Cette leçon se situe dans le prolongement de la précédente, dans laquelle nous avons développé quelques unes des thèses de Ken Wilber dans Les trois Yeux de la Connaissance. Nous avons montré qu’en raison des différences marquantes entre l’ordre de l’expérience sensorielle, celui de l’expérience mentale et de l’expérience spirituelle, il était indispensable de ne pas confondre les attributions respectives de l’œil de chair, de l’œil de raison et de l’œil de contemplation. Ce qui nous a amené à comprendre les erreurs catégorielles les plus fréquentes et leurs conséquences.
Un autre obstacle, lié au précédent, se dresse qui empêche une vision complète et correctement articulée de la connaissance, c’est une confusion qui a été très dommageable pour beaucoup de travaux de philosophes, de psychologues et de sociologues, entre le domaine prérationnel et le domaine transrationnel.
Disons, pour citer Ken Wilber, les êtres humains ont accès « à trois domaines généraux d’être et de connaissance – le sensoriel, le mental et le spirituel. La terminologie variera selon les préférences : subconscient, conscient et surconscient, ou prérationnel, rationnel et transrationnel, ou prépersonnel, personnel et transpersonnel. La difficulté est liée à un fait assez simple : le pré rationnel et le trans rationnel, par exemple, sont non-rationnel, chacun à leur manière, en conséquences, ils paraissent relativement semblables, voire identiques au regard du profane. Cette confusion entre « pré » et « trans » a deux conséquences possibles : les domaines transrationnels sont réduits au niveau prépersonnel », c’est par exemple le cas chez Freud qui présente la mystique comme une régression au stade fœtal. « Ou les domaines prérationnels sont élevés à une gloire transrationnelle », ce qui est le cas des auteurs qui fantasment sur le bon sauvage en prêtant à l’homme des cavernes une métaphysique de haut vol, alors même que sa pensée était encore au stade prépersonnel. Wilber thématise cette dérive dans l’expression : confusion pré/trans. Pourquoi est-il important de distinguer prépersonnel et transpersonnel ? C’est ce que nous allons examiner ici.
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Considérons dans un premier temps le dérapage de la réduction par le bas qui a un rapport direct, comme nous allons le voir, avec l’incitation aux pulsions régressives qui règne dans notre époque. Qu’est-ce que l’homme postmoderne comprend quand on lui parle de "libération" ? Il pense « femme libérée » ou « d’homme libéré » dans la confusion pré/trans. Pour un esprit lucide, se libérer c’est en pleine conscience, s’élever au-dessus du mental conditionné. Au lieu de quoi, l’homme postmoderne comprend « s’affranchir des tabous de la morale », lâcher l’animal : libérer les pulsions. Ce qui revient dans l’inconscience à descendre en-dessous du mental ordinaire, dans le vital, en dessous de la ceinture. Il est très important de pouvoir repérer cette confusion qui est devenue extrêmement fréquente.
1) Nous savons que le monde relatif dans lequel nous vivons est celui du temps, et toute existence relative se situe dans le temps. De ce fait, il n’existe de choses que prise dans le flux de la durée et c’est ce qui constitue le monde phénoménal intersubjectif que nous rencontrons à l’état de veille. Toutes choses passent d’un état à un autre dans le cycle sans fin de création-conservation-destruction dans lequel le monde relatif est pris. Le règne du Changement. « Le changement implique une certaine différence d’un état à l’autre, c’est-à-dire un certain développement. Ce dernier peut être progressif, régressif ou stationnaire, mais il n’est jamais totalement absent. Bref, tous les phénomènes se développent». Nous n’avons vu, tout change et tout change toujours. Ainsi, ... et cherche à décrire les phénomènes dans leur ensemble, doit prendre la forme d’une phénoménologie dynamique. Il apparaît alors qu’un « des meilleurs moyens d’appréhender la nature du phénomène consiste à retrouver la trame de son développement, –retracer son historique, établir son évolution, découvrir son contexte non seulement dans l’espace mais encore dans le temps ». C’est ce qui réunit incontestablement la pensée de Hegel en Occident et celle d’Aurobindo en Orient. De plus, nous savons que l’évolution sur Terre s’est faite « vers des niveaux toujours plus élevés d’organisation structurale », dans le sens d’une complexification croissante et aussi d’un degré de conscience plus élevé. Nous l’avons examiné par le détail. Cette phénoménologie dynamique est développée de manière très précise par S. Aurobindo. Pour simplifier, disons que la conscience est involuée –infra-mentale - dans la matière, qu’elle évolue tout au long de la chaîne du vivant pour trouver en l’homme – le mental- la possibilité de prendre conscience d’elle-même, ce qui s’appelle éveil supra-mental. Le noumène se développe dans la torpeur des phénomènes et cherche à se retrouver en tant que conscience de soi. Dans les termes de Hegel, l’Absolu est Esprit dans le processus du Devenir, cercle qui présuppose sa fin en tant qu’objectif et sa fin comme commencement, mais il ne devient véritablement concret que par son développement. Ainsi, pour Hegel, l’Histoire est l’actualisation de l’Esprit. Hegel distingue trois aspects : la nature, le domaine le plus bas, celui de la matière, le domaine que l’homme découvre dans ses sensations corporelles (le vital). Nous pouvons employer avantageusement le terme de prépersonnel, ou parfois de subconscient. La nature pour Hegel est l’Esprit assoupi, « Dieu dans son altérité». ... retour de la conscience vers l’Esprit. « C’est la phase de conscience de soi ou de conscience mentale typique – le domaine que nous qualifierons de personnel, de mental, de conscient ». « Enfin, toujours selon Hegel, l’évolution culmine dans l’Absolu, ou dans le découverte de l’Esprit en en tant qu’Esprit par l’Esprit, un stade/niveau que nous baptiserons transpersonnel ou surconscient ».
... quand nous pensons correctement l’idée d’évolution, quelques soient les présupposés, les termes employés, nous retrouvons toujours le même schéma directeur. Il est inscrit dans la philosophie éternelle. La tradition qui s’en nourrit est très large. Nous avons donc :
L’idée est simple, le développement est un passage depuis une source impersonnelle située dans la nature, via un processus intermédiaire, vers un point élevé d’évolution. Wilber donne le nom
VM-1 à cette vision du monde. Il ne nous manque plus qu’un dernier outil théorique pour y voir clair. Si le mouvement du niveau le plus bas vers le haut peut être appelé évolution, le mouvement inverse sera donc appelé involution. Là aussi va se dessiner une vision du monde qu'il est possible d’extraire et d’opposer à la première.
Si nous partons de la flèche descendante pour en faire une vision du monde, « La nature devient une « chute » ou un « Dieu assoupi » ou un « Esprit auto-aliéné, à la faveur du processus d’involution, ou de descente et de « perte » du plus élevé vers le plus bas ». Wilber donne le nom
VM-2 à ce type de représentation qui possède aussi en quelque manière une vérité.Nous voici au cœur du problème. « Puisque le développement évolue du prépersonnel au transpersonnel en passant par le personnel, et puisque le prépersonnel et le transpersonnel sont chacun à leur façon, non-personnels, alors le profane aura tendance à croire que le prépersonnel et le transpersonnel sont semblables, voire identiques ».
2) Appelons confusion pré/trans 1, cpt-1, celle qui opère une réduction du transpersonnel au prépersonnel. Elle est très répandue. Prenons quelques exemples. Freud est le premier qui vient à l’esprit. Il « avait une notion correcte du Ça prépersonnel (A) (texte) et du moi personnel (B), mais il réduisit toutes les expériences spirituelles et transpersonnelles (C) au niveau prépersonnel. Les intuitions transtemporelles sont expliquées comme étant des pulsions prétemporelles du Ça ; le samadhi transujet/objet est considérée comme une régression vers le narcissisme présujet/objet ; l’union transpersonnelle est interprétée comme une fusion prépersonnelle. Freud suit, à tous égards, la VM-1 ». Et de manière plutôt raccourcie. A suivre Freud, les états de conscience supérieurs que l’on rencontre chez les mystiques seraient autant de manières de sucer son pouce dans le ventre de sa mère dans un « sentiment océanique ». Ce qui renverrait Ramakrishna ou François d‘Assise à l’asile psychiatrique. Dans le registre des âneries psychanalytiques, la critique de Krisnamurti qui aurait accompli le "meurtre du père" en dissolvant l’Ordre de l’Étoile! Des préjugés issus de la confusion pré/trans. Mais plus c’est bête et semble-t-il plus c’est persistant dans un contexte occidental où le darwinisme est bien installé. En raison de la cpt-1, la psychanalyse freudienne a entraîné une très grave déperdition du sens du spirituel en Occident. Les contradictions de la cpt-1 devaient peu à peu se manifester. Le caractère réducteur de sa théorie et ses insuffisances ont fini par jeter le freudisme hors de la psychologie. Mais le mal était fait, la confusion pré/trans est restée sous la forme de préjugés.
C. G. Jung par contre a eu des expériences transpersonnelles (texte) et toute sa psychologie en a été chamboulée. Jung a clairement tourné le dos à Freud, à certains égards, Wilber le situe à son opposé, dans la confusion pré/trans 2 qui tend inversement à projeter excessivement du spirituel dans le prépersonnel, mais il subsiste chez lui des confusions. (texte) « Il avait une notion correcte et très claire de la dimension transpersonnelle ou spirituelle, mais il la fondait et confondait souvent avec les structures prépersonnelles ». (texte) C’est ce qui rend sa lecture rebutante, car on passe sans arrêt d’un niveau à l’autre, alors que Freud est tellement lourd de réductionnisme, qu’il est plus simple à saisir. « Pour Jung, il n’est que deux domaines majeurs, le personnel et le collectif », il a donc tendance à obscurcir les différences profondes qui existent entre ce qui relève du collectif prépersonnel archaïque inférieur et ce qui dans la psyché collective (texte) relève d’un plan suprapersonnel supérieur, qu’Aurobindo a décrit. Jung se trouve donc amené à glorifier des formes de pensées mythique infantile et parfois à faire subir un traitement régressif à l’Esprit. Il a toutefois une vision plus complexe, ouverte et plus riche que celle
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confusion pré/trans freudienne. Il s’ensuit que la quête du sens et l’aspiration humaine au bonheur, qui devraient élever le sujet au-dessus de lui-même, sont pilotées vers le bas. Le sens de la vie se ramène à nourrir l’ego vital de satisfactions et le prototype du bonheur est dans la sexualité. Le fantasme régressif est partout présent ; la cpt-1 est répétée, répétée sans relâche, suggérée dans le cinéma et la publicité, enseignée au lycée et à l’université. Dans une ingéniosité incroyable pour donner une portée transcendante à des histoires de fesses. Dans une ignorance totale des aspirations de l’âme et du sens véritable. Bref, dans un matérialisme achevé. L'étudiant qui ne connaît quasiment rien en psychologie et n’a que deux ou trois idées en tête sur l’esprit a forcément la confusion pré/trans-1 dans ses bagages. Elle est tellement banale qu’il faut la pointer du doigt comme une croyance inconsciente pour qu’elle soit identifiée. C’est un legs de la mentalité des années de la libération sexuelle prônée par Reich à la suite de Freud. Wilber écrit : « entre les mains d’intellectuels tels que Wilhem Reich, la régression du mental au corps trouva sa justification ». S’il n’avait été question que de réconcilier l’esprit et le corps, rien à redire, mais Reich en arriva très vite à une pratique exclusive présentant le mental comme une tyrannie exercée sur le corps, ce qui conduit à traiter « le refoulement par la régression », la mode « primale » du singe de l’homme en rut était lancée avec sa puissance destructrice. En effet, ce qui état présenté comme une « libération sexuelle » allait devenir son contraire, une « aliénation sexuelle », que la société de consommation allait récupérer très habilement ensuite pour manipuler efficacement les désirs. (La plus belle arnaque jamais montée).
Les sociologues contemporains ne sont pas en reste. Quand ils se tournent vers la spiritualité contemporaine, ils ont une fâcheuse tendance à tout mettre dans le même sac, le résultat invariable est une méconnaissance flagrante qui revient à assimiler la spiritualité à une régression narcissique et une fixation égocentrique. C’est très net et souvent discutable chez Lipovetsky. De même chez un théoricien comme Christopher Lasch il y a beaucoup de confusions pré/trans et un manque de discernement psychologique évident. Les sociologues ne font pas la différence entre le prépersonnel et le transpersonnel, alors ils se plantent à tout va. Dès l’instant où apparaît une forme de conscience qui n’est plus rattachée à l’histoire, au moi et à la logique, ils supposent que l’individu en question « doit être engagé dans un processus de régression vers des mondes présociaux ou pré-moi. Ils négligent ce faisant le fait que la personne en question pourrait – je dis bien pourrait- être en réalité en contact avec ... C
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Questions:
1. Trouver un exemple de confusion pré/trans en dehors de ceux donnés dans la leçon.
2. Illustrer le concept de VM-1. en dehors des exemples donnés dans la leçon.
3. Illustrer le concept de VM-2. en dehors des exemples donnés dans la leçon.
4. Résumer la discussion de l'anthropologie romantique à partir de Rousseau.
5. Le matérialisme peut-il échapper à la confusion pré/trans?
6. Que pouvons-nous considérer comme acquis dans l'accès au plan personnel?
7. On confond assez facilement "interne" et "intérieur", pourquoi?
© Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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