qui est vrai, l’affirmation pertinente dans chaque système, la connaissance est ultimement un regard de l’âme. Notons que pour Saint Bonaventure « toute connaissance est une sorte d’illumination. Cependant, il faut se garder de tout confondre. Il y a la lumière extérieure, lumen exterius, « qui éclaire l’œil de chair et nous donne accès à la connaissance des objets tangibles. Il y a la lumen interius qui éclaire l’œil de raison et nous donne accès aux vérités philosophiques ». Enfin, « il y a la lumen  superius, la lumière de l’Être transcendant qui éclaire l’œil de la contemplation et révèle… une vérité qui mène à la libération ». Il est intéressant de noter que pour Saint Bonaventure, nous ne trouvons dans l’extériorité, précisément parce qu’il y a ex-tériorité, donc manifestation dans l’espace-temps-causalité, que des objets séparés : des « vestiges de Dieu ». Si maintenant nous nous tournons vers nous même, sur le plan de l’esprit, nous rencontrons dans la triple activité de la mémoire de la raison et de la volonté, « l’imago de Dieu », « laquelle est révélée par l’œil mental ». Enfin, « grâce à l’œil de la contemplation, éclairé par la lumen superius, nous accédons à l’ensemble du domaine transcendant, au-delà des sens et de la raison », au Divin lui-même.

    « Cette terminologie particulière –œil de chair, de raison et de contemplation – est d’origine chrétienne, mais on trouvera des idées similaires dans les principales écoles de psychologie, de philosophie et de religion traditionnelle ». Nous dirions avec Wilber que ces distinctions appartiennent à la philosophia perenis, La Philosophie éternelle. - C’est le titre d’un livre méconnu d’Aldus Huxley-. Une bonne connaissance des traditions propres à chaque culture permet de les retrouver. C’est à chacun d'en faire la démarche. Toutefois, pour éviter de longues énumérations comparatives, nous nous en tiendrons seulement à quelques unes. Dans le Vedanta la distinction entre shtula, suksma et karana est très claire et très détaillée. Wilber distingue « le grossier (charnel et matériel), le subtil (mental et animique), et le causal (transcendant et contemplatif) ».

    L’œil de chair « participe de l’expérience sensorielle commune, qu’il crée en partie et qu’il révèle en partie. C’est le « domaine grossier », celui de l’espace, du temps et de la matière… le domaine partagé par tous ceux qui possèdent un oeil de chair semblable ». Il est essentiel de bien marquer les spécificités sous peine de commettre des erreurs préjudiciables. Ainsi, « dans le domaine grossier, un objet n’est jamais A et non-A ; il est soit A soit non-A. Une pierre n’est jamais un arbre ; un arbre n’est jamais une montagne, une pierre n’est pas une autre pierre, etc. ». L’œil de chair pose une constance objective des choses, c’est tout à la fois la fonction sensorimotrice et l’œil empirique de l’expérience sensorielle. Ce qui peut « être décelé par les cinq sens humain ou leurs extensions ». Wilber ajoute que dans la mesure où cet œil de chair est partagé par ceux qui en possèdent un semblable, ce domaine humain est dans l’ensemble partagé avec les autres animaux, surtout les mammifères, quoique avec des nuances importantes.

    « L’œil de raison, ou de façon plus générale, l’œil du mental… participe du monde des idées, des images, de la logique et des concepts ». En raison d’une influence très forte de l’empirisme, la pensée moderne a tendance à dépendre fortement de l’œil de chair, cependant, il est essentiel de se souvenir que « l’œil mental ne peut être réduit à l’œil de chair. Le champ mental comprend mais transcende le champ sensoriel. L’œil du mental, quoique n’excluant pas l’œil de chair, s’élève bien au-dessus de lui. Par l’imagination, il est capable de se représenter des objets sensoriels qui ne son pas présent physiquement, et donc de transcender l’emprisonnement de la chair dans le monde ». Par la logique il parvient à agir intérieurement sur son monde. Par la volonté il est à même de « retarder les décharges instinctives et impulsives de la chair et donc de transcender les aspects simplement animaux et sub-humains de l’organisme ». Et puis, c’est un débat très classique en philosophie : si l’œil de la raison dépend en grande partie d’un avoir qu’il tire des sens, il reste que « notre connaissance n’est pas entièrement empirique et sensorielle ». L’implication que nous allons devoir suivre, c’est qu’il est indispensable de laisser une grande latitude d’ouverture au concept d’expérience pour ne pas le réduire à de l’empirique au sens trivial du mot. L’expérience est un domaine bien plus vaste que le simple constat de fait, elle ne se réduit pas non plus à l’expérimentation et il existe une forme d’expérience spirituelle qui n’a rien à voir avec l’empirisme brut. Nous avons vu par le détail que l’existence même des mathématiques et de la logique témoigne de cette aptitude de l’esprit à pouvoir penser au-delà de l’expérience empirique. « Personne n’a jamais vu, avec l’œil de chair, la racine carrée d’un nombre négatif. C’est une entité transempirique, que ne peut être appréhendée que par l’œil de raison. La majeure partie des mathématiques, ainsi que le dit Whitehead, est transempirique et même a priori… Il en va de même de la logique. La vérité d’une déduction logique se fonde sur une cohérence interne – et non sur sa relation aux objets sensoriels ». Comme nous l’avons démontré précédemment.

    L’œil de la contemplation de la même manière, ne doit pas être confondu avec les deux précédents. « L’œil de contemplation est à l’œil de raison ce que l’œil de raison est à l’œil de chair. De même que la raison transcende la chair, la contemplation transcende la raison. De même que la raison ne peut être réduire, ni dérivée de la connaissance sensorielle, la contemplation ne peut être réduite à, ni dérivé de, la raison. Si l’œil de raison est transempirique, l’œil de contemplation est transrationnel, translogique et transmental ». C’est exactement de cette manière que Shri Aurobindo conçoit la Gnose. C’est un point sur lequel il faudra revenir.

    2) Pour l’heure contentons nous de résumer : « Tous les hommes et toutes les femmes possèdent un œil de chair, un œil de raison et un œil de contemplation » (le célèbre troisième œil des traditions spirituelle). « Chaque œil a ses propres objets de connaissance (sensoriels, mentaux et transcendantaux) ; qu’un œil supérieur ne peut être réduit à – ni expliqué par – un œil inférieur ; que chaque œil est valable et utile dans son propre champ ». Si nous présentons ce qui a été avancé jusqu’ici sur un tableau, cela donnerait : 

(A compléter vous-même)

Œil de chair

Œil de raison

Œil de la contemplation

lumen exterius

 

lumen  superius

Objet tangible

 

L’Être

« les vestiges de Dieu »

 

« le Divin lui-même »

 

Mémoire, raison et volonté

Domaine transcendant

Sthula le domaine grossier

Suksham le domaine subtil

 

Expérience sensorielle

 

Expérience transcendantale

empirique

 

Rationnel et logique

Transrationnel, translogique, transmental

Domaine des faits

 

Domaine de l’Être

Constance objective

 

Ce qui est au-delà de l’opposition objectif/subjectif

Cf. exemples typiques des sciences « empiriques »

 

Cf. exemples de la spiritualité et de la mystique

Fonction sensori-motrice

Intellect et intelligence

 

 

    De là suit qu’un paradigme complet de la connaissance « doit s’inspirer non seulement de l’œil de chair et de l’œil de raison, mais encore de l’œil de la contemplation ».  Une philosophie intégrale s’efforcerait de recourir au trois yeux et d’intégrer leurs données dans un ensemble cohérent. Tel quel, il apparaît que la « science empirico-analytique appartient à l’œil de chair, la philosophie et la psychologie phénoménologique à l’œil de raison et la religion/méditation à l’œil de contemplation ». Ceci admis, nous voyons tout de suite les risques majeurs : celui de tout mélanger, d’amputer la connaissance en niant un domaine ou un autre, ou d’employant une méthodologie inadéquate qui ne convient qu’à un champ de connaissance et pas à un autre. Le résultat ferait du domaine du savoir une forêt impénétrable propre à embrouiller les esprits au lieu de fournir une aide pour situer chaque point de vue dans son champ respectif.

B. L’erreur catégorielle

    Cette distinction clarifiée, nous pouvons passer au point suivant qui est la confusion possible des trois ordres. L’erreur catégorielle se définit comme  « l’usurpation par un œil des rôles des deux autres ». Le texte de Wilber est ici très dense et bien charpenté. Nous allons nous contenter de le condenser en reprenant ses formulations.

 1) La première erreur catégorielle, la plus récente et la plus répandue, concerne le rôle que nous pouvons attribuer à la science empirique. On croit que la science Moderne, celle de Galilée, était à son origine rationaliste et qu’elle aurait affronté une sorte d’empirisme médiéval plus ou moins décadent. C’est complètement faux. « La science fut à son origine un anti-rationalisme, qui se voulu une révolte contre les systèmes rationnels de l’ère scolastique ». Whitehead le dit très bien : « Galilée ne cessait de parler de la manière dont se produisent les choses, tandis que ses adversaires (à l’esprit rationnel) avaient élaboré une théorie complète sur le pourquoi des choses. Hélas les deux théories ne donnaient pas les mêmes résultats. Galilée insistait sur les « faits irréductibles et obstinés » et Simplicius, son rival parlait, lui, de « raisons ». Or le choc entre « faits irréductibles et obstinés » et « raisons satisfaisantes » correspond exactement à un affrontement, entre l’œil de chair et l’œil de raison, entre empirisme et rationalisme; dit autrement : une revendication du fait brut de l’œil de chair contre la rationalité inflexible de la pensée médiévale. C’est ce qui explique la remarque très juste de Bertrand Russel disant que la science ne fut rien de plus que « du bon sens cohérent », ce qui signifie qu’elle s’appuya sur l’organe le plus susceptible de bon sens que nous possédons tous : l’œil de chair ». Whitehead ajoute encore : « Nous n’accorderons jamais trop d’attention au fait que la science a débuté par l’organisation d’expériences ordinaires ». Elle fut une révolte contre le rationalisme d’une époque qui usait et abusait de la logique hérité du système d’Aristote. Comme nous l’avons vu, par nature la logique transcende l’œil de chair, au point de paraître souvent déroutante, désincarnée, coupée des objets sensoriels. Et attention, ce n’est pas ni un reproche, ni une faille !  En effet, dès que nous raisonnons au sujet d’une activité ou d’une autre, nous n’avons pas besoin de l’accomplir au moyen de l’œil de chair. C’est précisément le grand pouvoir que recèle la logique, la transcendance qu’elle possède à l’égard des objets sensoriels. Comme Piaget l’a très bien reconnu, la pensée formelle opère sur et donc par là même transcende l’expérience sensorielle. Le seul test final d’un raisonnement correct consiste à vérifier si la chaîne de propositions qu’il comporte possède oui ou non une cohérence interne, si elle enfreint une règle logique et par là se trouve invalide. Tout raisonnement part de prémisses, mais ce qu’il nous faut ajouter maintenant, c’est qu’elles-ci peuvent ressortir de n’importe lequel des trois domaines que nous venons de considérer, à savoir, sensoriel, mental ou contemplatif. Si le point de départ a son origine dans l’œil de chair et qu’il est valide, nous parlerons avec Galilée, de « faits irréductibles et obstinés ». Si le point de départ se situe dans le domaine de l’œil de raison, nous parlerons avec Descartes de « vérités intuitivement évidentes », ou encore « d’appréhensions phénoménologiques directes » chez Husserl. Si la proposition est empruntée à l’œil de la contemplation, le religieux parlera de « révélation », ou plus modestement dans la spiritualité vivante nous dirons « intuition noétique » qui est le terme choisi dans le cours.

Et là nous retombons sur nos pieds dans la tradition philosophique. « Un vrai rationaliste est une personne qui affirme que toute connaissance valable provient exclusivement de l’œil de la raison et considère que l’œil de chair (sans parler de la contemplation) est totalement indigne de confiance. Descartes comptait au nombre de ces philosophes, lui qui disait qu’il ne faut « recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment pour telle ». Cette connaissance devait être procurée par la raison et non par les sens. Pour Descartes, la raison – rien que la raison – était susceptible de dévoiler des vérités évidentes. Il parlait à ce propos d’intuition ». Le texte est donné dans le cours. Une intuition « qui naît de la seule lumière de la raison ». Donc l’intuition initiale et la déduction, l’esprit ne doit pas en admettre davantage, les autres voies « devant être à rejeter comme suspectes et exposées à l’erreur » ». « Déclaration d’un homme qui ne croit en rien sinon en l’œil de la raison, et qui rejette purement et simplement l’œil de chair et l’oeil de la contemplation. Désormais l’œil de la raison se voit contraint de révéler des vérités empirique aussi bien que des vérités contemplatives, une tâche pour laquelle il n’est pas équipé – une tâche qui le mènera de façon inexorable à commettre des erreurs catégorielles ». L’œil de raison ne peut à lui seul dévoiler des vérités qui se situent dans le domaine du monde objectif et sensoriel. C’est Pascal l’expérimentateur plutôt que Descartes qui a suivi la voie qui allait être celle de la science moderne. « Le rôle de la science moderne fut de montrer précisément pour quelles raisons le seul raisonnement ne pouvait révéler des faits empiriques. La vérité dans le domaine de l’œil de chair ne peut être vérifiée que par l’œil de chair ».

2) Nous pouvons tout aussi bien comprendre que l’œil de contemplation est mal équipé pour dévoiler les faits de l’œil de chair, de même que celui-ci est incapable d’appréhender les vérités de l’œil de la contemplation. Ken Wilber est particulièrement incisif sur ce point : ce type d’erreur a été le grand problème de presque toutes les religions. Admettons qu’à travers leur mystique, chacune ait ouvert à un degré plus ou moins grand l’œil de la contemplation. Disons que les sages inscrits dans les grandes traditions de l’humanité ont ouvert le troisième œil. « Mais ceci n’implique pas qu’ils devinrent automatiquement des experts dans les domaines des deux autres yeux. L’éveil, par exemple, ne communique pas l’information selon laquelle l’eau est composée de deux atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène. S’il dispensait un tel enseignement, celui-ci figurerait au moins dans un texte religieux – or ce n’est pas le cas ». Et que s’est-il passé ? Dans les religions monothéistes l’argument d’autorité de la Révélation a pris au fil des siècles une importance colossale. Il s’en est suivi inévitablement une erreur catégorielle qui mène droit à l’interprétation littéraliste des textes sacrés.

En 535 de notre ère, le moine chrétien Comas écrit une Topographie chrétienne, fondée sur une interprétation littérale de la Bible. Il montre que la terre n’a ni pôle nord ni pôle sud, mais qu’elle est un parallélogramme plat dont la longueur est égale au double de la largeur. Ce type d’erreur est fréquent dans le cadre d’une théologie dogmatique. Elle vaut pour toutes les religions. Penser comme les bouddhistes et les hindous que la terre repose sur un éléphant, lui-même posé sur une tortue relève encore du même genre d’interprétation littérale d’une vision contemplative qui use d’une métaphore poétique.

Bien entendu, la science moderne releva ces erreurs et, après des siècles de persécutions, réclama vengeance. En 1600 de notre ère, en Occident, le savoir était dominé par l’Église et le dogme confondait et combinait les yeux de contemplation, de raison et de chair. Avec un résultat asse confus. Au point que Descartes jugea dans son Discours de la Méthode qu’il n’y avait guère dans ses études au collège de La Flèche, que les mathématiques qu’il pu sauver. Dans le contexte dogmatique de l’époque, si la Bible dit que la terre fut crée en six jours, eh bien, qu’il en soit ainsi ! Si le dogme affirme qu’un objet dix fois plus lourd qu’un autre tombe dix fois plus vite… qu’il en soit ainsi ! « La confusion était telle que personne ne se souciait de faire fonctionner l’œil de chair et de regarder en toute simplicité le monde naturel. Voyons, est-il vrai qu’un objet plus lourd qu’un autre tombe plus rapidement ? Pourquoi ne pas faire l’expérience ? Et c’est ainsi qu’un certain Galilée monta sur la tour de Pise d’où il laissa tomber deux objets – un lourd, un léger. Tous deux heurtèrent le sol en même temps. A dater de ce jour, le monde n’a plus jamais été le même ». La méthode scientifique a été inventée de façon indépendante et simultanée par Galilée et Kepler vers l’an 1600. Ils utilisèrent l’œil de chair pour regarder le domaine de chair, mais attention, d’une manière très particulière, c’était bien plus qu’une bonne observation  de la Nature. Aristote savait très bien le faire. L’expérience de Galilée consista à trouver un moyen expérimental de répondre à une question en fixant toutes les variables d’un phénomène, sauf une. Prendre plusieurs objets tous de même taille, lâchés au même moment d’une même hauteur, de sorte que si les objets tombaient à des vitesses différentes, ce ne pouvait être qu’en raison de leur poids. L’expérience montra qu’ils tombaient tous à la même vitesse. La proposition « les objets plus lourds tombent plus vite » était donc infirmée. Le taux d’accélération est identique. Nous avons une preuve empirique et inductive. La grande force de cette approche consistait dans l’introduction de la mesure. Le critère scientifique est la quantité, comme le dit Whitehead, l’espace, la taille, l’amplitude des forces exprimées par des nombres et les nombres sont le langage de la science. C’est une émancipation extraordinaire, une contribution ingénieuse et durable que la méthode de Galilée et Kepler. Elle permit de délimiter correctement la nature véritable de la vérité empirico-scientifique.

3) Mais par malheur on n’en resta pas là, dans une saine distinction. Le scientisme grandissant en vint dans son arrogance, surtout au XIX ème siècle, à tomber dans une autre erreur catégorielle.  Au lieu de dire « ce qui ne peut être vu par l’œil de chair ne peut être vérifié de manière empirique », ce qui est tout à fait correct, le scientiste en vient à affirmer : « ce qui ne peut être vu par l’œil de chair n’existe pas ». Le scientiste,  imposant une méthodologie qui ne convenait qu’à l’œil de chair et son domaine subséquent, revendiqua le monopole des trois yeux et tomba aussitôt dans l’erreur catégorielle. Il en vint à nier la connaissance obtenue sur le plan mental et sur celui de la contemplation. Ajoutons, Wilber insiste, que ce n’est pas une erreur de la science, mais bien une erreur du scientisme ce qui est différent. Une erreur qui conduit à toutes sortes de réductionnismes. Pour Willar Quine par exemple, il n’existe qu’une sorte d’entité dans le monde, celle étudiée par les scientifiques naturels, les objets physiques. Il n’existe qu’une sorte de connaissance dans le monde, celle que possèdent les scientifiques naturels. Et Quine est le représentant le plus en vue de l’Université. Comme Whitehead le fait remarquer, vue à travers l’œil scientifique, « la nature est inodore, incolore et insipide ; une simple agitation infinie et insensée de matériaux ». Et ce n’est pas tout, toujours pour citer Whitehead, ce modèle est le paradigme directeur incontesté des études scientifiques. Il règne toujours. Toutes les Universités du monde s’organisent en fonction de ce modèle. Aucun paradigme alternatif  d’organisation de la connaissance n’a été proposé. Non seulement il règne, mais il est sans rival. Et le plus fort ajoute Whitehead, c’est que malgré tout … il est parfaitement incroyable !  Le psychiatre Karl Stern va plus loin jusqu’à dire que sa vision relève de la démence car elle a de très fortes correspondances avec la structure typique de la pensée d’un schizophrène. Le plus drôle, c’est que ceux qui partagent une telle vision diront illico que nous devons être fiers de notre science, qu’elle est significative, satisfaisante et utile. Ce faisant, ils sont en train d’introduire des concepts non-empiriques correspondant à des intentions et des valeurs. Qui relèvent bien entendu d’un plan supérieur. Erreur ! En conséquence de quoi, le « bon scientifique »… n’est plus scientifique sur le plan personnel. S’il devait l’être rigoureusement, il faudrait le remplacer… par un robot ! Le techno-scientifique parfait est une idole de métal.

Le plan de l’œil de raison implique la réflexion de l’esprit sur lui-même et le domaine mental est très complexe, vaste et d’une richesse incommensurable avec le domaine de l’œil de chair. (texte) Pour être plus précis – cette question est admirablement traitée par Michel Henry – nous sommes dans le domaine du qualitatif et non du quantitatif. Wilber écrit : « Une qualité peut être meilleure qu’une autre, un nombre pas. L’amour est intrinsèquement meilleur que la haine, mais trois n’est pas intrinsèquement meilleur que cinq. Donc à peine avez-vous traduit le monde en mesure et en nombres empiriques, que vous obtenez un monde dépourvu de qualité – ce qui revient à dire : un monde dépourvu de valeur ou de signification ». (texte) Or c’est ce monde de l’objectivité qui a été partout imposé comme standard. Il est donc logique qu’une telle vision devenue dominante devait nécessairement produire… un monde dépourvu de valeur ou de signification. A la différence, « la vision traditionnelle de la réalité prétendait que l’existence est ordonnée de manière hiérarchique, que le domaine contemplatif est plus réel et plus estimable que le domaine mental, qui a son tour est plus réel et plus estimable que le domaine sensoriel. Les trois domaines devaient être appréciés et utilisés, mais il fallait se garder de confondre leurs valeurs relatives : le causal est supérieur au subtil, lequel est supérieur au grossier… le supérieur est plus réel que l’inférieur parce qu’il est plus saturé d’Être ». (texte) La connaissance doit s’étendre vers tous les plans de l’Être. ll est évident que le savoir actuel ne rend pas justice à la complexité de l’Être, pas plus qu’il ne rend justice au sens de la vie. Et comme la vie en toute chose cherche à se connaître elle-même, à faire l’expérience d’elle-même dans sa Plénitude, il y a dans la conscience ordinaire comme en sens persistant de quelque chose qui manque, et l’esprit est par ailleurs embrouillé dans un savoir qui ne lui apporte aucune satisfaction véritable.

C. Théories et connaissance

Échapper au scientisme revient donc à prendre conscience que le savoir empirique n’est pas la seule forme valide, ni même suffisante, d’expression la connaissance humaine. Ce n’est pas qu’il faille le récuser, mais il existe au-delà de la science empirico-analytique  « une connaissance mentalo-rationnelle et une connaissance contemplativo-spirituelle ». La grande force du savoir empirique réside dans son mode de preuve, mais qui n’appartient qu’à lui et à lui seulement. Nous avons déjà montré que si les sciences de la nature proposent des explications à portée objective, les sciences humaines, elles, proposent plutôt une compréhension à portée intersubjective. Il faudra ajouter ici qu’en ce qui concerne l’expérience spirituelle, celle de l’intériorité de l’âme, nous sommes dans le domaine de l’intuition noétique de la Subjectivité absolue, le champ transcendantal. Nous voyons bien la sottise qu’il y aurait à vouloir imposer une méthodologie de premier niveau aux ordres plus élevés, ou à vouloir tout confondre. Et pourtant il y a bien vérité et même Vérité au sens fort. La question qui se pose donc est celle de la validation possible.

1) Si d’aventure le scientiste nous disait : « seules les propositions susceptibles d’êtres vérifiées de manière empirique sont vraies », nous pourrions lui demander : « comment pouvez-vous le savoir ? ». « Il n’existe aucune preuve empirique que seule la preuve empirique soit valable ». L’affirmation qu’il n’existe pas de vérité en dehors de la science empirique n’est pas une vérité scientifique. C’est une affirmation purement idéologique et dogmatique, complètement irréfléchie d’ailleurs. Si on poussait le réductionnisme à fond en disant que toute activité humaine est réductible à une réaction biochimique dans le cerveau, on arriverait alors à l’affirmation selon laquelle « toutes les hypothèses sont à titre égal des feux d’artifice biochimique » dans le cerveau. Toutes, donc y compris l’affirmation : « seules les propositions susceptibles d’êtres vérifiées de manière empirique sont vraies ». Alors à quoi bon faire des recherches en laboratoire ? Il n’y a pas de vérité. Il n’y a que des pensées neuronales et « si les pensées sont entièrement réductibles à des décharges d’électrons dans le système nerveux, il ne peut y avoir ni pensées correctes ni pensées erronées, pour la simple raison qu’il n’existe pas d’électrons vrais et d’électrons faux ». Alors,  que le scientiste sorte au plus vite et en courant de son laboratoire, il n’y a rien à découvrir, qu’il ferme tous les livres… pour aller regarder la télé ! Et là il sera cohérent. Il aura droit à sa dose de feux d’artifices biochimiques dans le cerveau.

Soyons sérieux. Il n’y a qu’une façon de s’en tirer : il faut soigneusement distinguer les niveaux. Chacun des trois modes de connaissance a accès à un donné, que ce soit les sensibilia, les intelligibilia ou les transcendalia. Cependant, le fait est que nous nous servons pour nous représenter le réel du mental, c’est notre outil et il est doué d’une grande plasticité. « Les données du mode mental – ses mots, ses symboles et ses concepts – du simple fait qu’elles sont symboliques, intentionnelle, réfléchies et référentielles peuvent être utilisées pour désigner et pour représenter d’autres données, appartenant à d’autres domaines : sensibilia, intelligibilia elle-même ou transcendelia ». Et c’est là qu’il convient d’être particulièrement attentif aux possibilités de relations épistémologiques. Il y en a cinq :

 

Si on part du niveau le plus bas vers le haut, à la manière qu’affectionne Shri Aurobindo, cela donne ceci:

Le mode 5 correspond à la cognition sensorimotrice de l’œil de chair, une perception présymbolique du monde les sensibilia. Il est clair qu’à ce niveau il n’y a pas de théorie. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’intelligence perceptive pour autant, mais elle n’est pas mentalisé. C’est le monde du nouveau-né.

Le mode 4 est typiquement la pensée empirico-analytique assez impérialiste dont il a été longuement question précédemment, le mental réfléchissant sur, le mental ancré dans les sensibilia.

Le mode 3 est la pensée mentalo-phénoménologique, c’est le mental réfléchissant sur et s’ancrant dans le monde des intelligibilia. Que dire sinon qu’on y trouve l’expression d’une grande partie des constructions théoriques réflexives de l’intellect humain. Pas seulement la philosophie, mais aussi la logique, la psychologie, la linguistique etc.

Le mode 2 est la pensée paradoxale, le mental qui tente de raisonner au sujet du domaine des transcendalia. Il est assez mal compris en Occident, mais assumé comme tel en Orient. En effet, quand le mental - qui est fait pour fonctionner dans la dualité - tente de comprendre ce qui transcende la dualité, le domaine non-duel de l’Être, il se trouve immédiatement aux prises avec des paradoxes. Il est cependant possible de le faire dialectiquement et il est aussi possible de s’élever à ce niveau par une métapoésie comme dans les koans du Zen.

Le mode 1 est la gnose, « la connaissance directe de l’esprit par l’esprit, l’intuition immédiate de transcendalia ». Aurobindo dit lui connaissance par identité. Les êtres humains qui ont rencontré l’éveil s’expriment spontanément au niveau intuitif, sur un mode gnostique. Mais nous ne pouvons parler à ce niveau de « théories », plutôt d’insight intuitif.

Remarque a. Dans tout domaine les données sont immédiates, toutefois, la désignation mentale dans le langage enclenche un processus de médiation qui fait apparaître un agencement, une organisation dans lequel l’intellect s’approprie les données pour les transformer dans un savoir théorique. « Nous en arrivons à un point crucial. Ni les domaines sensorimoteurs per se ni les domaines spirituel per se ne créent de théories. Ils peuvent faire l’objet de théories, mais ils ne sont pas en soi des théories. L’un est présymbolique, l’autre transymbolique, et les théories sont avant tout des productions symboliques ou mentales ».

Territoire sensoriel

Territoire mental

Territoire spirituel

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théories

----

présymbolique

symbolique

transymbolique

sensibilia

intelligibilia

transcendalia

Intuition sensorielle

Intuition mentale

Intuition spirituelle

Remarque b. Quand l’esprit fait usage d’une théorie, il part d’un ensemble de données mentales pour essayer d’organiser d’autres données qui elles sont appréhendées directement. Mettons, si quelqu’un avance l’hypothèse que la face cachée de la Lune est faite de fromage vert, que l’hypothèse soit extravagante n’empêche pas que sa signification reste compréhensible. Elle est encore une donnée mentale pour l’œil de la raison. Mais la question se pose de savoir si elle correspond effectivement à ce qui est, si elle est vraie, reste en suspend. Un engin envoyé sur la lune pourra vérifier l’hypothèse et prouver qu’elle est fausse. Il est très important de comprendre que l’hypothèse est déjà une donnée mentale. Pour l’esprit, le domaine d’intelligibilia est un territoire tout aussi réel en un sens que sensibilia. L’exemple le plus remarqué, c’est celui de la linguistique qui va jusqu’à dire que « nous sommes parlés » par la langue, sous-entendu, que l’esprit vit dans un univers symbolique. Nous pouvons dire que ce sont toutes les sciences humaines qui ont pour territoire le champ de l’expérience symbolique. Mais plus généralement, une théorie n’est jamais qu’une carte mentale et rien de plus. (texte) Toutes les théories (y compris bien sûr celle que nous sommes en train d’exposer). Wilber l’assume parfaitement. La carte peut être erronée. Il faut aussi se souvenir que la carte n’est pas le territoire, que le territoire est infiniment plus riche que la carte. Quand nous allons au restaurant, nous n’avons pas l’idée de manger le menu. Le menu ne fait qu’indiquer au mental ce qui peut être dans l’assiette après avoir passé la commande. Une théorie ne fait rien de plus qu’agencer des données. La pensée est limitée. Le savoir est limité. Nous savons très peu de choses sur l’univers ; à travers quelques théories géniales, nous avons juste quelques aperçus vertigineux en contre plongée de ce qu’il recèle. C’est beaucoup et c’est peu à la fois.

2) De là suit que l’idée même de « science spirituelle » est deux fois plus complexe qu’il n’y parait. « En effet, à l’inverse de sensibilia ou d’intelligibilia, transcendelia ne peut être décrite de manière aisée ou adéquate en termes ou cartes mentaux. Les données spirituelles elles-mêmes sont transmentales et transconceptuelles, et résistent donc à, et même défient, l’agencement et la codification conceptuels, rationnels, théoriques ». Le mental obtient des résultats paradoxaux dès qu’il essaie d’appréhender l’Esprit. Si le mental est tellement à l’aise avec les sensibilia, s’il parvient avec un succès remarquable à organiser sensibilia, c’est parce qu’il transcende  leur plan. Il peut tout aussi bien organiser de façon correcte intelligibilia, parce qu’il est dans son élément. « Mais il ne peut appréhender ni organiser l’Esprit de façon adéquate parce que celui-ci le transcende ». « Une description de l’Esprit en termes relevant du mental ne produit pas de réflexions élégantes, raisonnables, pragmatiques, susceptibles de l’intègrer dans la pensée empirico-analytique ni même dans la logique symbolique plus subtile ; elle produit des réflexions fuyantes paradoxale, poétiques ». Un sensualiste ras de terre va s’arracher les cheveux en lisant Stephen Jourdain, Heidegger ou la sublime épopée poétique Savitri d’Aurobindo !

Mais le paradoxe (oui, nous n’en sortirons pas) c’est que la Gnose est par excellence la Connaissance la plus immédiate, la plus influente qui se puisse imaginer… pour qui est ouvert à l’œil de la contemplation. Une seule expérience verticale dans ce domaine peut orienter toute une vie et peser d’avantage que dix mille connaissances  sur le plan d’intelligibilia et dix millions de connaissance sur le plan des constats empiriques bruts. On pourrait citer ici beaucoup de références. Wilber donne celle de Yogananda (qui nous a laissé une remarquable Autobiographie d’un Yogi) : « La raison est inapte à comprendre une vérité transcendantale. La faculté la plus élevé de l’homme n’est pas la raison mais l’intuition ». Ce que Wilber ou Aurobindo appellent gnose.

Et c’est là que nous pouvons comprendre le coup de génie de Kant dans sa Critique de la Raison pure. Ce que Galilée a réussi à faire sur le plan N°4, Kant l’a fait sur le plan N°2 tels qu’indiqué ci-dessus. (texte) « En fait, lui-même croyait en Dieu, dans un Ultime Transcendant, dans le noumène. Et il croyait à juste titre, que ce celui-ci était transempirique et trans-sensoriel. Mais il démontra que chaque fois que nous essayons de raisonner sur cette réalité transempirique, nous constatons que nous pouvons étayer à l’aide d’arguments tout aussi plausibles deux points de vue tout à fait contradictoires – ce qui prouve qu’un tel raisonnement est futile ». Kant s’est cassé les dents sur la dualité inhérente au mental en découvrant ce qu’il a appelé les antinomies de la raison pure. 1500 ans auparavant, Nagarjuna, représentant du Bouddhisme du Grand véhicule, en était arrivé à la même conclusion. C’est une chose parfaitement assimilée dans la philosophie indienne, la raison ne peut appréhender la Réalité absolue. L’Ultime, l’Englobant, Brahman est à la fois immanent et transcendant, à la fois Un et Multiple, en fait non-deux, advaita. D’où l’impossibilité de l’appréhender avec la logique duelle ordinaire qui régit notre expérience dans l’état de veille.  « Vous ne pouvez pas vous représenter quelque chose qui est et qui n’est pas au même moment. Vous ne pouvez pas voir pleuvoir et ne pas pleuvoir au même instant et au même endroit ». Alors bien sûr il y aura toujours des théistes pour se saisir d’une machette et trancher à la hache le dilemme et proclamer que Dieu est Transcendant, planqué dans un arrière-monde. Et il y aura toujours des panthéistes qui argumenteront contre en disant que Dieu est Immanent à l’Univers. Et dans les deux cas, c’est à la fois vrai et faux en même temps ! Dès l’instant ou la raison essaie de sonder les Cieux, elle tombe dans une erreur catégorielle. Pour en revenir à Kant, il ne faut pas en conclure évidemment « que Kant était éveillé (c'est-à-dire que son œil de la contemplation était tout à fait ouvert). Il est clair que ce ne fut pas le cas ». S’il n’avait pas lui aussi commis une erreur catégorielle, il aurait pu comprendre la portée de sa propre découverte, à savoir que la Critique de la Raison pure démontre en réalité rien de plus sinon que Dieu ne peut être connu ni par la sens ni par la raison. Au lieu de quoi il s’est embarqué dans l’agnosticisme en proclamant que la divinité ne peut pas être connue de manière directe. Kant ne savait pas ce qu’est prajna ou la contemplation. Ce que Schopenhauer va très bien relever. Et puis Kant ne s’en cache pas : il voue une adoration sans borne à Newton, il dit qu’il aurait bien aimé être physicien ! Le résultat, c’est qu’au bout du compte, il va donner son impulsion au positivisme scientiste qui viendra après lui.  Mais après tout, comme Aurobindo l’a magnifiquement démontré dans Le Cycle humain, le positivisme a rendu un grand service à la religion. Il l’a débarrassé de son dogmatisme. Il a fait apparaître l’absurdité des joutes théologiques. McPherson, que cite Wilber, a le mot juste : « les positivistes sont peut être ennemis de la théologie, mais ils sont certes amis de la religion » ! Nous préférerions employer le mot spiritualité, mais l’idée est assez juste. Le malheur, c’est qu’en l’espace « de quelques décennies (après le travail de Kant), l’œil de chair, aveuglé par la lumière de Newton, en vient à s’imaginer que son seul domaine était digne de connaissance. La science empirique devint ainsi, sous l’influence d’Auguste Comte et ses semblables, le scientisme. Celui-ci ne se contenta pas de parler au nom de l’œil de chair mais fit entendre sa voix au nom de l’œil de raison et de l’œil de la contemplation. Ce faisant, il commit les mêmes erreurs catégorielles qu’il avait dénoncé dans la théologie dogmatique, et qu’il avait chèrement fait payer à la religion… c’est le monde et pas seulement la science, qui en fit les frais ».

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   Il faut conclure. Nous n’avons bien sûr pas abordé tout le texte de Ken Wilber. Il y a matière pour une autre leçon. Reconnaissons que son analyse est un bijou de discernement. La compréhension approfondie de ce que représente l’erreur catégorielle permet de lever beaucoup d’obstacles sur la voie d’une philosophie intégrale. C’est un instrument critique très puissant pour relever des confusions abusives à la pelle. Nous espérons que cette présentation permettra au minimum au lecteur philosophe, ou apprenti philosophe, de jeter un œil sur le travail de Ken Wilber. Au mieux, nous espérons qu’après cette lecture, des verrous pourront sauter, permettant d’aborder la philosophie orientale sans préjugés, en la considérant elle aussi comme un héritage commun de l’humanité.

    Pour finir, il faut ajouter ce sur quoi revient sans cesse Ken Wilber : ouvrir l’œil de la contemplation ne peut pas être un acte purement mental. Ceux qui dans le New Age croient qu’en apprenant une « théorie » du Divin ils seront plus « spirituels » se leurrent. Ils sont en train de manger le menu sans avoir goûté au plat ! Sans la pratique spirituelle pour ouvrir l’œil de la contemplation, sans le contact d’un maître vivant, il n’y a que théorie. (texte) Wilber dit pour sa part que sans la pratique de zazen le Zen n’a guère de sens, car zazen favorise satori et un seul satori sera toujours plus éclairant que mille livres sur le Zen. C’est exactement ce qui nous fait déborder de sympathie pour Douglas Harding, lui au moins c’est préoccupé des exercices spirituels, comme d’autres maîtres ont recommandé hatha yoga, pranayama et méditation.

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  © Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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