Cette leçon se situe dans le prolongement de la précédente, dans laquelle nous avons développé quelques unes des thèses de Ken Wilber dans Les trois Yeux de la Connaissance. Nous avons montré qu’en raison des différences marquantes entre l’ordre de l’expérience sensorielle, celui de l’expérience mentale et de l’expérience spirituelle, il était indispensable de ne pas confondre les attributions respectives de l’œil de chair, de l’œil de raison et de l’œil de contemplation. Ce qui nous a amené à comprendre les erreurs catégorielles les plus fréquentes et leurs conséquences.
Un autre obstacle, lié au précédent, se dresse qui empêche une vision complète et correctement articulée de la connaissance, c’est une confusion qui a été très dommageable pour beaucoup de travaux de philosophes, de psychologues et de sociologues, entre le domaine prératioonnel et le domaine transrationnel.
Disons, pour citer Ken Wilber, les êtres humains ont accès « à trois domaines généraux d’être et de connaissance – le sensoriel, le mental et le spirituel. La terminologie variera selon les préférences : subconscient, conscient et surconscient, ou prérationnel, rationnel et transrationnel, ou prépersonnel, personnel et transpersonnel. La difficulté est liée à un fait assez simple : le pré rationnel et le trans rationnel, par exemple, sont non-rationnel, chacun à leur manière, en conséquences, ils paraissent relativement semblables, voire identiques au regard du profane. Cette confusion entre « pré » et « trans » a deux conséquences possibles : les domaines transrationnels sont réduits au niveau prépersonnel », c’est par exemple le cas chez Freud qui présente la mystique comme une régression au stade fœtal. « Ou les domaines prérationnels sont élevés à une gloire transrationnelle », ce qui est le cas des auteurs qui fantasment sur le bon sauvage en prêtant à l’homme des cavernes une métaphysique de haut vol, alors même que sa pensée était encore au stade prépersonnel. Wilber thématise cette dérive dans l’expression : confusion pré/trans. Pourquoi est-il important de distinguer prépersonnel et transpersonnel ? C’est ce que nous allons examiner ici.
* *
*
Considérons dans un premier temps le dérapage de la réduction par le bas qui a un rapport direct, comme nous allons le voir, avec l’incitation aux pulsions régressives qui règne dans notre époque. Qu’est-ce que l’homme postmoderne comprend quand on lui parle de "libération" ? Il pense « femme libérée » ou « d’homme libéré » dans la confusion pré/trans. Pour un esprit lucide, se libérer c’est en pleine conscience, s’élever au-dessus du mental conditionné. Au lieu de quoi, l’homme postmoderne comprend « s’affranchir des tabous de la morale », lâcher l’animal : libérer les pulsions. Ce qui revient dans l’inconscience à descendre en-dessous du mental ordinaire, dans le vital, en dessous de la ceinture. Il est très important de pouvoir repérer cette confusion qui est devenue extrêmement fréquente.
1) Nous
savons que le monde relatif dans lequel nous vivons est celui du temps, et toute
existence relative se situe dans le temps. De ce fait, il n’existe de choses
que prise dans le flux de la durée et c’est ce qui constitue le monde
phénoménal intersubjectif que nous rencontrons à l’état de veille.
Toutes choses passent d’un état à un autre dans le cycle sans fin de
création-conservation-destruction dans lequel le
monde relatif est pris. Le règne du Changement. « Le
changement implique une
certaine différence d’un état à l’autre, c’est-à-dire un certain
développement. Ce dernier peut être progressif,
régressif ou stationnaire, mais il n’est jamais totalement
absent. Bref, tous les phénomènes se développent». Nous n’avons vu, tout
change et tout change toujours. Ainsi, toute pensée qui
embrasse le monde relatif, et cherche à décrire les
phénomènes dans leur
ensemble, doit prendre la forme d’une phénoménologie dynamique. Il
apparaît alors qu’un « des meilleurs moyens d’appréhender la nature du phénomène
consiste à retrouver la trame de son développement, –retracer son
historique, établir son
évolution, découvrir son contexte non
seulement dans l’espace mais encore dans le temps ». C’est ce qui réunit
incontestablement la pensée de Hegel en Occident et celle d’Aurobindo en Orient.
De plus, nous savons que
l’évolution sur Terre s’est faite « vers des niveaux toujours plus élevés d’organisation
structurale », dans le sens d’une complexification croissante et aussi d’un
degré de conscience plus élevé. Nous l’avons examiné
par le détail. Cette phénoménologie dynamique est développée de manière très
précise par S.
Aurobindo. Pour simplifier, disons que la conscience est
involuée –infra-mentale - dans la matière, qu’elle évolue tout au long de la
chaîne du vivant pour trouver en l’homme – le mental- la possibilité de
prendre conscience d’elle-même, ce qui s’appelle éveil supra-mental. Le
noumène se développe dans la torpeur des phénomènes et cherche à se retrouver en
tant que conscience de soi. Dans les termes de Hegel, l’Absolu est Esprit dans
le processus du Devenir, cercle qui présuppose sa fin en tant qu’objectif et sa
fin comme commencement, mais il ne devient véritablement concret que par
son développement. Ainsi, pour Hegel, l’Histoire est l’actualisation de
l’Esprit. Hegel distingue trois aspects : la nature, le domaine le
plus bas, celui de la matière, le domaine que l’homme découvre dans ses
sensations corporelles (le vital). Nous pouvons employer avantageusement le
terme de prépersonnel, ou parfois de subconscient. La
nature pour Hegel est l’Esprit assoupi, « Dieu dans son altérité». Dans
la seconde phase, la phase consciente,
s’effectue un retour de la conscience vers l’Esprit. « C’est la phase de
conscience de soi ou de conscience mentale typique – le domaine que nous
qualifierons de personnel,
de mental, de conscient ». « Enfin, toujours selon Hegel, l’évolution culmine
dans l’Absolu, ou dans le découverte de l’Esprit en en tant qu’Esprit par
l’Esprit, un stade/niveau que nous baptiserons
transpersonnel ou
surconscient ».
Il n’est pas
nécessaire de connaître par le détail tous ces auteurs, ce que nous voulons
dire, c’est que quand nous pensons correctement l’idée d’évolution,
quelques soient les présupposés, les termes employés, nous retrouvons toujours
le même schéma directeur. Il est inscrit dans la philosophie éternelle.
La
tradition qui s’en nourrit est très large. Nous avons donc :
L’idée est simple, le développement est un passage depuis une source impersonnelle située dans la nature, via un processus intermédiaire, vers un point élevé d’évolution. Wilber donne le nom
VM-1 à cette vision du monde. Il ne nous manque plus qu’un dernier outil théorique pour y voir clair. Si le mouvement du niveau le plus bas vers le haut peut être appelé évolution, le mouvement inverse sera donc appelé involution. Là aussi va se dessiner une vision du monde qu'il est possible d’extraire et d’opposer à la première.
Si nous partons de la flèche descendante pour en faire une vision du monde, « La nature devient une « chute » ou un « Dieu assoupi » ou un « Esprit auto-aliéné, à la faveur du processus d’involution, ou de descente et de « perte » du plus élevé vers le plus bas ». Wilber donne le nom
VM-2 à ce type de représentation qui possède aussi en quelque manière une vérité.Nous voici au cœur du problème. « Puisque le développement évolue du prépersonnel au transpersonnel en passant par le personnel, et puisque le prépersonnel et le transpersonnel sont chacun à leur façon, non-personnels, alors le profane aura tendance à croire que le prépersonnel et le transpersonnel sont semblables, voire identiques ».
2)
Appelons confusion pré/trans 1, cpt-1, celle qui opère une
réduction du transpersonnel au prépersonnel. Elle est très répandue.
Prenons quelques exemples.
Freud est le premier qui vient à l’esprit. Il « avait
une notion correcte du Ça prépersonnel (A)
(texte)
et du moi personnel (B), mais il
réduisit toutes les expériences spirituelles et transpersonnelles (C) au niveau
prépersonnel. Les intuitions transtemporelles sont expliquées comme étant des
pulsions prétemporelles du Ça ; le samadhi transjujet/objet est
considérée comme une régression vers le narcissisme présujet/objet ; l’union
transpersonnelle est interprétée comme une fusion prépersonnelle. Freud suit, à
tous égards, la VM-1 ». Et de manière plutôt raccourcie. A suivre Freud,
les états de conscience supérieurs que l’on rencontre chez les mystiques
seraient autant de manières de sucer son pouce dans le ventre de sa mère dans un
« sentiment océanique ». Ce qui renverrait Ramakrishna ou François d‘Assise à
l’asile psychiatrique. Dans le registre
des
âneries psychanalytiques, la critique de Krisnamurti qui aurait accompli le
"meurtre du père" en dissolvant l’Ordre de l’Étoile! Des préjugés issus de la
confusion pré/trans. Mais plus c’est bête et semble-t-il plus c’est persistant
dans un contexte occidental où le darwinisme est bien installé. En raison de la
cpt-1, la psychanalyse freudienne a entraîné une très grave déperdition du sens
du spirituel en Occident. Les contradictions de la cpt-1 devaient peu à peu se
manifester. Le caractère réducteur de sa théorie et ses insuffisances ont fini
par jeter le freudisme hors de la psychologie. Mais le mal était fait, la
confusion pré/trans est restée sous la forme de préjugés.
C. G. Jung par contre a eu des
expériences transpersonnelles (texte) et toute sa psychologie en a été chamboulée. Jung
a clairement tourné le dos à Freud, à certains égards, Wilber le situe à son
opposé, dans la confusion pré/trans 2 qui tend inversement à projeter
excessivement du spirituel dans le prépersonnel, mais il subsiste chez lui des confusions.
(texte) « Il
avait une notion correcte et très claire de la dimension transpersonnelle ou
spirituelle, mais il la fondait et confondait souvent avec les structures prépersonnelles ». (texte) C’est ce qui rend sa lecture rebutante, car on passe sans
arrêt d’un niveau à l’autre, alors que Freud est tellement lourd de
réductionnisme, qu’il est plus simple à saisir. « Pour
Jung, il n’est que deux
domaines majeurs, le personnel et le collectif », il a
donc tendance à obscurcir
les différences profondes qui existent entre ce qui relève du collectif
prépersonnel archaïque inférieur et ce qui dans la psyché collective (texte) relève
d’un plan suprapersonnel supérieur, qu’Aurobindo a décrit. Jung se trouve
donc amené à glorifier des formes de pensées mythique infantile et parfois à
faire subir un traitement régressif à l’Esprit. Il a toutefois une vision plus
complexe, ouverte et plus riche que celle de Freud. Hommage lui soit rendu. Si
sa vision avait triomphé, peut être que nous n’aurions pas eu au bout du compte
le même monde.
Chacun
constatera en effet que notre société actuelle est très largement versée dans la
confusion pré/trans freudienne. Il s’ensuit que la quête du sens et l’aspiration humaine
au bonheur, qui devraient élever le sujet au-dessus de lui-même, sont pilotées
vers le bas. Le sens de la vie se ramène à nourrir l’ego vital de satisfactions
et le prototype du bonheur est dans la sexualité. Le fantasme régressif est partout
présent ; la cpt-1 est répétée, répétée sans relâche, suggérée dans le cinéma et
la publicité, enseignée au lycée et à l’université. Dans une ingéniosité incroyable
pour donner une portée transcendante à des histoires de fesses. Dans une
ignorance totale des aspirations de l’âme et du sens véritable. Bref, dans un
matérialisme achevé. L'étudiant qui ne connaît
quasiment rien en psychologie et n’a que deux ou
trois idées en tête sur l’esprit a forcément la confusion pré/trans-1 dans
ses bagages.
Elle est tellement banale qu’il faut la pointer du doigt comme une
croyance inconsciente
pour qu’elle soit identifiée. C’est un legs de la mentalité des années de la
libération sexuelle prônée par Reich à la
suite de Freud. Wilber écrit : « entre les mains d’intellectuels tels que
Wilhem
Reich, la régression du mental au corps trouva sa justification ». S’il n’avait
été
question que de réconcilier l’esprit et le corps, rien à redire, mais Reich en
arriva très vite à une pratique exclusive présentant le mental comme une
tyrannie exercée sur le corps, ce qui conduit à traiter « le refoulement par la
régression », la mode « primale » du singe de l’homme en rut
était lancée avec sa
puissance destructrice. En effet, ce qui état présenté comme une
« libération sexuelle » allait devenir son contraire, une « aliénation
sexuelle », que la société de consommation
allait récupérer très
habilement ensuite pour manipuler efficacement les
désirs. (La plus belle
arnaque jamais montée).
Les sociologues contemporains ne sont pas en reste. Quand ils se tournent vers la spiritualité contemporaine, ils ont une fâcheuse tendance à tout mettre dans le même sac, le résultat invariable est une méconnaissance flagrante qui revient à assimiler la spiritualité à une régression narcissique et une fixation égocentrique. C’est très net et souvent discutable chez Lipovetsky. De même chez un théoricien comme Christopher Lasch il y a beaucoup de confusions pré/trans et un manque de discernement psychologique évident. Les sociologues ne font pas la différence entre le prépersonnel et le transpersonnel, alors ils se plantent à tout va. Dès l’instant où apparaît une forme de conscience qui n’est plus rattachée à l’histoire, au moi et à la logique, ils supposent que l’individu en question « doit être engagé dans un processus de régression vers des mondes présociaux ou pré-moi. Ils négligent ce faisant le fait que la personne en question pourrait – je dis bien pourrait- être en réalité en contact avec des vérités transtemporelles et trans-moi. Ces critiques se trouveraient donc contraintes, de par leur raisonnement même, de conclure que le Christ souffrait d’hallucinations, que Lao-Tseu était psychotique, que Bouddha était schizophrène, ainsi d’ailleurs que Platon Hegel, Aurobindo, etc.» Ce faisant, ils sont incapables, faute d’avoir une compréhension approfondie de la conscience, d’avoir une vision claire de l’individu « normal » socialement. Et de ce qu’il peut avoir de névrotique.
Ken Wilber salue au passage Carl Rogers qui a bien plus de finesse dans l’appréhension de la sensation corporelle et qui évite la confusion pré/trans-1. Nous pourrions le rapprocher à ce titre de Jean Klein et d’Eckhart Tolle dans le même équilibre. Point important, Ken Wilber précise qu’il est un fervent partisan des thérapies orientées vers le corps et qu’il les recommande chaleureusement, avec un régime alimentaire équilibré et la pratique régulière de l’exercice physique. Il semble, que nous ayons tous perdu le contact avec notre corps, mais retrouver le contact avec le corps pour le réintégrer, et réintégrer le moment présent, ce n’est pas la même chose que de chercher à retrouver le corps pour s’y identifier. Nous pourrions continuer, mais cela devrait suffire pour comprendre la confusion pré/trans-1.
Reprenons. Nous avons vu que la confusion pré/trans 2 consistait à surévaluer le domaine prépersonnel pour en donner une version exaltée, qui est en fait le décalque d’un monde suprapersonnel. Elle est aussi répandue que la confusion pré/trans 1, mais surtout dans un certain écologisme échevelé et furieusement romantique. Ne nous méprenons pas. Comme précédemment, il ne s’agit pas de rejeter en bloc quoi que ce soit ni qui que ce soit, il s’agit d’intégrer ce qui est pertinent, en se débarrassant des confusions éventuelles.
1) Il est intéressant pour
commencer de dresser un tableau général de la VM 2 qui, mal comprise, réinjecte
des idées qui mènent droit à la confusion pré/trans-2. Le problème central ici
est l’interprétation du paradis, de l’Eden
au sens large et pas seulement religieux. Il est possible, comme chez les
mystiques, de considérer le paradis comme un état de conscience, après tout
il est bien dit dans l’Évangiles, que le Royaume des Cieux est à l’intérieur
de vous. Ou bien, comme dans la confusion pré-trans-2, possible d’y
chercher un état naturel premier pur, innocent, une terre virginale qui
aurait été ensuite
souillée. Ramana Maharshi dit clairement que le paradis est un état de
conscience. Rousseau affirme quant à lui que l’enfer n’est pas nécessairement
là-haut, il est dans ce que l’esprit des hommes a produit sur Terre (texte).
Dans tous les cas, il est important de ne pas rejeter en bloc la VM-2, une
vision du monde aussi universelle, qui a généré et produit autant de mythes, qui
se renouvelle d’époques et en époques doit avoir un fond de vérité qu’il faut
retrouver, nous serons alors à même de faire la part des choses et d’éviter les
confusions.
Le point soulevé par Wilber est d’une importance capitale. Selon la VM-2 « l’Eden n’est pas un état d’ignorance prépersonnelle ni d’immersion dans une nature auto-aliénée, mais une sorte de véritable paradis transpersonnel sur terre. L’apogée du moi conscient est donc interprétée à tort comme une chute à partir d’un état céleste et spirituel alors qu’il s’agit d’un stade médian anxieux sur le chemin du retour menant du point le plus bas de l’auto-aliénation et de la subconscience à un véritable paradis surconscient dans l’Esprit actualisé ». Il faut lire et relire ce passage. Il ne s’agit donc pas de confondre l’auto-aliénation des premiers développements de l’esprit dans la Nature avec son accomplissement dans l’éveil à Soi. C’est la conscience qui doit s’ouvrir et le regard changer, le changement du regard appelle les grandes transformations.
Il existe toutes sortes de mythes de la Chute. Pour Platon, l’âme avant la naissance a contemplé le Ciel des Idées, elle a vu la perfection de toutes choses. Puis, parce qu’elle avait choisi d’en faire l’expérience, elle est tombée dans un corps, et la voilà comme dans une prison. Elle se sent perdue, égarée et n’aura de cesse, vie après vie, de regagner sa propre lumière. Adam et Ève ont été chassés du paradis pour avoir osé goûter au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, maudis pour avoir exprimé le mauvais moi en cédant au malin. La Chute est consécutive au péché, et elle entraîne une déchéance depuis un état parfait, les tribulations de l’âme sur une terre où elle est en exil et la promesse pour les Justes d’une réintégration au paradis. Le schéma est le même dans le Christianisme, l’Islam ou le Judaïsme. Il est un peu plus compliqué dans l’Hindouisme en raison des Cycles du temps, les Ages du monde, le nôtre étant le Kali-yuga, l’âge de l’ignorance. Mais doit on penser pour autant que la vie humaine n’est qu’une erreur ou un passage douloureux et qu’à la mort le paradis nous sera restitué ?
Le sens
de la Chute est profondément spirituel, il doit avoir quelque rapport avec
l’aventure de la conscience dans le Devenir, mais à supposer que nous le
manquions, la tentation sera de haïr le Devenir et de transposer l’Eden sur un
plan prépersonnel. N’est-il pas merveilleusement romantique de se donner pour
but de retrouver au milieu des fleurs et des petits oiseaux le paradis qui
aurait existé sur Terre il y a des milliers d’années ? N’est-ce pas une bonne
raison de détester en secret le monde tel qu’il est ? Insensiblement, la Nature
est alors auréolée de la teinte chatoyante de l’Eden et l’état
prépersonnel
assimilé
à un état transpersonnel. L’idée qui s’impose alors est de
revenir à la Nature pour sortir du péché de la civilisation. Le « retour
à la Nature » qui a enflammé les esprits des hippies dans les années 70 est très
clairement porté par une VM-2, et c’est aussi un très bon exemple de
confusion pré/trans 2. Il a existé toutes sortes d’utopies (pas toutes)
soutenues par la nostalgie romantique de l’Eden. La VM-2 invite à regarder le
monde comme un état de déchéance. Conséquemment, elle suggère l’attente
du retour. Une idée
millénariste, celle de guetter la
catastrophe qui doit emporter le monde déchu. Et c’est là que l’on en vient à
célèbrer le pré-personnel de manière très très idéaliste en
surimposant au monde naturel
une valeur spirituelle sublimée. D’où la confusion entre le domaine vital
pré-personnel et l’accomplissement transpersonnel. La VM-2 propose un
schéma directeur qui se duplique dans toute la littérature, le cinéma,
l’écologie profonde et les sciences humaines. C’est le plaisir qui nous saisit à
la lecture de
Walden de Thoreau, c’est la joie vitale des romans
du premier
Giono. La VM-2 est récurrente dans le cinéma. Le succès populaire
d’Avatar, de
Into The Wild. D’où les courants militants
verts de protection de la Nature et de sauvegarde des espèces animales. L’esprit
du documentaire
La 11ème Heure de Di Caprio. Dans la
foulée de Claude Lévi-Strauss, « il existe
une école d’anthropologie majeure qui se fonde
littéralement sur elle. Elle interprète les rites primitifs et barbares de
sauvages se situant à un stade pré-moi en fonction d’un symbolisme trans-moi
complexe, ou encore des rites brutaux de boucherie rituelle en fonction
d’intuitions mystiques profondes. Elle maudit l’apparition de l’intelligence
moderne et méprise le recours à la logique ; tout cela paraît très crédible du
fait que moindre son articulé du sauvage se voit investi d’un statut
transcendantal, en comparaison duquel le moi mental fait figure d’incarnation
diabolique ».
Bien sûr,
Wilber pense au bon sauvage de l’anthropologie romantique de
Rousseau. C’est une question difficile que nous avons retourné à plusieurs
reprises dans les leçons : en confrontant
l’homme naturel de Rousseau avec
l’enfant sauvage bien réel, en examinant
l’opposition entre Hobbes et Rousseau concernant
l’état de nature. Nous en avons conclu que la pensée de Rousseau demeure hantée
par l’expérience verticale du Lac de Bienne.
Rousseau, c’est l’homme en quête d’authenticité. Il a entraperçu les
tribulations anxieuses de l’ego depuis son apparition et dans son devenir. Il y
a des passages à forte connotation spirituelle dans son œuvre. Et
cependant il est bien un représentant de la VM-2. Le problème c’est qu’il
n’est pas facile de restituer la dimension spirituelle et plus « simple » de
tout prendre au pied de la lettre. Voltaire n’est pas très drôle quand il dit
qu’à la lecture de Rousseau il lui prend des envies de marcher à quatre pattes,
mais l’avertissement est juste : gare à celui qui littéralise
Rousseau, car il tombera dans la confusion pré/trans-2.
2) En résumé, les théoriciens qui adhèrent à la VM-2 s’accordent pour chercher chez les primitifs une forme de participation mystique, car ils se fondent sur une vision paradisiaque du passé. Ce n’est pas complètement faux, loin de là. Il a effectivement existé des peuples de chasseurs-cueilleurs vivants de manière paisible en harmonie avec la Nature. Mais de là à généraliser et surtout à conférer aux rituels horribles une signification « mystique », il y a tout de même un pas, mais qui est suggéré dans la confusion pré/trans-2. Et sur cette pente, on peut dire beaucoup de sottises. Et le problème c’est que la confusion pré/trans 2 peut être si aveuglante qu’elle fait perdre tout bon sens.
Ce que Ken Wilber propose, c’est
d’affirmer chaque point de vue là où
il a de la pertinence,
tout en excluant les
éléments provenant de la confusion pré/trans, pour intégrer une vision globale
où chaque élément de connaissance est remis à sa place.
Darwin et ses colistiers partaient d’une VM-1 correcte quand ils faisaient remarquer que sur Terre, ce ne sont pas les anges qui précédèrent les hommes mais les singes, « contraignant ainsi la plupart des religions orthodoxes à faire amende honorable et à revoir leurs positons ». Incitation par ailleurs à ne pas trop fantasmer sur le prépersonnel; le vital, c’est une énergie physique, oui, mais aussi les pulsions dans leur brutalité et leur sauvagerie. Mais d’un autre côté, réduite à la « théorie stricte de la sélection naturelle, une VM-1 pure, ne tient aucun compte du rôle joué par l’Esprit dans l’évolution. Elle s’efforce de faire dériver le supérieur de l’inférieur. Elle est aussi incapable d’envisager une phase d’évolution plus élevée. La VM-1 correspond bien entendu à l’anthropologie occidentale orthodoxe ». Et là encore, il y a réduction, car l’évolution n’est pensable que comme une aventure de la Conscience dans le Devenir. L’aventure de l’Esprit dans les boucles sans fin du Temps. Sans la dimension spirituelle involuée au plus profond de la matière et peu à peu évoluée dans la vie, il n’y aurait tout simplement pas de Manifestation. Grâce à Ken Wilber, nous pouvons mieux comprendre toute la distance qui sépare la théorie de l’évolution de Darwin, et la philosophie de l’évolution d’un Shri Aurobindo. Wilber le cite en référence, avec Baldwin, Hegel et Berdiaef, pour dire qu’il ne commet justement pas de confusion pré/trans, parce qu’il a une vision intégrale.
Pour mieux saisir,
prenons un exemple assez piquant. Que se produirait-il dans al confrontation
entre de deux types de confusions pré/trans opposées ? Ken Wilber imagine les
étincelles de la rencontre d’un disciple de
Lasch et d’un partisan de
Roszac. Le
premier affûtera ses critiques contre le narcissisme social. Le second, membre
du New Age, s’insurgera contre les critiques de Lasch selon lesquelles sa
démarche serait narcissique. Le premier niera que ses conceptions présentent des
connotations fortement anti-spirituelles. Chacun criant haut et fort que l’autre
est dans le préjugé. Toutefois, si nous les débarrassons de leurs
confusions
pré/trans respectives, nous verrons que chaque position est partiellement
correcte et erronée à la fois. Lasch a raison de se méfier de l’individualisme
dans la mesure où il tourne autour du culte de l’ego, le
narcissisme contemporain est très infantilisant et il favorise l’inculture
et l’inconscience. Il s’enfonce dans le stade égotique et ses jouissances
tournent invariablement vers la régression fusionnelle dans le prépersonnel.
Collectivement, comme on le voit parfaitement avec la
téléréalité, il cherche la
pulsion. On peut ajouter que cette même forme de régression en direction du
prépersonnel joue à fond quand un groupe religieux se replie sur lui-même, se fixe autour de l’ego d’une autorité et s’enferme dans des conduites
relevant du mimétisme prépersonnel.
Cf. la tuerie de Jonestown : « fusion du moi dans le clan avec pour
conséquences une obéissance servile au « maître » totémique, des obsessions
sexuelles, des rituels sadiques et un sacrifice humain massif. Les
anthropologues et sociologues qui suivent la VM-1 ont parfaitement raison de
voir la situations sous cet angle ». L’ennui c’est que, ne comprenant pas la
différence entre la régression transpersonnelle et l’élévation transpersonnelle,
ils appliquent les mêmes analyses à des démarches spirituelles authentiques et
au bout du compte, ils en viennent à liquider toute spiritualité, « à nous
délivrer de Socrate, du Christ et
de
Bouddha ». Ce qu’ils ne voient pas, c’est que le chercheur spirituel sait ce que
représente l’ego, ce sur quoi il travaille, c’est justement l’ouverture et le
dépassement du moi, alors que le sociologue de la VM-1 ne comprend pas du
tout la nuance.
Pour terminer au sujet de la confusion pré/trans-2 mentionnons quelques exemples rencontrés dans le cours. L’art contemporain, sous l’influence de Freud, a souvent cherché une inspiration « sur-réaliste »… mais dans l’infra-rationnel. Pour être un peu rude, mettre entre les mains d’un chimpanzé des pinceaux et de la peinture donnera certainement des résultats, mais il serait simpliste d’y chercher une très haute métaphysique. Laisser le hasard ou la pulsion primale gouverner la musique, c’est faire descendre la créativité dans l’infra-rationnel. Et non trouver la plus haute inspiration. Les esthéticiens dans la lignée de Freud qui commentent les œuvres d’art confondent souvent prépersonnel et transpersonnel. Dans le livre qu’il a consacré à la poésie contemporaine, Aurobindo fait nettement la distinction. En linguistique, il est important de ne pas confondre le mutisme de l’enfermement prépersonnel, avec l’indicible en matière d’expérience spirituelle. Pas plus que l’on a le droit d’assimiler la régression subconsciente en dessous du mental provoquée par de l’alcool, avec les états d’expansion de conscience au-dessus du mental, tels l’hyperlucidité, le samadhi dans le yoga ou le satori dans le Zen.
Nous ne gagnons rien à pratiquer des généralisations hâtives, l’intellect n’est jamais aussi utile que lorsqu’il nous permet un juste discernement. Le mérite de Wilber c’est d’offrir avec l’analyse de la confusion pré/trans un instrument critique très utile. Efficace. Souvenons-nous que Platon présentait l’ignorance non comme une privation de connaissance, mais comme une forme de confusion de l’esprit dans l’opinion. L’ignorant le plus revêche, ce n’est pas celui qui ne sait rien, car celui-là serait au contraire tout disposé à apprendre, l’ignorance la plus fâcheuse, c’est celle de celui qui est imbu de son point de vue et refuse de le limiter là où il est pertinent. Au risque de confusions. Abordons maintenant quelques aspects difficiles et souvent mal interprétés quand on replie à outrance le transpersonnel sur le prépersonnel et inversement.
1) La question de la nature du moi est le premier objet
de cette confusion. L’ego n’est pas
séparable du mental et il relève bien sûr du personnel et pas du
prépersonnel ni du transpersonnel. Le bébé baigne dans une osmose
prépersonnelle. L’enfant très jeune, comme nous l’avons
vu, n’a pas encore structuré un ego, et celui-ci est même postérieur au
langage. Ce qui fait difficulté, toujours en raison de
la confusion
pré/trans, c’est de comprendre un état où le sens de l’ego est dépassé.
Quand un occidental approche le Zen, le bouddhisme et l’hindouisme il est
déconcerté. Le bouddhiste ne se gène pas pour dire que le moi est une
illusion à dépasser,
l’état le plus haut est en un sens
Impersonnel, sans ego. Mais le mot « impersonnel » évoque pour l’occidental
soit une sorte de fusion dans l’anonymat du collectif, le « on »
façon Heidegger ; ou alors, l’occidental versé au freudisme s’imaginera une
sorte de régression dans la condition du bébé dont la
personnalité n’est pas encore formée.
L’idée d’une expansion de conscience au-delà du « moi », où « moi » serait
dépassé lui flanque la frousse. Une armée de psychologue est là pour lui dire
qu’il doit gonfler son ego au maximum ! Surtout pas le diminuer, pour s’affirmer
face aux autres ! C’est tout à fait naturel.
Cela fait partie du Jeu de la Conscience. L’ego
défendra toujours cette position pour se donner une
identité limitée quoi qu’il arrive. Qui
serait-je « moi » si je ne m’affrontait pas à un autre « moi », pour mieux me
sentir « moi » comme supérieur à un autre ? « Moi », ma « personne »
que j’ai eu tant de mal à construire, « moi » et mon
histoire personnelle ; j’y suis
tellement attaché que si je devais la lâcher, j’aurais sûrement l’impression de
glisser dans le néant ! Le moi veut se maintenir tel quel, surtout pas changer
et encore moins s’ouvrir. Il tient férocement à ses limites. Le transpersonnel a
l’air menaçant. Alors entendre que l’ego est une illusion vouée à disparaître
une fois reconnue… Pas question ! Plutôt se rouler en boule et se pelotonner
dans ses souvenirs pour y trouver sa « vraie »
personnalité. Plutôt chercher du côté prépersonnel pour donner un peu plus de
substance au personnel plutôt de faire un pas dans la grande aventure d’une
ouverture à Soi. Au-dessus de la petite personne. Ce que veut dire le mot
transpersonnel.
Eh bien, la bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a rien à craindre! D’abord, à y
regarder de plus près, c’est par ignorance que le Soi s’identifie
avec le complexe ego. Cette
identification est tout à fait naturelle et fonctionnelle dans le
développement de la conscience. « Le système du moi, qui est en définitive
illusoire, n’en remplit pas moins une fonction absolument nécessaire quoique
intermédiaire. A savoir, il est le véhicule de développement, de la croissance
et de la transcendance ». Un véhicule, nous pouvons l’emprunter et
le poser une fois arrivé à destination. Rester dans la voiture nous priverait de
la marche dans le paysage « Que je sois saisi et livré aux mains de ma
propre identité ! » dit Blake. Le moi a une fonction dans la protection
de l’individualité vivante du corps, il a un rôle dans l’intégration du sujet,
c’est ce que nous avons appelé
personnalisation. « Le moi pourrait être considéré comme le lieu de l’identification.
C’est peut-être la définition, ou la caractéristique, du
système du moi la plus irréfutable, car le moi, en s’appropriant
et en organisant le flux des événements structurants, se crée une identité
sélective au milieu de ces occasions ». Rien de très compliqué ni de mystérieux,
après tout au fil d’une même journée, nous passons d’un
rôle social à un autre, d’un
personnage à un autre. Il est naturel
qu’à l’adolescence une identité se structure, non sans
difficulté d’ailleurs (la crise d’identité), c’est naturel et nécessaire, mais
sa vocation est d’évoluer, pas de rester figée. Il y aurait quelque chose de
névrotique dans le fait qu’un individu cherche à régresser dans le prépersonnel.
Freud l’a bien vu. Cela fait partie de
notre drame postmoderne, car nous
vivons dans une culture très infantilisante. D’où l’importance de l’engagement,
de la socialisation, l’entrée dans
l’univers relationnel est indispensable. « Le moi identifié au mental-rôle
échappe dans une certaine mesure à son emprisonnement narcissique dans son
propre être, et commence à pénétrer dans la communauté des autres points de vue.
Au départ, il est toutefois « prisonnier » de ces points de vue – d’où son
conformisme. Il recherchera activement ce
conformisme parce qu’il correspond désormais à son lieu d’identification, de
préservation et de vie – perdre son conformisme est synonyme de « mourir ».
Perdre la face, être différent, ne pas appartenir au groupe –telles sont les
craintes du moi qui s’identifie au mental-rôle ». Nous n’allons pas entrer dans
les détails, disons simplement que Laurence Kholberg a
étudié cette question dans sa théorie des stades du développement moral. Il n’a
pas été insensible au fait qu’à son niveau le plus élevé celle-ci prend une
forme universelle, celle de l’amour inconditionnel, bien au-dessus des formes de
moralité conventionnelle. Kholberg a bien sûr aussi été influencé par A. Maslow,
un des fondateurs de la psychologie transpersonnelle. Maslow met au sommet de sa
pyramide l’auto-transcendance du moi.
L’actualisation du Soi. Il a été guidé par ses propres expériences
transpersonnelles. Parvenu à ce point, il nous est maintenant plus facile de
comprendre la transformation de la conscience impliquée dans toute démarche
spirituelle, plus facile de voir qu’il ne faut pas confondre prépersonnel et
transpersonnel. Il ne s’agit pas de reprendre la tétine du biberon pour revenir
à une condition infantile, mais d’ouvrir la conscience au-delà du sens séparatif
mature du moi, dans l’éveil au je suis véritable. Le Soi, l’âtman.
Pas ahamkara, l’ego.
2) Poursuivons. Beaucoup de théoriciens dans la lignée de Freud se sont servis
de la notion de Thanatos pour expliquer le mysticisme. En isolant une expression
de son contexte et en ne cherchant pas à appréhender son sens, l’idée repiquée
dans un texte spirituel de « mort du moi » peut être être ramenée à « un désir
d’abdiquer le moi pour régresser vers le Ça morbide ». Et on est encore dans la
confusion pré/trans. La question est compliquée par le sens que l’on donne au
terme « mort ». Mort physique ?
Mort phénoménologique ?
Mort du moi dans la transcendance?
Fin de vie ? Mourir au passé pour
renaître à la Vie nouvelle ? Si nous ne faisons aucune discrimination, nous
allons vers une confusion
totale.
Freud dans L’Abrégé de la Psychanalyse postule l’existence de
seulement deux instincts fondamentaux, (texte) Éros qui tend à établir des unité
toujours plus grandes et Thanatos
qui serait un « instinct de destruction » qui déferait les liens et ramènerait
vers l’inorganique. Freud fut sévèrement critiqué par ses propres disciples qui
ne voyaient pas l’intérêt d’un tel concept et le trouvait même contradictoire.
Ils lui reprochèrent une régression théorique par rapport à la théorie du
refoulement, vue comme bien plus riche et qui, elle, avait été complètement
acceptée. Appliquée à la mystique le recours à Thanatos est très pervers, il
fait de la totalité des êtres spirituels que la Terre ait porté des sortes de
« névrosés hantés par
un masochisme primal à tendance
suicidaire ». Encore une fois, il faut marquer les distinctions de niveaux. Le
prépersonnel, lié à l’organique incorpore les pulsions. C’est le centre
psychique du bas de la colonne vertébrale. Un des sept centres psychiques, le
seul que Freud ait découvert. Au dessus il y a six autres
centres, le centre émotionnel, le mental, bref le plan personnel et au
sommet, le centre psychique transpersonnel. C. Gustav Jung
l’avait compris, il avait mené des recherches sur les
Tantras. Ken Wilber a
parfaitement conscience de l’importance prodigieuse de la connaissance du corps
subtil pour la psychologie. Nous ne serons donc pas étonné de le voir écrire :
« Je n’adhère pas le moins du monde au réductionnisme biologique, sexuel,
libidineux de Freud. Il est impossible de réduire au Ça non seulement la
transcendance vers l’esprit, mais encore le moi mental ». Selon lui, Freud
travaille dans une VM-1 avortée. « Il refuse d’admettre que l’objectif de
l’évolution soit la résurrection dans l’unité ultime de l’Esprit » : Le chemin
de la dualité vers l’unité qui trace la destinée humaine. Au passage, Wilber
cite un extrait du Banquet de Platon que nous avons longuement commenté
sur la véritable nature d’Éros : « la nature humaine était Une à son origine,
c’est la poursuite de cette Unité qu’on appelle amour ». Donc, sur la route,
quelque chose doit être abandonné qui est la blessure de la dualité, « pour
céder la place à l’unité d’un ordre supérieur ». « Le facteur de libération est
dans ce cas une sorte de mort ; c’est une mort véritable à une identité… afin de
s’éveiller, via une expansion de l’amour ou une transcendance, à la Vie
et à l’Unité » plus élevée. Pour que le papillon naisse à la Vie, il
faut que la chenille meure. Si la conscience de la chenille refuse la
métamorphose, elle paralyse le mouvement d’expansion
de
la Conscience, elle stagne et souffre.
La
chenille doit mourir au passé, lâcher les lourdes valises de l’attachement, et
comme c’est tout le poids de l’ego qui est dedans, il faudra lâcher l’ego. C’est
la petite mort du moi qui n’est pas chose facile. La mort physique est
moins problématique.
Il est clair que « la mort du moi dans le cadre d’une transcendance authentique est sans rapport aucun avec le thanatos de Freud ». « Jung a critiqué la notion de Thanatos, affirmant que les êtres humains possèdent en réalité Phobos, une peur de la mort, et non un désir de mort ». Pour sa part, Wilber voit dans Phobos la peur de la libération, la peur panique du Changement, la peur de mourir à une forme particulière et de devoir l’abandonner. Ce point éclairci, nous avons maintenant une compréhension plus claire de la spiritualité vivante dans le concept de « mort de l’ego ». Tout particulièrement du Bouddhisme que, depuis Schopenhauer on interprète à tort comme un « nihilisme nécromaniaque ». Le Bouddhisme ne désavoue pas l’amour, l’ouverture, la croissance et la transcendance, mais il insiste surtout sur le fait que la cause de la souffrance humaine réside dans la structure de l’ego. Le remède qu’il propose attaque la souffrance à sa racine dans le moi en démontrant qu’il n’est qu’une illusion produite par l’esprit. A dire vrai, nous l’avons déjà montré, les moments les plus riches de notre existence, les moments où nous nous sommes sentis pleinement vivants, les moments de joie extatique était justement ceux dans lesquels le sens de l’ego était absent. Les moments dans lesquels nous nous sommes sentis en pleine coïncidence avec ce qui est, non-divisé, non-deux, pleinement Soi, sans limite précise. Ce n’est donc pas désavouer la Vie que de mettre l’ego entre parenthèses, c’est lui permettre de s’écouler sans restriction. C’est un point qui est très clairement exprimé dans le Vedânta. Dans sa plénitude, la Vie est un épanouissement sans fin auquel rien ne peut être opposé, y compris la mort. La mort n’est pas l’opposé de la Vie, mais l’opposé de la naissance. La Vie n’a pas d’opposé. Elle porte en elle l’affirmation sans fin de son abondance, sa propre intégrité et sa propre beauté. Mais encore faut-il que cette vérité transpersonnelle éclate dans la conscience humaine et il y a un processus pour cela qui s’appelle l’Éveil.
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Beaucoup de formes de réductionnismes reposent sur des confusions pré/trans, mais c’est évidemment tout particulièrement le cas pour celles qui touchent à la compréhension de l’esprit. Étant donné que le matérialisme est par définition un réductionnisme et qu’il imprègne notre vision du monde, nous trouverons partout des exemples d’aplatissement de l’esprit dans le prépersonnel et sous les formes les plus grossières. De pire en pire. Wilber dit quelque part dans Les trois Yeux de la Connaissance, que ce qui guette notre civilisation, ce n’est pas l’apocalypse transpersonnelle romantique du New Age, c’est l’apocalypse prépersonnelle. A force de tourner l’âme et l’esprit en dérision, à force de solliciter les pulsions, le primal, de convoquer le singe de l’homme, nous faisons entrer dans notre monde les puissances de destruction. Comme le dit Bernard Stiegler, nous ouvrons la boîte de Pandore où sont enfermés les maux de l’humanité. Nous déclenchons un vortex, le mouvement aspirant de l’effondrement des valeurs de notre civilisation. Le phénomène est très large. Mondial même. Inquiétant. Signe d’une société sur le déclin qui perd son âme, parce que l’homme ne sait plus qui il est.
Sur le plan théorique, nous éviterions au moins beaucoup de faux problèmes en regardant l’homme comme totalité corps, âme et esprit. Nous éviterions des joutes verbales inutiles si nous faisons davantage attention à ne pas confondre les niveaux. Il sera alors plus facile, quand nous nous apercevrons qu’elles ne se situent pas sur le même plan, de concilier des thèses qui semblent irréconciliables. Si, comme Wilber le dit, un nouveau paradigme de la conscience doit naître un jour, ce sera après avoir clarifié beaucoup de confusions, ce qui veut dire avoir fait sauter l’obstacle des confusions entre prépersonnel et transpersonnel. C’est la seule manière de prendre la direction d’une vision élargie de la totalité du spectre de la conscience. C’est le projet de Ken Wilber auquel nous rendons hommage dans cette leçons comme dans la précédente. Mais ne nous trompons pas, c’est un travail patient et de longue haleine, déceler une confusion pré/trans c’est mener un examen critique rigoureux. Quand on ne voit que cela, il pourrait sembler que la philosophie est une discipline négative, mais il est indispensable d’écarter le faux pour que le vrai puisse librement se manifester.
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© Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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