Leçon 223.   Sur l’auto-investigation  

    Nous avons dans les leçons précédentes étudié l’introspection, telle qu’elle s’est développée en Occident, notamment à travers son achèvement littéraire dans le Journal intime. Nous avons vu pourquoi l’introspection devenait chez Amiel une auto-analyse, le moi se divisant en moi-juge et en moi-condamné. Les exigences morales font que le moi-condamné se trouve toujours en dessous de ce qu’il devrait être, qu’il n’est jamais à la hauteur de l’idéal. Il apparaît avec évidence que dans ses conditions, l’introspection est elle-même prise au piège de l’ego, que tout son processus ne peut aboutir dans la division interne qu’à un conflit, et celui-ci à un affaiblissement de l’affirmation de la vie. A cet égard, les critiques (texte) de Krishnamurti sont définitives.

     Il est temps maintenant de nous demander si en Orient l’auto-investigation n’a pas suivie une voie toute différente. En marquant une distinction entre lucidité et introspection, nous avons déjà accompli un premier pas. Dans cette leçon, nous allons continuer cette exploration en rendant justice à un auteur dont l’influence a été exceptionnelle, quand bien même l’ethnocentrisme de la philosophie en Occident a fait qu’elle est complètement passée à côté. A savoir Ramana Maharshi.

      Nous laisserons de côté tous les détails historiques que le lecteur pourra trouver par lui-même pour nous arrêter sur ce que Ramana Maharshi appelle âtma-vicara, l’auto-investigation. L’investigation du Soi. Notre question clé ici sera : qu’est-ce que l’auto-investigation ? La radicalité de l’approche que nous allons explorer ici va nous permettre de mieux comprendre les déconvenues et les errances de l’analyse, telle que nous la comprenons en Occident. Nous pourrons à cette occasion mieux cerner pourquoi la philosophie indienne mérite d’être intégrée dans la philosophie. S’agissant de l’intériorité, sur bien des points en effet, elle commence là où l’introspection à l’occidentale se termine dans des impasses, se perd dans des apories qu’elle ne peut pas résoudre. Faute d’une pénétration suffisante de la nature de l’ego.

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A. Les présupposés inaperçus

    Il existe de bonnes émissions de radio ou de télévision dans lesquelles il est parfois question d’identité. Mais en fait les trois quart du temps les réponses qu’on y trouve sont stéréotypées et se rangent dans des catégories inamovibles. A une jeune femme qui quitte son pays d’origine pour faire carrière en Occident on posera des questions qui toutes l’obligeront à penser que son identité est forcément « culturelle ». Quand un écrivain se raconte un peu sur les ondes, il est obligatoirement admis que son identité se confond avec  sa « mémoire ». Quand on s’adresse à des ados, la figure imposée est de toujours retomber dans le même cliché, à savoir que l’identité est « sexuelle ». Ce sont des rails qui guident la conversation, dont on ne sort jamais, et qui ne font que mener à des réponses toutes faites à la question « qui suis-je ? » sans vraiment se donner la peine de la poser. Examiner ce point est important, car nous allons découvrir quelques unes des caractéristiques du mental.

    1) Revenons un peu sur les leçons précédentes. Dans la question qui suis-je ? L’interrogation porte sur le Je comme sujet pur. Ce n’est pas la question « qu’est-ce que vous êtes ? » ou familièrement : « vous êtes quoi vous ? » qui invite immédiatement une définition et une énumération de catégories: « Un soldat du XII ème corps d’armée ». « Un représentant de vos administrés au sujet du projet de… », « Un touriste qui passait par là »,  etc.  Bref, un « ceci » ou un « cela » possédant ce que nous avons appelé une identité d’objet. Un objet identifiable dans une catégorie, comme une fonction biologique, un rôle ou un personnage, un membre d’une culture, un individu dans un clan etc. Un concept donc. Je comme sujet peut très bien s’oublier en s’identifiant à un concept, il devient alors l’ego sous une forme quelconque et un ego dont le principal souci est alors de se défendre et de s’affirmer dans le rôle défini par un concept.

    Dit de cette façon, cela peut sembler très abstrait et bizarre. Mais il n’y a rien de très mystérieux, c’est ce que nous faisons partout et presque tout le temps. Sans même y penser consciemment, car le processus est très largement inconscient. Alors que les gens croient qu’ils sont « simples » et que la pensée est un truc réservé seulement à quelques uns, la réalité est précisément à l’opposé. Une vie agglutinée autour des intérêts de l’ego est très compliquée et complètement absorbée dans des préoccupations mentales fébriles et très limitées. Le fait de ne pas avoir conscience de cette identité limitée est précisément ce qui maintient son emprise. La vie sous la houlette du moi empirique est la vie ordinaire.

    Tant que nous servons une fonction dans des relations conventionnelles à des fins sommes toutes pratiques, cela ne soulève aucune difficulté. Mais ce n’est pas ce qui a réellement lieu, parce que les désirs de l’ego sont impérieux, nous prenons la fonction très au sérieux pour en faire un rôle qui nourrit l’ego. Nous ne savons pas qui nous sommes et nous vivons dans l’inconscience. Quand nous parlons d’ordinaire d’identité, nous ne parlons que d’une forme d’identification parmi d’autres. Il y a des hommes qui s’identifient à leur fonction, à leur compte en banque, à leur appartenance politique, à leur religion etc. et qui se battront à mort pour défendre cette identité. Il y a des femmes qui s’identifient à leur apparence, qui investissent beaucoup de leur volonté de puissance dans la séduction et la sexualité, d’autres qui s’identifient à une carrière ou la fonction de mère etc. et qui se battront à mort pour défendre cette identité. Ce n’est plus une fonction mais un rôle investi par l’ego et qui devient par là extrêmement problématique.  

    2) Quel est le sens que nous avons donné à la connaissance de soi en Occident ? Bien sûr, tout le monde pense à Socrate et la maxime « connais-toi toi-même ». (texte) Cependant, sa dimension métaphysique  a été fortement réduite et passée complètement à la trappe. Nous avons dit pour commencer qu’il était important de lire la suite : « connais-toi toi-même… et tu connaîtra l’univers et les dieux ». Ce qui est suggéré ici, c’est que connaître la Conscience, c’est trouver la clé de la compréhension de l’univers et des forces qui le soutiennent. C’est profond. Mystérieux. Abyssal. Un vrai défi.

    Au lieu de cela, Socrate a été appauvri dans deux interprétations, l’une moralisante et l’autre épistémologique.  

    - La  première consiste à interpréter l’injonction « connais-toi toi-même ! » comme un rappel à l’ordre moral. « Vois comme tu t’es égaré dans la démesure, le vice, le mal et la perdition ». Fais ton examen de conscience  pour réprimander ce mauvais « moi » et retrouve le chemin de la vertu, d’une vie juste et mesurée. (texte) Indéniablement, cette interprétation existe chez Socrate, tel que Platon nous le montre, en fait elle est profondément grecque, car toute la civilisation grecque a attaché aux exigences éthiques une importance fondamentale. Que nous avons perdu de vue. Reste que nous comprenons très mal ce qu’est une véritable conversion à la vérité. D’autre part, un autre filtre s’est interposé, on voit quel profit le christianisme pourra tirer de la notion d’examen de conscience et ce qu’il va lui ajouter. Cela donne les Confessions de Saint Augustin. Connais-toi toi-même deviendra quelque chose comme « reconnaît devant Dieu que tu es pêcheur et repend-toi ». La seule interprétation qu’un chrétien du Moyen Age pouvait raisonnablement comprendre de la maxime du temple de Delphes. Une longue postérité moralisante s’ensuivra. Jusque dans les sermons des livres de morale de l’école.

    - La seconde interprétation du précepte de Socrate, complètement théorique cette fois, consiste à développer l’examen des opinions, suivre Socrate dans l’ironie et elle aboutit à la reconnaissance de la fatuité, de l’ignorance et des limites de la connaissance. (texte) Il y a une profondeur de ce côté, elle est dans le sens de l’Infini chez Nicolas de Cuse. Mais la lecture actuelle a tellement stérilisé cette perspective qu’elle est devenue épistémologique. Elle a en effet été, c’est un comble, objectivée ! Au fond connais-toi toi-même devient « sort de tes opinions personnelles pour entre dans la voie sûre de la science » et « reconnaît que le savoir humain est limité ». La science est limitée etc. La Critique de la Raison pure de Kant s’inscrit dans cette veine épistémologique. Par un tour de passe-passe extraordinaire, la question qui est la plus intime et la plus subjective qui soit, devient une interrogation épistémologique décrivant le projet d’un système objectif.

    Et dans la foulée, on sortira toutes sortes de généralités vagues du genre remplacer « connais-toi toi-même » par « qu’est-ce que l’homme ?» Anthropologie. Ou « qu’est-ce que l’esprit ?» une psychologie. Ou encore par « qu’est-ce qu’une personne» pour la philosophie morale etc. Toutes sorte de dérives habituelles devenues scolaires parce qu’elles ont été d’abord des présupposés universitaires.

    Il y a bien eu un sursaut dans un véritable travail d’investigation de soi chez Montaigne dans les Essais. (texte) Avec du talent et même quelques percées remarquables. Mais de Montaigne on arrive à Rousseau et de Rousseau on passe à la grande aventure du Journal intime en Occident. Chez Rousseau, le propos de l’investigation est malheureusement complètement détourné vers l’autojustification ou la défense d’une victime. Au mieux dans l’éloge de la sincérité. En fait trop un balancement constant entre une posture d’auto-justification et une autre d’auto-condamnation. Très caractéristique de la nature de l’ego qui est très poseur. De Rousseau on passe au Journal intime qui fait exactement la même chose. Autocélébration. Ou avec Amiel, autonégation. On est au paroxysme avec Amiel, la division entre un moi idéalisé et le moi réel est déchirante et l’écriture aussi écorchée que le drame intérieur qu’elle exprime. C’est de l’examen de conscience jusqu’à la torture.

    Depuis lors, fort d’une longue tradition d’introspection, nous avons collé ensemble ces différents morceaux de manière assez disparate. Sans jamais renouveler la problématique ni revenir à la source. Il y a des gens qui croient de bonne foi que se connaître… c’est « trouver ses défauts et ses qualités ! » « Évaluer ses performances dans le sport ! » « Apprendre à se juger ! », « faire son auto-critique ! »  « Surveiller sa conduite en public ! » Faire en sorte « que les autres aient une bonne image de moi ! » (La question principale n’est plus alors « qui suis-je ? », mais « de quoi j’ai l’air ? »  et « qu’est que les autres pensent de moi ? »). Ou encore « apprendre à penser de façon positive ! » Devenir « quelqu'un de bien ! »

    Un méli-mélo assez drolatique mais qui passe complètement à côté du sujet Je et qui s’embrouille dans une totale confusion sur la question initiale. Or comme Platon nous l’a appris, c’est dans la confusion de l’esprit que l’ignorance est à son comble. Une époque qui ne sait pas ce que veut dire « connais-toi toi-même ? » est dans les ténèbres.

B. "Qui suis-je",  une pratique spirituelle

    La question « qui suis-je ? » se présente souvent en filigrane dans notre vie et la première chose à noter c’est qu’au lieu de nous y engager, nous dépensons une incroyable énergie pour nous en détourner (texte)  au plus vite. Pour nous fuir nous-mêmes. Contrairement à ce que les gens croient, il n’y a aucun effort à faire pour être présent à soi-même, c’est la chose la plus facile et la plus simple du monde, inversement, il y a beaucoup d’effort et de tension dans la fuite. .Jusqu’à ce que quelque part la nausée nous monte aux lèvres et que nous en ayons vraiment assez du vide abyssal de l’égarement, de la fuite perpétuelle. Car ce n’est rien d’autre que cela au fond que l’on poursuit dans l’inconscience. Il y a des moments de semi lucidité où nous nous rendons compte qu’elle est sous-jacente à une volonté d’entasser de "l’avoir", qui ne mène à rien : plus de plaisir, plus d’argent, plus de drogue, plus de savoir etc. et rien au niveau de l’être. C’est le moment salvateur de la crise existentielle où la question « qui suis-je ? » revient avec toute sa force.

    Elle a toujours été là mais nous n’avons pas fait le pas décisif consistant à nous l’approprier. Il n’est pas d’autre question qui puisse de manière aussi directe et radicale nous ramener au cœur de la vie, car elle vient de la Vie elle-même en nous. Dans l’interrogation du centre de référence en nous. « Qui ». Donc, pas un objet, pas une chose. C’est pourquoi cette question provoque un arrêt du mental qui n’a plus nulle part où aller dans les objets où il se perd d’habitude. Cela peut sembler une frontière pour une philosophie de la représentation comme celle de Kant, mais pour le chercheur de vérité, c’est le commencement d’une démarche spirituelle. (texte)

    1) « Qui suis-je ? » interroge « je ». La pensée racine vers laquelle nous devons remonter. Qui y-a-t-il à la source de la pensée ? « D’où jaillit ce « je » ? » « Parce qu’elle organise les pensées selon sa propre hiérarchie de valeurs, la « pensée-je » est d’une importance capitale. La notion ou le concept de personnalité est la cause et le support de toutes les autres pensées, puisque ces dernières prennent vie que comme la pensée de quelqu’un, et non comme quelque chose qui existe indépendamment de l’ego. C’est donc l’ego qui fait montre de cette activité noétique. La seconde et la troisième personne (tu, il, etc.) n’apparaissent qu’en relation avec la première personne (je) et seulement après que la première personne ait apparu, les trois personnes paraissant surgir et disparaître ensemble. Remontez donc à la source première du « je » ou de la personnalité».

    Il est clair que dans la vigilance ordinaire, préoccupé par le faire, nous ignorant nous-mêmes, nous nous sommes dépendants du domaine des objets, au point que nous pensons toute existence de manière « chosique ». Il appartient à la nature de l’état de veille d’être d’abord une conscience-de-quelque-chose. Ce qui a fait dire à Husserl que la conscience est intentionnelle, idée qui a été poussée jusqu’à la caricature par Sartre. Si nous tournons notre attention vers l’intérieur pour trouver  le « je » en nous attendant à trouver « quelque chose », nous risquons fort d’être déçu. Mais le sujet qui fait de l’introspection est pris au piège de l’ego et s’imagine qu’il va trouver à l’intérieur comme le noyau d’un abricot, son « moi » précieux « réel » auquel appartiendraient toutes dociles des « pensées ».

    Mais est-ce bien cela que nous trouvons dans l’auto-investigation ou est-ce une illusion ? Souvenons-nous de ce que disait David Hume. Il n’y a nulle par de « chose » appelée « moi ». Si nous cherchons notre « moi » vous n’allons dans l’analyse jamais rien trouver. L’idée cartésienne de « chose pensante », en raison de la nature du langage, contient un oxymore et a besoin d’une solide clarification si nous voulons éviter qu’elle entraîne toutes sortes de méprises.

    « D’où jaillit ce « je » ?  Recherchez à l’intérieur ». (texte) Nous ne pouvons rien attraper de l’ordre de ce que nous rencontrons dans les objets. Hume et Pascal ont raison, il n’y a dans l’esprit que des pensées, et cependant là où Hume ne va pas assez loin, c’est que parmi elles, la pensée-je a une place toute particulière.  « L’esprit n’est rien d’autre que l’ensemble des pensées. De toutes ces pensées, la pensée-je en est la racine. Elle est, à elle seule, l’esprit.

    La naissance de la « pensée-je » est notre propre naissance, sa mort est la mort de la personne ». Rien de compliqué et encore une fois il faut respecter le vécu au lieu de spéculer sur des mots. Pendant le sommeil, la pensée-je disparaît, au matin, quand nous nous réveillons, « nous rassemblons nos esprits » comme on dit, ensuite cela va très vite, la pulsation du je comme pensée appelle une identification au monde des objets. Ce n’est après cette déréliction dans le monde des objets que le sujet en vient faussement à se définir comme un objet. A se donner une identité. Un « ceci » ou un « cela » comme nous l’avons vu plus haut. Et le corps est bien sûr le premier objet d’identification. C’est facile à observer, « tout de suite après l’apparition de la « pensée-je » surgit la fausse identification avec le corps ». (texte)

    Attention. Toujours du point de vue de la méthode, dans l’auto-investigation, âtma vicara, il s’agit bien d’aller voir par soi-même et non de se contenter des résultats d’une description qui ne serait pas nôtre. L’Enseignement de Ramana Maharshi invite sans arrêt à tourner le regard vers l’intérieur pour pointer vers le « qui », «qui » pense, parle, agit, pose des questions etc. Par exemple, sur une déclaration disant que « j’ai peur de ceci ou de cela », la psychologie ordinaire se dirigerait sur l’objet de la peur : le passé, les causes extérieures etc. Invariablement chez Ramana Maharshi, seul le sujet importe, ce sera plutôt : Voyons, « qui a peur ? » ou encore dans une autre question : « qui s’inquiète de l’avenir ? », « qui se morfond au sujet du passé ?  etc. L’effet est de nous mettre immédiatement en face de l’ego et en remontant à la source de la pensée-je il produit un arrêt de la pensée. Transcender la pensée pour entrer directement en contact avec la Source d’où elle jaillit. « L’existence phénoménale de l’ego est transcendée quand vous plongez dans la source d’où provient la pensée-je ».

     2) Et l’ego n’a bien évidemment d’existence que phénoménale. Ce point a besoin d’être clarifié, et il peut l’être grâce à avastha-traya, la théorie des trois états, qui éclaircit la nature des états relatifs de conscience que sont le sommeil profond, l’état de rêve et l’état de veille. (texte) Nous sommes tellement obnubilés par notre ego, que nous ne remarquons pas à quel point son existence est impermanente. Nous l’avons vu, chaque nuit l’ego s’efface dans le sommeil profond, la conscience est alors complètement immergée dans l’universel. Dans le sommeil il n’y a pas de moi, ironiquement c’est la raison pour laquelle le visage est si détendu, car s’il n’y a pas de moi, il n’y a plus de soucis du moi, de problèmes d’ego, ce qui équivaut à la paix. Dans l’état de rêve, l’ego n’est qu’à demi-manifesté, car il lui manque l’incarnation. Il patauge dans ses contenus subconscients. La leçon importante, c’est qu’alors le sujet est en proie à une illusion qui vient de son identification au spectacle onirique. Leçon qui ne doit pas être oubliée si on veut bien comprendre le déploiement de l’illusion dans l’état de veille. Donc, l’ego n’existe pas toujours, il n’apparaît complètement que dans l’état de veille, en lien avec l’incarnation dans le corps-physique. (texte)

    La théorie des trois états est importante pour mieux cerner le caractère non-substantiel de l’ego. C’est un premier pas. Le suivant consistera à observer que même dans l’état de veille, il y a des trous et le sens du moi n’est pas toujours présent. Il est notamment très dépendant de la mémoire et soumis à toutes ses fluctuations. Une fois que ceci est bien compris, il devient clair que l’ego ne peut pas être le sens intime du « je suis ». Contrairement à ce qu’a cru Maine de Biran. « Je suis » est bien plus vaste que le moi et porteur d’un sens subtil de l’Identité qui n’appartient pas à l’ego.

    Ramana Maharshi parle d’un faux « je », l’ego, ahamkara, et d’un vrai « Je » qui est le Soi, âtman. Le Soi est la pure Conscience sous-jacente au courant phénoménal des trois états. « D’un point de vue fonctionnel, l’ego a une caractéristique et une seule. Il fonctionne comme un nœud entre le Soi qui est pure conscience et le corps physique qui est inerte et insensible. C’est pourquoi l’ego est appelé chit-jada-granthi (le nœud entre la conscience et le corps inerte). Dans votre recherche de la source de l’activité du « je » vous prenez en compte l’aspect essentiel chit (conscience) de l’ego. Pour cette raison l’investigation doit vous conduire à la réalisation de la pure conscience du Soi.

    Vous devez donc faire la distinction entre le « Je » pur par lui-même et la pensée-je. Cette dernière n’est qu’une pensée ; c’est elle qui voit sujet et objet, qui va dormir, se réveille, mange et boit, meurt et renaît. Mais le pur « Je » est être pur, existence éternelle, libre d’ignorance, libre de pensée-illusion. Si vous demeurez le « Je », votre être seul, sans pensée, la « pensée-je » disparaîtra et l’illusion se dissipera ».

     Nous comprenons donc ici à quel point âtma vicara, l’auto-investigation est une approche phénoménologique. Elle va jusqu’à décrire ce que la phénoménologie de Husserl a à peine ébauché, l’étude des états de conscience. Elle permet de saisir pourquoi la phénoménologie devait partir de l’intentionnalité et insister sur la relation sujet-objet. Ce qui était insuffisant. Ce que Michel henry a parfaitement compris. En même temps, nous voyons pourquoi l’introspection est d’ordinaire une démarche futile et égocentrique, faute justement d’une compréhension réelle de ce qu’est l’ego. Tant qu’il n’y a pas de véritable auto-investigation en tant que démarche spirituelle, on reste dans les platitudes de l’ego et il n’y a pas le moindre approfondissement de la quête de soi. Il faut avoir le courage de donner un grand coup de balai. La plupart des discours qui glosent sur la connaissance de soi ne font qu’effleurer le sujet sans vraiment prendre au sérieux « qui suis-je ? ». A moins de s’en tirer par la dérision, ce qui est une futilité de plus, ou de se duper en se regardant le nombril, en nourrissant l’image du moi, il faudra bien à un moment affronter la vraie question. Et nous ne pourrons pas alors éviter la dimension verticale, métaphysique de la Vie.

C. Le chemin sans chemin

    Il faut un très grand sérieux, une intelligence en éveil et une audace indomptable pour s’engager dans cette quête. Dans les différentes voies accessibles au chercheur de vérité, elle est rangée dans ce que l’on appelle traditionnellement jnana-yoga, le yoga de la Connaissance. Le jnani est le connaisseur du Réel. Notons en passant que la racine sanskrite JNA est la même que dans le cognoscere latin, le mot gnose en français et connaître. Dans son essence même jnana-yoga est philosophique au sens radical et gnostique, car c’est exactement le chemin de la sagesse. Le sage est appelé jnani, mais, au lieu de voir en lui comme en Occident un « intellectuel », un « théoricien », un « moraliste », un « penseur », un « esthète de l’art de vivre », un « auteur philosophique », un « érudit philologue », en Inde il n’est question de sage que lorsque la quête de la sagesse a été effectivement accomplie dans une transformation permanente de la conscience dans l’Éveil. Tout le reste n’est qu’une esquisse, pas l’œuvre ni le grand œuvre. Quand nous parlons de la quête du Soi, il n’est pas question d’en faire un « objet » d’investigation, car c’est soi-même qui est en cause. Ce qui nous conduit dans le paradoxe vivant du Réel. 

    1) Karl Jaspers l’a très bien vu, toute philosophie s’origine dans une expérience fondatrice dont

------------------------------elle ne cesse de déployer l’intuition. Nous avons souvent dans le cours utilisé à cet effet les termes de voir lucide, vision en profondeur, ou encore expérience noétique. Quand nous lisons un philosophe, il nous prête avec son œuvre son microscope pour nous aider à voir ce qu’il a vu. L’éclat de la compréhension qui passe dans un livre vient de là. Ce moment extraordinaire où une découverte jaillit et où une lumière se fait. Il est évidemment indispensable de revenir à l’expérience fondatrice qui a permis à un philosophe d’écrire. C’est la clé qui illumine toute son œuvre. C’est ainsi que l’on peut comprendre Michel Henry, Plotin, Descartes, Bergson, Proust, Louis Lavelle, etc. Quand on ne trouve pas cette clé, on ne fait que compliquer, couper les cheveux en quatre, bref, on fera du commentaire et de l’érudition intellectuelle. Ce qui n’est pas vivant.

    S’agissant de Ramana Maharshi, il est important de lire le texte suivant, en préface des Œuvres réunies :

    « C’était environ six semaines avant que je ne quitte Madura pour de bon que le grand changement survint dans ma vie. Ce fut tout à fait soudain. Je me tenais seul dans une pièce située au premier étage de la maison de mon oncle. J’étais rarement malade, et ce jour-là ma santé n’était pas en cause, mais une soudaine et violente peur de la mort me surprit. Rien dans mon état de santé ne justifiait cela, et je n’essayais pas de le justifier ou de découvrir s’il y avait quelques raisons de crainte. Je sentis simplement « je vais mourir » et je me mis à penser à ce qu’il fallait faire. Il ne me vint pas à l’esprit de consulter un docteur, mes aînés ou des amis. Je sentais qu’il me fallait résoudre le problème sur le champ. Le choc produit par la peur de la mort conduisit mon esprit vers l’intérieur et je me dis à moi-même mentalement « Maintenant la mort est venue ; que signifie-t-elle ? Qu’est-ce qui meurt ? C’est ce corps qui meurt. Et aussitôt, j’interprétais intimement la scène de la mort. Je m’étendis, les membres allongés, aussi raides que si la rigidité de la mort était intervenue, et j’imitai un cadavre de façon à donner une plus grande réalité à la recherche. Je retins mon souffle et gardai les lèvres étroitement closes afin qu’aucun son ne puisse s’échapper, afin que ni le mot « Je » ni aucun autre ne puisse être articulé. « Eh bien ! Maintenant, me dis-je, ce corps est mort. Tout rigide, il va être porté au bûcher et là brûlé et réduit en cendre. Mais suis-je mort avec la mort de ce corps ? Le corps est-il « Je » ? Il est silencieux et inerte, mais je sens toute la force de ma personnalité et même la voix du « Je » en moi, qui s’en distingue. Donc, je suis Esprit transcendant le corps. Le corps meurt mais l’esprit qui le transcende ne peut être atteint par la mort. Cela signifie que je suis l’Esprit qui ne meurt pas.

     Tout ceci n’était pas qu’une vague pensée, mais jaillissait en moi avec intensité en tant que vérité vivante que je percevais directement, presque sans aucune intervention de la pensée. « Je » était quelque chose de très réel, la seule chose réelle dans mon état présent, et toute l’activité consciente liée à mon corps était centrée sur ce « Je ». A partir de ce moment le « Je » ou Soi concentra son attention sur lui-même par une puissante fascination. La peur de la mort s’était évanouie une fois pour toutes. Dès lors, l’absorption dans le Soi continua, sans interruption. D’autres pensées pouvaient aller et venir comme les différentes notes de musique, mais le « Je » continuait comme la note fondamentale shruti, qui est sous-jacente et se mêle à toutes les autres notes. Que le corps s’adonnât à la parole, à la lecture, ou quoi que ce soit, j’étais toujours centré sur le « Je ». Avant cette crise, je n’avais pas de perception claire de mon Soi et je n’étais pas consciemment attiré par lui. Je ne ressentais pas d’intérêt perceptible ou direct pour lui, moins encore quelque inclination à m’y établir en permanence».

    Voyez la leçon sur les NDE pour des rapprochements. Noter que cette expérience est très semblable à celle de Stephen Jourdain qui (aussi à l’age de 16 ans) a « percé le fond de son esprit » pour retrouver une coïncidence avec Soi qu’il n’a plus jamais quitté par la suite. Noter qu’il ne s’agit pas d’une « vague pensée », mais précède la pensée au sens du mental pensant ordinaire. Exactement, comme le dit Stephen Jourdain, l’Esprit avec une majuscule, avec une Energie et une Lumière qui ne laisse pas de place au doute. Dans les termes de William James, c’est une expérience noétique. Noter enfin qu’il n’y a rien de très spectaculaire, ni tambour, ni de trompette, rien de magique. Et cependant quelque chose de radical, de Simple émerge, l’évidence au cœur du Je suis. C'est très modeste et les amateurs de surnaturel en seront pour leurs frais.

    Il est donc tout à fait naturel qu’ayant fait cette traversée Ramana Maharshi en est par la suite proposé l’itinéraire. Ce qui a donné âtma-vicara, l’investigation du Soi. Et il est assez intéressant de remarquer que ce sont d’abord des occidentaux qui sont venus le rencontrer. Ce qui donne un livre en question réponse, comme les Entretiens d’Epictète, l’Enseignement de Ramana Maharshi. Avec la même tonalité incisive de la vérité. Ramenant le questionneur vers lui-même. Pour opérer sans cesse une désobstruction de ce qui entrave l’accès à soi. Ce qui est important dans l’Enseignement ce n’est pas l’information qu’il communique, qui peut éventuellement être accumulée comme savoir, mais le fait d’enlever des obstacles qui bloquent la prise de conscience. Chaque obstacle est un doute. Et ils sont nombreux parce que la conscience dite « normale » est tellement extravertie, jetée dans le monde des objets, qu’elle est pétrie d’ignorance, qu’elle projette sans cesse de l’illusion. Il ne s’agit pas tant de révéler la vérité, car elle apparaît toute seule et elle ne vaut que si elle est dé-couverte par soi-même, que de détruire l’illusion, ce qui veut simplement dire voir l’illusion en tant qu’illusion. (texte) En passant, rappelons-nous que nous avons vu la même idée en partant de Socrate comme éveilleur d’esprit. C’est le sens spirituel de la maïeutique.

    2) Maintenant, pourquoi parler de paradoxe au sujet de la connaissance de soi ? Un para-doxe, c’est toujours contre la doxa, l’opinion. Or l’opinion, comme pensée habituelle, est bien sûr par avance conditionnée par l’état de conscience dont elle est le reflet.

    Dans la conscience ordinaire, nous entretenons une croyance forte dans la dualité sujet/objet et rien ne change avec l’ordre du savoir objectif, nous  avons encore le même présupposé : qu’il existerait une dualité permettant d’étudier un objet indépendant de la conscience que nous en avons.

    - nous introduisons la croyance dans un facteur temps indépendant de nous. En fait, nous pensons dans la perspective du temps. Dans la quête du savoir, nous admettons qu’après une longue investigation, nous en saurons davantage sur le monde des objets.

    - nous introduisons la croyance  dans un facteur espace, nous imaginant un monde extérieur indépendant de nous, dans lequel se produisent des phénomènes et des événements.

    _ nous introduisons la croyance dans un facteur causalité indépendant de nous, toutes ces causes qui semblent arriver sans que nous ayons part.

    S’agissant de l’auto-investigation, tout va être remis en question. « Je » n’est pas un objet. Mieux, en fin de compte, la dualité sujet/objet n’est pas réelle. C’est une fiction posée par l’esprit dans la conscience de veille. En réalité, il n’existe qu’un continuum de conscience. Pas d’objet indépendant. Le facteur temps a certes son utilité dans la pratique. Mais dans l’intériorité pure il n’a aucun sens. Il n’est besoin d’aucun temps pour être Soi. Nous sommes le Soi maintenant, donc de manière intemporelle. De même pour l’espace, il n’y a ici de Soi à Soi aucune distance possible, par conséquent, l’idée de se chercher soi-même risque d’engendrer des confusions. On cherche forcément quelque chose et quelque part ailleurs. Le Soi est ici absolument et sans distance. Le sens exact de « je suis ». Enfin, toutes ces histoires de causalité des psychologues ne fonctionnent plus dans l’ipséité absolue. L’ego certes a une histoire et il y a des causes qui ont fait que je suis devenu comme ceci et comme cela. Mais « Je »  ne suis pas une histoire, l’histoire, c’est juste l’ego dans l’ordre phénoménal. Pas le Soi qui est nouménal.

    Dans les réponses qu’il donne aux questions posées, Ramana Maharshi ne cesse de rectifier page après page, toutes ces erreurs. S’amusant de celui qui s’imagine qu’ils va trouver son Soi (!) en Inde, alors qu’ils est là immédiatement au-dedans du Cœur. Il y a celui qui croit qu’il s’agit d’atteindre (!) le Soi et en plus dans on ne sait quel futur (!), au bout d’une longue quête. Alors qu’il est déjà là et qu’il n’y a rien à atteindre qui ne soit déjà atteint. Il y a ceux qui croient qu’il faut toutes sortes de pratiques spirituelles qui seront causes d’une sorte de "fabrication du soi". Ils finissent par confondre les moyens avec la fin et à se disputer sur les pratiques les meilleures. Mais parler de moyen, c’est encore introduire une distance entre soi et soi, s’imaginer un but et croire que le Soi doit être contrôlé. Ce qui est faux sur toute la ligne mais constitue l’arsenal des stratégies de l’ego. En fait, la notion de pratique spirituelle est très modeste. Juste calmer l’agitation mentale, désobstruer les sens, la conscience, dégager les blocages. C’est tout. Le Soi brille par lui-même et il n’a pas besoin d’être allumé. Il est Conscience.

    Il devient par-dessus tout évident que donc c’est tout le fonctionnement habituel du mental qu’il faut remettre en question. Il est entièrement fondé sur l’ignorance. Il y a un moment où la pensée doit s’arrêter pour laisser place à pratyaksha, une appréhension directe que le mental ne peut pas du tout saisir et qu’il ne pourra jamais appréhender. Croire que l’on pourrait atteindre le Soi avec le mental, c’est un peu comme si on demandait au voleur de faire le policier pour s’attraper lui-même. C’est absurde. Le mental ne peut pas atteindre le Soi, car il procède de lui, le mental va d’une pensée à une autre pensée. Mais le Soi est la fois la Source et la toile de fond de toutes les pensées, ce qui rend possible toute représentation, mais qui n’est en aucune d’elle. Le Soi est inaccessible à la pensée.

    3) Et c’est là que nous pouvons comprendre ce qui pourrait être appelé lerreur de Descartes si Descartes lui-même n’avait pas intuitivement compris qu’il ne faut pas tomber dans le panneau. Nous savons tous « entendu parler » (c’est-à-dire en fait rien compris) du « je pense donc je suis », cogito ergo sum. L’auto-investigation jette une lumière brillante sur cette question. Nous avons dit que dans l’expression de Descartes, contrairement à ce que les gens croient, le plus important n’est pas dans « je pense », mais dans « je suis ». La pensée est un attribut de l’esprit qui peut ou non être manifesté, en relation ou pas avec la conscience. En tant que construction mentale, en fait la pensée n’est pas toujours présente, même si la sensibilité l’est toujours. L’âme s’éprouve elle-même, le Cœur vibre toujours, mais le mental n’est pleinement actif que de façon intermittente. Chaque nuit, non seulement la pensée disparaît sans que l’être soit remis en cause, mais en plus, dans le rêve elle est hyperactive dans l’inconscience. Ce n’est pas parce que l’on pense beaucoup que l’on est conscient. Dans la folie d’ailleurs on cogite beaucoup! La pensée n’est pas la conscience. La Présence à Soi et l’activité mentale sont deux choses très différentes et qu’il ne faut surtout pas confondre. La Présence peut être extrêmement intense tandis que l’esprit est justement suspendu sans pensée, dans l’ouverture de la lucidité. Qui est Vacuité et non pensée. Le sens du « je suis » n’a aucun rapport ontologique réel avec la pensée, toute pensée et toute définition de soi arrivent comme en retard, dans une surimposition au sens premier de l’Être, le « je suis ». Comme dit Rousseau, le sentiment de l’existence, « sans prendre la peine de penser ». « Je pense donc je suis », pris littéralement, est une sottise. Je n’ai pas besoin de me répéter en permanence en pensée que j’existe pour exister et il est bien des états dans lesquels la pensée s’efface et où « je suis » est extrêmement intense et vibrant, le mental étant mis à l’arrêt. Le « donc » est non seulement superflu, mais il est aussi erroné.

    En revanche, ce que cette erreur nous apprend, c’est qu’effectivement il y a une entité en nous, fabriquée par la pensée qui ne veut surtout pas que la pensée s’arrête et qui tient par-dessus tout à nous faire croire que nous ne sommes que nos discours, nos divagations mentales et nos sornettes, c’est l’ego. L’ego n’existe que par l’identification du sujet à ses pensées. Il a très peur que la pensée s’arrête, car ce serait justement la fin de son règne. Il fera tout pour constamment nous exciter à penser, penser, penser, car il en va de sa survie comme entité. L’ego excite l’agitation mentale et il incite constamment le sujet à s’identifier à ses pensées. En y mettant un maximum de « moi ».

    Plus extraordinaire encore, en réalité, le flux de la pensée n’est même pas sous le contrôle de l’ego. James disait qu’il faudrait dire « il pense » comme on dit « il pleut ». Cela se produit et c’est tout. Comme les nuages passent dans le ciel. Et 75 % au moins de nos pensées sont des gloses répétitives et mécaniques. Rien à voir avec le sens intime du Soi qui n’a jamais résidé dans la pensée et qui est Silence. Freud n’a donc eu aucun mal à montrer qu’il existait une pensée inconsciente. Cela fait 2000 ans au moins que la pensée indienne le sait fort bien et de façon détaillée. La pensée consciente est très largement dépendante et alimentée par les traces subconscientes de la mémoire. Seule les pensées contrôlées appartiennent à l’ego. Enfin, le contenu d’idéation de la pensée dont l’ego voudrait nous faire croire qu’il est « personnel » ne l’a jamais été. En fait nous piochons la plus grande partie de nos idées dans la conscience collective. Il existe des découvertes simultanées. Krishnamurti disait qu’il faut envisager la pensée et non pas « mes pensées », comme une seule chose qui est partagée part toute l’humanité et qui affecte toute l’humanité.

    Dans quelque sens que nous retournions la question, nous voyons donc que celui qui se chercherait dans la pensée de toute façon commettrait une erreur. Je ne suis pas mes pensées, mes pensées m’appartiennent, et elle m’appartiennent seulement quand je les revendique comme miennes et que je les défends. Alors précisément apparaît l’ego. Ce qui est essentiel dans la démarche proposée par Ramama Maharshi c’est qu’il faut insister en posant la question « qui suis-je ? ». Or nous allons vite remarquer en posant la question : « qui prend position en faveur de ceci ou cela ?» que c’est l’ego. Pris sur le fait il va aussitôt disparaître comme le voleur (texte) pris en flagrant délit. L’ego ne peut pas résister au regard de la conscience, il ne peut opérer qu’en coulisse. Un être humain sous l’emprise de son ego est toujours inconscient. Dans l’intervalle de l’observation, d’immobilité une profondeur s’ouvre, quelque chose de subtil, de lumineux par soi, commence a rayonner. La Présence. (texte) Il y a cette Évidence de toutes les évidences, Je suis Conscience. Après, avec l’inertie des habitudes, on repart très vite dans l’identification,  d’où la nécessité de reprendre l’investigation. L’ego va finir par se fatiguer, car il est tout le temps pris sur le fait. Le sens de l’Être impersonnel va devenir, de la seconde nature, la première nature. Quand cet état est devenu permanent, le Vedanta parle de Réalisation du Soi. Il y a alors un changement d’état de conscience, car le contact avec le Soi n’est pas perdu. Conséquemment, l’état de veille, le sommeil et le rêve ne sont plus vécus de la même manière.

    L’ego reprend sa place, qui n’est que très fonctionnelle dans la relation entre la Conscience pure et le corps. Il est devenu très transparent. Donc, cette fois sans fioriture, nous pouvons dire qu’effectivement, le Je transcendantal donc Kant ne faisait qu’un principe formel est précisément le principe vivant, le Soi. La Conscience originaire, la Conscience transcendantale est la Conscience même. Par rapport à son fonctionnement dans conscience ordinaire, ici on peut dire que le moi empirique est quasiment effacé, ce qui explique pourquoi traditionnellement il est dit que le Sage est « sans ego ». Pourquoi ce sentiment vaste d’impersonnalité du Sage nous frappe. Non pas par une insensibilité, bien au contraire. Comme en Occident, nous n’avons pas compris ce point, les penseurs ont fait l’erreur de confondre l’Impersonnel de la conscience libérée, avec l’impersonnel de la foule. Le « on » de Heidegger, d’Amiel, l’âme banale selon Kierkegaard. Ce qui est ridicule. Ils ont voulu défendre la « personne » alors qu’en réalité, le plus souvent, ils ne faisaient que magnifier l’ego. De même, les introspectifs du Journal intime, faute de mener l’auto-investigation jusqu’au bout, se sont arrêtés en chemin pour faire de l’examen de conscience moral. En fait le « moi condamné » et le « moi juge » ne sont qu’une seule et même chose, l’ego. La manière dont Ramana Maharshi conçoit l’introspection est bien plus radicale. Elle interroge à sa racine de la pensée-je. Condamnation/identification ne sont que les deux faces d’une même médaille. De la fausse monnaie en plus. Une identité de pacotille.

    Maintenant reprenons. « Connais-toi toi-même » « et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Quand on est entré dans le travail d’âtma-vicara, cela sonne de manière très différente. Le Soi est la Vie même donnée à elle-même en chacun de nous. Cette Vie même court dans tout l’Univers. Pour les anciens, les dieux sont les Puissances de déploiement de la Manifestation de la Vie absolue. Entrer dans la conscience de Soi, c’est être en intime relation avec tout l’univers. Rien à voir avec la conscience séparative de l’ego qui n’a de cesse de couper l’existence de ses racines dans l’Être.

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    Cette leçon n’est qu’une brève introduction à la lecture de Ramana Maharshi et elle ne peut s’y substituer. Il y aurait encore beaucoup à dire dans les textes. (texte) Sans compter la suite de la tradition ouverte dans la lignée de Ramana Maharshi. Qui est très, très riche. Par exemple, le livre majeur, incontournable, tout à fait extraordinaire, de Nisargadata Maharaj paru aux éditions Les deux Océans, Je suis. Quand le lecteur aura ouvert ces textes sans a priori, sans préjugés, il se demandera comment il se fait que la philosophie occidentale reste dans son petit ghetto et ignore ce qu’il faut bien appeler des philosophies. C’est incompréhensible. A moins que. A moins que… l’Occident n’ai toujours pas compris l’erreur de Descartes ! Si on fait effectivement un blocage sur l’interprétation du cogito ergo sum, en le comprenant de manière littérale, on en reste à une philosophie de la représentation. Le genre de philosophie que Kant a saboté définitivement, pour ouvrir un boulevard au positivisme. Dans ce cas, il convient de tirer les conclusions jusqu’au bout, car il est à craindre que la philosophie ait alors perdu toute vitalité. Ce qui expliquerait que les chercheurs de vérité, sentant le vent tourner, se soient peu à peu orientés vers la spiritualité vivante qui effectivement contient bien plus de philosophie que la philosophie universitaire qui a finit par se stériliser dans l’érudition.

    Pour finir, laissons la parole à Carl Gustav Jung. Le dissident majeur de Freud avait l’esprit très ouvert et il avait vécu lui-même une NDE qui avait profondément changé sa vision. Il écrivait ceci : « La vie et les enseignements de Sri Ramana sont importants, non seulement pour l’Indien mais encore pour l’homme occidental. Ils ne sont pas seulement un document humain, mais un avertissement pour une humanité qui risque de se perdre dans le chaos de son inconscience et son insuffisante maîtrise d’elle-même ».

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Questions:

1. Y a-t-il un sens à opposer une "lecture occidentale" du connais-toi toi-même et une lecture orientale?

2. Que peut-on tirer du "je pense donc je suis"?

3. L'auto-investigation suppose-t-elle une conversion?

4. Si on reste à une démarche de psychologue, à quoi revient l'auto-investigation?

5. Peut-on parler d'auto-investigation en psychanalyse?

6. l'auto-investigation suppose-t-elle du temps et un but?

7. Qu'est-ce que l'introspection?

 

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  © Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
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