« Engagez-vous ! » … c’est d'abord une injonction issue de la propagande militaire. On la retrouve dans les publicités de l’armée et elle revient dans l'histoire quand il s’agit de se lancer dans une guerre ou de défendre sa patrie contre l’oppression. Les Américains ont été incités à s’engager dans la guerre 39-45 par une campagne de propagande menée par la commission Creele. au moment de guerre d’Espagne, des hommes venus de toute l’Europe se sont, par conviction, engagés dans les brigades internationales pour combattre Franco, comme André Malraux qui y a participé très activement.
Notons pourtant que nous voyons ici déjà apparaître deux sens du terme engagement : a) L’implication entière du citoyen pour sauver la nation auquel il appartient, ou apporter un soutien actif au régime qui le gouverne. Comme nous l’avons vu ailleurs, dans ce sens exact, l’art soviétique peut être dit un « art engagé », c’est un art de la propagande. b) La défense militante d’une cause dans la contestation, l’action, voire la position révolutionnaire cette fois contre un régime ou un gouvernement. En ce sens, Guernica de Picasso est une forme « d’art engagé » contre les atrocités de la guerre. L’étonnant l’un pouvant considérer que l’engagement de l’adversaire est celui d’un traître, d’un "valet impérialiste », l’autre qu’il relève d’un "idéaliste" qui se monte la tête avec des théories abstraites.
Mais s’engager est-ce seulement une affaire de « pour » ou « contre » ? Et l’engagement est-il par nature politique ? N’est-ce pas plutôt une sorte de mise en jeu de ma liberté à travers un choix que j’accepte d’assumer de manière concrète ? La question devient alors : s’engager est-ce renoncer à sa liberté ou bien l’affirmer ? Faut-il prendre les mots au pied de la lettre et considérer que dès que je m’engage, je « mets en gage » ma liberté en faveur d’un projet, quitte à la reprendre plus tard ? Ou alors n’est pas l’inverse ? Si je ne m’engage dans rien, si je me dégage de tout, n’est-ce pas pour jouir d’une liberté purement abstraite, virtuelle, sans la moindre réalité ? Vivre dans les marges en refusant de s’engager dans quoi que ce soit, n’est-ce pas se payer d’une liberté illusoire, car elle ne s’incarne dans rien ?
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*
Partons de l’usage courant des mots, c’est-à-dire leur sens dans la dualité. Il faut prendre ensemble s’engager/se désengager. On peut s’engager dans une relation à travers le mariage, en politique en entrant dans un parti, dans l’armée, dans des vœux religieux pour devenir prêtre, pour servir une cause que l’on estime juste, dans un projet collectif qui nous tient à cœur, dans une société secrète ou un groupement ésotérique, etc. Auquel cas, se désengager revient dans l’ordre : à divorcer, quitter le parti, l’armée, rompre les vœux religieux, se désolidariser d’une cause que l’on a autrefois soutenue, se retirer d’un projet, ou de ce que l’on considère maintenant comme une secte, etc. Il s’agit dans tous les cas d’une démarche personnelle, d’une mobilisation tournée vers l’avenir qui a un sens au moment où l’on fait le pas en avant et inversement, le désengagement est motivé parce que, lié à certaines leçons, ce qui faisait sens dans l’engagement n’est plus là.
1) Nous
pouvons faire une remarque pour commencer : d’évidence penser l’engagement comme
on a pu le faire dans les années 60 dans le fait d’adhérer au
marxisme et de prendre sa carte au
parti est très restrictif. Il se trouve que dans le contexte des années 68,
quand la totalité (ou presque) des intellectuels étaient marxistes, « être
engagé » n’avait qu’un seul sens : se situer et agir au côté du prolétariat dans
la lutte contre le capital, ce qui se traduisait par l’adhésion au parti
communiste. Cela allait
de soi sans discussion. Dans l’ambiance de l’époque cela relevait presque d’un
effet de mode intellectuelle ou du moins l’effet d’une forte
propagande idéologique. Il fallait
choisir son camp, ou plutôt le choix était déjà fait, l’engagement
était donc forcément politique et révolutionnaire.
Tout le reste n’était que peccadilles. Celui qui refusait de s’engager se voyait
traité de « bourgeois », le refus de l’engagement, sous la forme du conformisme
ordinaire, était qualifié de « petit bourgeois ». C’était expéditif, simpliste,
mais très efficace. Et puis, il y avait des autorités
intellectuelles en amont pour valider l’engagement : Sartre, Althusser,
Foucault, etc.. L’accent était mis fortement sur la nécessité de l’urgence de
l’action contre la spéculation. Marx avait dit : « les philosophes
ont interprété le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ». On prenait
la formule au pied de la lettre. Du coup, les cellules comme les brigades
rouges, action directe, la bande à Baader, qui justifiaient l’usage de la
violence comme « fer de lance de la révolution, étaient largement perçues comme
davantage « engagées » que les intellectuels et les partis.
Sorel voyait dans les moyens démocratiques de
changement une forme « d’abrutissement dans l’humanitarisme ». S’engager
vraiment c’était prendre les armes contre le grand capital, tuer les patrons et
saboter les usines. À L’époque, le parti communiste avait le plus grand mal à se
désolidariser de ces groupuscules d’extrême gauche, bien plus à même d’exciter
les passions politiques dans la lutte armée, que les
partis engagés dans le débat démocratique. Il fallait agir, l’engagement avait
une tonalité fébrile. L’intellectuel pour se racheter n’avait plus qu’à partir
rejoindre les pays où le combat révolutionnaire était effectif, se battre aux
côtés de Che Guevara et Fidel Castro, partout où la révolution appelait au
soulèvement des masses.
Nous n’avions pas encore compris à quel point les idéologies sont mortifères, ni suffisamment de lucidité pour nous rendre compte de la surenchère d’illusions projetées sur la politique, bien au-delà de ce qu’elle peut raisonnablement accomplir. A vrai dire, c’est une illusion de croire que l’engagement est avant tout idéologique et politique et, de manière secondaire, social et existentiel. Nous sommes aujourd’hui plus à même de comprendre que l’engagement peut être fortement militant sans être pour autant idéologique. Nous reconnaissons par exemple dans le travail des ONG une forme d’engagement tout à fait sérieuse et respectable, alors qu’il y a seulement quelques années, Greenpeace était encore considéré comme une secte. Aujourd’hui l’engagement associatif en faveur de l’économie sociale et solidaire a pris le pas sur l’engagement idéologique et sa propagande.
2) D’autre
part, l’engagement de type politique ne doit pas pour autant masquer la
signification attachée aux origines du terme. Nous ne devons pas oublier que du
point de vue du droit, l’engagement c’est la convention par laquelle une
personne participe à une œuvre, en contrepartie d’un salaire : elle reçoit des
gages. Le terme était couramment utilisé
autrefois pour les employés
de
maison qui recevaient des « gages ». Le contremaître doit verser des gages aux
ouvriers sur un chantier. La tradition remonte à l’abolition de l’esclavage
au XVIIIème siècle, elle lui fait suite. Par exemple, les coolies
en Inde étaient dit « engagés » par les colons anglais pour toutes les tâches
subalternes (engagisme=coolie trade). On
cite aussi le cas de l’île Maurice qui vit l’expérience du passage de
l’esclavage au salariat. Sur le terrain du droit, il y a
contrat, celui-ci doit être légal et porter sur une période
définie. Passée cette période (cinq ans) l’engagé avait la possibilité de
regagner éventuellement son pays d’origine avec un petit pécule. Conséquence,
les historiens n’ont pas de difficulté à montrer que le
contrat de travail instauré par le capitalisme a
été très largement inspiré de la pratique de l’engagement des champs de
coton, des mines ou du chemin de fer.
De là résulte un import de signification oubliée quand on a seulement en vue l’engagement politique: si l’engagement est intentionnel, s’engager, c’est littéralement mettre sa liberté en gage pour réaliser un objectif. On ne retrouve sa liberté qu’après résiliation du contrat, auquel cas, l’engagement implique un renoncement et il est donc contraignant. Même idée, encore plus forte avec l’engagement militaire. Le volontaire qui s’engage dans l’armée met aussi sa liberté en gage dans un choix d’une carrière et son désir de défendre sa patrie, mais au milieu d’un conflit, la rupture de cet engagement s’appelle désertion et elle est sanctionnée sévèrement au pénal, elle peut valoir la prison ferme. On ne s’est pas privé dans les guerres du XXème siècle de fusiller les déserteurs.
3) Toutefois, ne basculons pas d’un extrême à l’autre. Cela ne veut pas dire que dans l’engagement on soit « embarqué », selon la formule de Pascal, comme dans le cours furieux d’un torrent. Un engagement n’est engagement que s’il est choisi. On n’a pas laissé le choix aux enfants en Mauritanie, quand ils ont été embrigadés de force pour fabriquer des futurs soldats ; en pareil cas, il serait absurde de parler d’engagement, il faut employer un autre mot, embrigadement. Comme le dit Rousseau, devant celui qui me menace avec une arme, je ne donne pas ma bourse « en conscience », je suis sous la pression de la force, rien ne « m’engage » envers le brigand. Il n’y a pas de contrat moral. Pas d’engagement. Je cède pour protéger ma vie. Et si j’ai la possibilité de reprendre mon bien, je le ferai sans hésitation, car si l’autre a pris possession de ma bourse, il n’en a pas la propriété. Aucun engagement n’a été passé.
Donc, pour qu’il y ait engagement, il faut que mon intention soit de choisir
de mettre en gage ma liberté dans un projet. Je prends un risque en m’engageant.
J’aurais pu ne pas le faire, mais je pense que cela en vaut la peine et les
satisfactions rencontrées seront la plupart du temps supérieures aux
renoncements éventuels qui seront vite oubliés. On saisira alors mieux le
sens de l’engagement si on le compare à l’attitude qui consisterait à refuser
tous les risques, quitte à prendre la fuite devant tout
engagement. Il est possible dans une société du cocooning social comme la nôtre,
de tenter de vivre dans les marges, d’être
indifférent à tout, de ne s’engager
dans rien, pour juste profiter. Ce
qui est une autre manière de vivre très banale dans la seule identité qui reste,
celle du consommateur. Celui-là
ne s’engage dans rien et ne veut prendre
aucun
risque. C’est aussi un choix, une forme de
liberté d’indifférence qui
s’allie très bien avec l’irresponsabilité, le
spectacle ou le jeu. Mais que vaut une liberté
sans audace, sans risque, sans aventure, sans engagement ? Que vaut une liberté
qui ne rencontrerait pas le défi, l’échec, la déception et l’ivresse d’avoir
réussi ? Une liberté molle et végétative qui ne va
pas à la rencontre du réel ne permet pas de se former soi-même en tant que sujet
conscient et volontaire.
Le plus drôle dans cette affaire, c’est que la vie ne cesse de provoquer des changements pour secouer l’apathie, faire pression sur l’indolence, faire sortir du principe de plaisir pour expérimenter le principe de réalité en s’engageant. Et il n’est pas seulement question de politique. Par exemple, tout va bien si on est juste « amoureux », mais quand il s’agit de construire réellement un futur ensemble, alors là, problème ! Cela fait très peur. C’est terrible de devoir s’engager et la tentation de la fuite pour retourner vivre dans les marges est compréhensible. Question de maturité et d’immaturité ? Et le paradoxe, c’est que l’engagement qui mène droit au contrat de mariage est recherché pour obtenir la sécurité, mais à travers un risque qui est dans l’engagement lui-même ! En fait, à y regarder de près, nous sommes cernés, il est impossible de vivre sans entrer d’une façon ou d’une autre dans des formes d’engagement.
En fait, à moins de s’enfermer dans une grotte pour vivre en ascète, (et encore ?) il est impossible de vivre dans ce monde sans entrer d’une façon ou d’une autre dans une forme d’engagement ; y compris quand on est dans le refus et la révolte, qui semblent en apparence opposés à tout engagement. Exemple célèbre : Peter Benenson qui était avocat, « en 1960, est choqué par un article de journal qui relate l’arrestation de deux étudiants condamnés à sept ans de prison pour avoir porté un toast à la liberté pendant la dictature de Salazar. Révolté, il lance dans le journal l’observer […] un appel en faveur « des prisonniers oubliés » … Dans la foulée il va fonder, en 1961, Amnesty International ! L’engagement devient dès lors le prolongement d’un rejet viscéral, ce qui semble davantage en accord avec son essence. Mais comment comprendre cette forme d’insurrection de la conscience qui n’est ni une contrainte subie ni une liberté indifférente ?
1) Empruntons pour commencer quelques éléments à l’interprétation de l’engagement que propose dans la lignée du personnalisme Paul-Louis Landberg. Face à la complexité du monde, explique-t-il, il est compréhensible que l’on puisse parfois avoir le désir de se retirer de jeu pour se mettre à l’écart. C’est un choix comme un autre et qui répond à des motivations personnelles. Mais le retrait est-il toujours une fuite ou un renoncement ? Non, pas nécessairement, c’est même souvent le contraire. « Le motif d’une pareille fuite du monde n’est pas un égoïsme plat, mais plutôt le désir de pouvoir constituer au moins une vie pleine de sens dans la sphère individuelle et privée en se repliant sur soi-même ». Tout est là : une vie pleine de sens, la vie n’est vécue au sommet de soi-même que lorsqu’elle est riche de sens et c’est bien ce qui motive l’engagement. Donc, même en voulant jouer au bernard-l’hermite, il est impossible de renoncer entièrement à ce besoin fondamental qu’à l’être humain de vivre une vie vécue dans la plénitude du sens. Mais encore faut-il comprendre par soi-même (ce qui peut prendre un certain temps) que la position du retrait ne permet pas de « réaliser nos intentions authentiques », encore faut-il faire le saut de l’engagement. Deux conditions importantes :
La première, être suffisamment éveillé et conscient pour reconnaître nos véritables élans, nos aspirations authentiques et libérer notre préférence la plus intime, comme dit Bergson.
La seconde regarde notre situation d’expérience à laquelle nous devons répondre. Que nous l’assumions clairement ou non, que nous l’acceptions du bout des lèvres ou pas, nous sommes dans la situation d’expérience du moment présent, moment présent qui a partie liée avec un moment historique du collectif humain. Landberg insiste beaucoup sur cet aspect. Notre existence humaine est dit-il « impliquée dans une destinée collective que notre vie propre ne peut jamais gagner son sens qu'en participant à l'histoire des collectivités auxquelles nous appartenons ». « Dans la mesure où nous vivons en pleine conscience cette participation, nous réalisons la présence historique ».
Le
centre du cercle d’où se déploie notre vie est ici et maintenant, et « à chaque
pas de cette vie la perspective de l'avenir s'ouvre à nous en tant qu'ensemble
de possibilités concrètes. Cet ensemble paraît contenir des cercles plus étroits
et des cercles plus vastes, en commençant par le cercle des possibilités de
notre action immédiate et matérielle - aller dans cette pièce ou dans une autre
- jusqu'au cercle des possibilités qui se rapportent à l'avenir de l'homme en
général ». C’est dans ce pas vers un avenir décidé envers lequel une
responsabilité est ressentie qui caractérise l’engagement.
D’où cette définition : « Nous appelons engagement l'assumation concrète de la responsabilité d'une œuvre à réaliser dans l'avenir ». Tourner le dos à cette responsabilité humaine, c’est « fuir dans l’inconscience de l’animal ». Landberg fait référence à Nietzsche. La conjonction entre l’avenir individuel et l’avenir collectif va de soi, parce qu’il n’existe pas de séparation réelle de l’individu et du collectif. De ce fait, nous ne pouvons nous engager qu’en participant sur la scène du monde à un jeu de forces souvent contradictoires et même parfois effrayantes. Mais ce n’est pas une raison, si la réalité est insatisfaisante, de camper dans « un idéal arbitraire » pour refuser toute participation à l’activité concrète. Il faut accepter la décision pour une cause imparfaite. Une cause humaine. L’idéaliste qui s’éprend d’une perfection qui n’est pas de ce monde, entre en contradiction avec ce qui est et il incapable d’accepter ce monde et ses limitations, vite déçu, il devient amer et cynique. C’est souvent le cas des gens qui se complaise dans la théorie et l’abstraction mais ne descendent jamais dans la vie réelle. « Nous n'avons pas à choisir entre des principes et des idéologies abstraites, mais entre des forces et des mouvements réels qui du passé et du présent conduisent à la région des possibilités de l'avenir ». Il existera donc toujours une « tension entre l’engagement et l’imperfection de la cause ». Il y a en tout homme un idéaliste et c’est justement ce qui lui procure une tension dans l’engagement. Ce n’est pas une tare ou un défaut qu’il faudrait corriger, c’est une noblesse et une force vive. Landberg ajoute aussi que la conscience de l’imperfection de la cause est vertu, elle fera en sorte « que la fidélité à une cause se trouvera préservée de tout fanatisme, c'est-à-dire de toute conviction de vivre en possession d'une vérité absolue et intégrale ».
Mais ce qui importe, c’est de distinguer l’acte de l’engagement, « d'un embrigadement sans esprit et sans conscience ». Sans esprit et sans conscience pourrait-il y avoir engagement ? Non. « La qualité particulière de l'acte que nous voulons caractériser en fait à la fois un acte total et un acte libre : Acte total, parce qu'il ne s'agit pas d'une activité de l'intelligence qui opère isolément pas plus que de l'activité de la seule volonté, mais que l'engagement est l'œuvre de l'homme intégral, en qui intelligence et volonté se confondent ». L’engagement est une décision dans laquelle la personne prend conscience de sa responsabilité et un élan dans laquelle elle se forme elle-même en tant que personne. Dans l’embrigadement, il n’y a pas de développement de la conscience de soi mais plutôt rétrécissement du champ de conscience, faiblesse et désespoir, et s’il y a adhésion, c’est pour trouver un refuge face à un monde ressenti comme mauvais. Il n’y a plus alors que des « actes qui tendent à détruire une personne ayant besoin de l'embrigadement, parce qu'elle ne peut ou ne veut plus réaliser sa propre formation ».
2) Et Landberg le dit très clairement, « l'engagement n'est pas une abdication de la personne ». ». Si la personne disparaissait en perdant son autonomie, il n’y aurait plus que soumission et plus d’engagement véritablement personnel. De manière remarquable le texte rejoint des considérations qui pourraient nous reconduire à des exemples terribles de fanatisme politique et religieux. « Vouloir échapper à l'horreur d'une vie individuelle, sans fond valable, en s'identifiant avec n'importe quelle puissance, pourvu qu'elle soit forte, cette trahison peut engendrer d'excellents partisans mais ne constitue qu'une forme du mensonge actif ». Mais cet échappatoire n’existe pas, il n’y a que la croyance que la vie est sans issue. Un être humain qui croit qu’il n’y a partout que des intentions mauvaises creuse un fossé entre son idéal et son expérience, il ne reconnaît plus la noblesse d’âme et ne voit plus que des ennemis. Il ne lui reste plus alors qu’à se focaliser sur un leader exalté et sur cette pente dangereuse on peut s’attendre au pire. Vouloir améliorer le monde en le changeant pour le mieux, c’est être idéaliste. Vouloir changer le monde, tout en pensant que nous n’y pouvons rien, c’est être pessimiste. Mais vouloir changer le monde par la force, quel qu’en soit le prix à payer, la fin justifiant les moyens, c’est être un fanatique. Le fanatique est en réalité un idéaliste poussé à l’extrême, sans l’amour de ce qui est et la patience qui consiste à manifester pas à pas son idéal. Né d’un rêve solennel, vague et abstrait, ce qu’il nomme « engagement » ignore la complexité de la vie, mais exige l’action immédiate. Le fanatique veut refaire le monde à l’image de son moi. Il ne peut supporter qu’il puisse y avoir un point de vue différent du sien. Il pense être la vérité même – celle de son propre ego - et il serait prêt à tout sacrifier, sa propre vie et celle des autres pour voir sa vérité triompher. L’hyperactif qui veut lui « agir, agir, agir tout de suite »… sans même réfléchir (ou en réfléchissant après), est une brute, il a la bêtise en plus du fanatique et en moins l’intellect calculateur. Un fanatique s’accommode donc aisément de brutes à son service ! Il pense à leur place et les manipule. Inutile de dire qu’en pareille situation le sens de l’engagement est entièrement corrompu, il ne subsiste plus que l’apparence. Les sbires jurent fidélité à leur chef, pour réassurer leur engagement. Et il faut que cela soit spectaculaire et démonstratif. Et au final, on a une caricature de l’engagement dans le déni de la conscience personnelle et de son idéalisme sincère, au profit d’une machine à cloner des fanatiques par la propagande. Il y a des similitudes frappantes d’attitude entre le fonctionnement collectif d’un parti dans une dictature autocratique, d’une mafia, d’une religion qui vire à l’intégrisme ou d’un groupement sectaire autour d’un leader paranoïaque. Une démission de la liberté contraire à tout engagement véritable.
Ainsi, « l'homme engagé reste un homme libre, c'est-à-dire qu'il se libère perpétuellement dans l'humanisation… Il est impossible de le prendre pour un esclave mis au pas ou pour un désespéré qui se détruit. Ces derniers perdent leur liberté de jour en jour ». Dit autrement : « la personne, en tant qu'unité qui devient, vit dans chacun de ses actes comme dans leur totalité successive, la fidélité à une direction choisie est la forme d'existence essentielle à la constitution de cette vie personnelle, pourvu qu'il s'agisse de la fidélité à un acte de décision qui était lui- même authentiquement libre et personnel ».
Reste enfin
à préciser selon Landberg le rôle de l’intellectuel. Sartre a relu le manuscrit.
Mais il y
a une question de fond : ne faut-il pas d’emblée éliminer l’opposition abstraire
entre un prétendu « moi théorique » qui aurait l’exclusivité de la connaissance
et un « moi pratique » qui agirait à l’aveugle ? Si elle existait vraiment
« connaissance et engagement seraient tellement opposés entre eux que
l'intellectuel véritable devrait ou ne pas s'engager du tout ou abandonner la
détermination de son engagement à une force purement irrationnelle. En fin de
compte il en résulterait une scission radicale à l'intérieur de l'homme donnant
lieu d'une part à un moi théorique neutre et d'autre
part à un moi pratique et fanatique. De même l'humanité se diviserait en
intellectuels impuissants et en brigands irresponsables. La non-intervention des
uns donnerait libre cours à l'agressivité sans scrupule des autres ». La tirade
s’accorde avec la position de Sartre, mais fort heureusement, tout cela n’est
que pure fiction. Il n’y a pas deux moi, la connaissance qu’un
homme possède, il l’exprime dans sa vie jusque dans ces moindres détails. En
fait toute croyance porte
ses fruits qu’elle soit étayée ou pas, élaborée ou non, et même qu’elle soit
vraie ou qu’elle fausse. Ceux que l’on range du côté des hommes dits
« pratiques » n’ont jamais agi qu’à partir de leurs croyances, croyances qui
constituent leur connaissance de la vie. Ce que nous pourrions attendre des
êtres humains dit « intellectuels », selon une belle formule de Paul
Valéry, c’est qu’ils soient des
vigiles de l’esprit, des
hommes capables de porter sur la conscience de leur époque un regard éclairé,
des êtres humains lucides capables de porter une inspiration et d’éveiller des
engagements sincères. Mais tout ceci dit au conditionnel, car la tonalité
exclusivement politique donné à l’engagement dans les années 60 a conduit à des
erreurs et les intellectuels se sont souvent fourvoyés dans l’idéologie.
Juste un titre révélateur, celui d’un livre de René Daumal en forme de
réquisitoire sévère : Tu t’es toujours trompé.
Cela n’enlève rien par ailleurs aux analyses de Landberg qui gardent sur le fond une grande pertinence. Le meilleur du personnalisme d’Emmanuel Mounier. Le titre de Daumal appelle cependant un commentaire : l’engagement ne vaut que lorsqu’il sollicite une profonde implication, il cesse de valoir quand on comprend que l’on s’est trompé.
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En résumé, donc si s’engager c’est de manière personnelle se mettre au service d’un idéal, d’une œuvre, d’une cause, d’un pays etc. cela ne veut pas dire pour autant être servile ; un engagement n’a de valeur que s’il est conscient, délibéré et maîtrisé. Mais il doit aussi dépasser la sphère de l’intérêt privés pour être ouvert à une dimension universelle. Nous n’aurions pas idée de parler d’engagement quand il s’agit seulement de faire des affaires, d’engranger du profit ou de consommer. Dans ce domaine, il est inutile de s’engager, il n’y a qu’à se laisser porter. D’autre part, il est clair d’après ce qui précède, que lorsque l’engagement n’est pas choisi et qu’il ne contribue pas à la formation personnelle, il consiste avant tout à se mettre à l’abri : d’une structure, voire d’une institution (celle du mariage, de l’armée, d’une église, d’un parti) à la fois physiquement et intellectuellement. Dans ce cas, puisque le désir de sécurité prime, on aurait tort de parler d’engagement, parler de conformisme d’une vie bien rangée serait plus adéquat. Il importe donc de ne surtout pas diluer l’idée d’engagement pour qualifier n’importe quelle entreprise, mais de n’employer le mot que pour désigner celles dans lesquelles nous engageons notre parole et où nous décidons de mettre en accord nos actes avec nos paroles. Puisque la dimension politique est insuffisante, nous pouvons à la fois en élargir et en approfondir la portée.
1)
Penchons-nous pour commencer sur le cas de Simone Weil. Ce n’est pas la figure
de l’intellectuel engagé à la manière de Sartre, en tout cas pas le genre à
brandir le petit livre rouge au-dessus de barricades, à rejoindre des
manifestations, à distribuer des tracts ou à faire signer des pétitions. Et je
ne parle pas de la provocation des femen ou de l’exhibitionnisme bariolé
des minorités revendicatives. Quelle était la forme de son engagement ? Un
besoin vital de se confronter au vif du réel. Vivre au milieu de la réalité
brute du travail en usine, au plus près de
l’histoire
dans la seconde guerre mondiale et de la réalité brutale de la guerre d’Espagne.
Un besoin impératif d’être aux côtés de ceux qui étaient au cœur des souffrances
d’une époque.
Si on relisait Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, nous pourrions dire qu’il y avait en elle une insatiable faim de réalité, l’opposé exact d’un entre-soi indifférent, douillet et confortable dans un environnement à l’abri des tribulations de l’Histoire. Ce qui inquiète Jonas dans son livre, c’est la situation d’une jeunesse désœuvrée, désabusée, qui vivote en proie à une faim de réalité qui reste frustrée. Sans engagement, il n’y a plus alors de recours possible pour se sentir un peu exister que les conduites les plus extrêmes et les plus nihilistes. Parce qu’il n’y a plus de réel dans quoi s’engager, mais seulement l’écran hallucinatoire des images, parce qu’il n’y a plus qu’un désert de sens et donc plus de volonté forte et indéfectible de changer le monde. Aussi vrai que nous ne pouvons nous sentir exister qu’en sortant de notre zone de confort. Vivre au sommet de soi-même, c’est engager sa vulnérabilité, la joindre à la puissance de la vie et en quel sorte être toujours sur le front du réel. Simone Weil avait un besoin brûlant de cette expérience fraternelle pour tenter de dévoiler la vérité du réel, que ce soit sur le plan social du travail des ouvriers en usine, sur le plan historique avec la guerre, ou sur le plan spirituel de la rencontre de la Transcendance. Une étreinte passionnée du réel. Pas étonnant qu’elle ait pu écrire des pages remarquables comparant la puissance ascétique de la passion du joueur de casino et celle du mystique. Sans la passion la vie n’est pas vécue.
On est loin de l’engagement abstrait comme décision d’agir et d’écrire conformément à une philosophie de la liberté nourrie des spéculations de l’intellect. Au contraire, nous sommes au plus près de la Nécessité intérieure, ce que Simone Weil appelle sa vocation. Comme le dit Jean Cavaillès, une nécessité qui n’avait rien d’un choix à faire ou d’une décision à prendre. Et nous pourrions même ajouter un élan qui n’offre aucune garantie de récompense, aucun trophée pour attester sa bravoure. Pas même de reconnaissance, ni de désir de reconnaissance, surtout médiatique, cela va de soi. Or l’ironie de la postmodernité, c’est qu’elle met tellement l’engagement en spectacle, qu’il finit par se confondre avec une image surjouée (c’est incroyable comme on se sert de ce mot aujourd’hui) qui alimente le désir de reconnaissance. Une popstar qui s’exhibe dans un clip « scandaleux » pour marquer son « engagement » (contre le racisme, la puissance de l’argent, la violence faite aux femmes, la maltraitance animale, la destruction de la Nature etc.) image spectacle qui ne fait que passer, aussitôt avalée par la pub, mais qui nourrit une identité avec la pose du chanteur ou de l’acteur engagé. Sans qu’il soit forcément nécessaire d’aller plus loin. L’ego peut avoir l’image sans la Passion véritable et l’image devient alors un simulacre de l’engagement. Sans la flamme spirituelle.
2) Et puisque nous parlons de bravoure, il est tentant de faire le lien entre la passion selon Simone Weil et une flambée poétique que l’on rencontre chez Saint Exupéry :
CREDO DU PILOTE
Je combattrai pour la
primauté de l’Homme sur l’Individu - comme de l’Universel sur le particulier. Je
crois que le culte de l’Universel exalte et noue les richesses particulières -
et fonde le seul ordre
véritable,
lequel est celui de la vie. Un arbre est en ordre, malgré ses racines qui
diffèrent des branches.
Je crois que le culte du particulier n’entraîne que la mort. - car il fonde l’ordre sur la ressemblance. Il confond l’unité de l’Être avec l’identité de ses parties. Et il dévaste la cathédrale pour aligner les pierres. Je combattrai donc quiconque prétendra imposer une coutume particulière aux autres peuples, un peuple particulier aux autres peuples, une race particulière aux autres races, une pensée particulière aux autres pensées.
Je crois que la primauté de l’Homme fonde la seule Égalité et la seule Liberté qui aient une signification. Je crois en l’égalité des droits de l’Homme à travers chaque individu. Et je crois que la Liberté est celle de l’ascension de l’Homme. La liberté n’est pas l’exaltation de l’individu contre l’homme. Je combattrai quiconque prétendra asservir à un individu - comme à une masse d’individus - la liberté de l’Homme.
Je crois que ma civilisation dénomme Charité le sacrifice consenti à l’Homme, afin d’établir son règne. La charité est don à l’Homme, à travers la médiocrité de l’individu. Elle fonde l’Homme. Je combattrai quiconque, prétendant que ma charité honore la médiocrité, reniera l’Homme et, ainsi, emprisonnera l’individu dans une médiocrité définitive. Je combattrai pour l’Homme. Contre ses ennemis. Mais aussi contre moi-même.
Il y a tellement de passages que nous pourrions aussi citer dans Citadelle ! Tout être humain est toujours déjà engagé dans la Vie, tout simplement parce que l’existence séparée n’est pas possible. Toute existence est portée par la Totalité. Mais il y a loin entre ce fait universel et la pleine conscience de cette participation ; comme la moindre branche sent sa vitalité dans la sève qui l’unit à la totalité de l’arbre. Le rêve d’une existence séparée n’est qu’un rêve, une illusion appelée à s’effondrer tôt ou tard, mais la conscience égotique s’accroche à cette illusion d’une existence particulière. C’est tellement vrai que le désengagement est toujours un repli sur un soi limité. A la limite, l’intimité corporelle nombrilique. De l’immensité de l’esprit, de la profondeur de l’âme, de la communion avec la vie universelle il ne reste plus rien. En cela consiste la médiocrité. Et pourtant, tout être humain est toujours déjà par avance engagé dans l’ascension de l’Homme. C’est seulement quand il rejoint ce courant qu’il connaît la ferveur. Sa liberté véritable n’est pas « l’exaltation de l’individu contre l’homme », mais « charité, le sacrifice consenti à l’Homme ». Or précisément, dans une société qui conspire par toutes ses tendances à « emprisonner l’individu dans une médiocrité définitive », il est tout à fait logique que l’engagement perde son sens et que le désengagement devienne la posture par défaut. Une volonté encore, mais une volonté par défaut portée par la croyance qu’il n’y a dans ce monde que des individus isolés, impuissants, incapables de transformer ne serait-ce que leur propre réalité. Ce genre de croyance, qui arrange bien les marchands et les politiques leur donne les pleins pouvoirs. Et nous le savons bien dans l’histoire, la dictature la plus puissante est celle qui instaure le défaitisme le plus puissant et la résignation la plus avantageuse en faveur de ceux qui occupent les postes du pouvoir. Ils n’ont alors même plus de compte à rendre. L’engagement a été sapé à sa racine, car la coïncidence avec la Vie a été compromise.
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Nous voyons donc que notre dilemme initial en vérité n’existe pas. Celui qui s’engage ne perd pas sa liberté et il ne la gagne pas non plus, il la manifeste de manière créative. Il faut revenir sur une affirmation donnée plus haut : la vraie question, comme le dit Krishnamurti, n’est pas tant de savoir si nous sommes libres, mais que faisons-nous de notre liberté ? La liberté n’est pas un trophée à gagner dans le futur, elle est déjà-là et n’attend qu’à être déployée concrètement, de manière intelligente, sensible, audacieuse, de manière vivante, là même où nous sommes et nulle part ailleurs. Ce n’est pas une question de théorie politique qu’il faudrait transformer en pratique. C’est bien plus radical. Nous ne sommes pas là sur Terre pour nous tourner les pouces en attendant un événement improbable ou une personne improbable qui seraient censés nous apporter enfin la liberté sur un plateau. Si je ne m’engage pas consciemment dans la vie dès maintenant, je peux attendre longtemps et même passer ma vie à attendre. Une vie passée à attendre ne se vit pas. Elle ne fait qu’espérer de vivre. La vie ne se rencontre que dans l’épreuve de Soi dans la rencontre fraternelle de tout ce qui vit. . Il n’y a pas de trophée, pas de repos après le combat, mais une aventure perpétuelle.
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© Philosophie et spiritualité, 2017, Serge Carfantan,
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