Leçon 275.   Pouvoir, religion et culpabilité    

    Nous savons tous que la culpabilité a joué un rôle prédominant dans la représentation religieuse en Occident, c’est même une spécificité des monothéismes sémitiques. La Bible raconte dans le mythe de la Genèse qu’une fois la création effectuée par Dieu, Adam et Eve vivaient en toute innocence nus dans le jardin d’Eden, quand Eve fut tentée par le serpent de goûter aux fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Elle croqua la pomme et la proposa à Adam. Il est dit que quand Dieu l’apprit se mit en colère pour cette « Faute » de lui avoir désobéi ; ils étaient donc coupables, s’ensuivit le châtiment pour ce qui allait par la suite être appelé « péché originel ». Adam et Eve furent chassés du paradis, le premier avec la punition de devoir « gagner son pain à la sueur de son front », et pour la seconde « d’enfanter dans la douleur ». Non content de cela, mais la vindicte était terrible, puisque la Faute se transmettrait à tous les descendants, la culpabilité devenant une marque honteuse que devrait même porter chaque être humain en naissant, en souvenir de la Faute commise par leurs géniteurs originels.

    Il ne viendrait à l’esprit de personne de prendre le mythe de l’androgyne de Platon au premier degré comme un récit réel, ce serait une sottise. Comme tous les mythes, cette histoire de péché originel ne doit pas être prise au sens littéral, ou on en tirera des absurdités, voire des monstruosités. Toujours est-il que… c’est exactement ce qui s’est passé. Encore aujourd’hui l’Islam considère la femme comme mauvaise (c’est elle qui a commis la Faute), le christianisme a été particulièrement odieux dans l’usage qu’il a longtemps fait de la culpabilité. Au vu du caractère grossier et simpliste qu’elle prête à Dieu, ce genre la théologie de la peur se discrédite elle-même en tant que discours sur Dieu et sur le plan moral, elle ne vaut guère mieux. Il fallait s’adresser aux hommes dans le langage de l’époque à travers des images qu’ils pourraient comprendre dans l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Un « dieu guerrier » chef de tribu leur convenait et quoi de plus habile que culpabilité pour soumettre tout un peuple ? La culpabilité procure sur autrui un ascendant énorme, et c’est un outil de pouvoir très puissant.

        Mais cette lecture est insuffisante, la culpabilité est-elle religieuse, occidentale, ou tout simplement humaine ? Quelle portée lui reconnaître ? Devons-nous suivre ceux qui tentent de la justifier ? Ou bien faut-il s’en méfier comme de la peste?

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A. Religion et culpabilité

    Partons d’un exemple très simple. La culpabilité est une émotion très particulière. Elle est plus que de la gène par exemple éprouvée par une jeune femme en pleine réunion qui découvre soudain une tâche sur son chemisier, suite à une repas pris à la sauvette. De quoi faire monter le rouge aux joues, avec une certaine inquiétude si c’est s’est remarqué. D’où un certain embarras, terme voisin, mais surtout de la honte qui est inséparable de la culpabilité. Disons que la honte ressentie devient de la culpabilité quand le sujet a le sentiment de transgresser une norme morale ; ici l’obligation en conseil d’administration de se présenter de manière impeccable. La culpabilité implique le sentiment d’être jugé sous le regard d’un autre et pris en faute. Cependant, nous pouvons déjà observer que, sur le plan psychologique, quand il n’y a pas d’identification au jugement d’un autre posé sur soi, la culpabilité ne peut apparaître ; nous pouvons passer outre, reconnaissant certes une faute, mais sans en faire une histoire pour se torturer avec, ce qui génère une forme d’anxiété et la culpabilité. Si on s’en tient là, donc, rien de spécifiquement religieux dans la culpabilité. Mais c’est sans compter la puissance des croyances.

     1) Nous n’en n’avons pas clairement conscience d’ordinaire, mais nous percevons la réalité à travers le filtre de nos croyances ; nos croyances sont à leur tour tissées à l’intérieur du récit culturel dominant dans lequel nous avons été élevé et bien sûr la plupart du temps, celui-ci est fortement imprégné de croyances religieuses qui justifient la culpabilité bien au-delà de sa nature purement psychologique. Qu’on le veuille ou non donc, même sous une forme diffuse, nous portons un héritage de croyances qui peut alourdir la faute d’un puissant facteur de culpabilité, précisément quand le récit culturel d’origine religieuse pousse implacablement dans cette direction.

    C’est nettement le cas dans l’héritage judéo-chrétien de l’Ancien Testament. Le chrétien qui se rend au confessionnal ne fait pas que reconnaître un fait ou une bêtise, il se sent coupable, il a honte de lui-même, conformément à ses croyances, il se voit comme pêcheur, il attend une pénitence. La culpabilité appelle le repentir et la punition.  Il s’est identifié au pêcheur, il a pris l’identité de pêcheur, dans ces conditions, ce n’est plus l’acte qui est jugé, mais l’individu. Le pêcheur est incarcéré dans sa faute, comme si toute son existence était prisonnière d’un acte impardonnable. Mea culpa, c’est « ma faute, ma très grande faute », surtout c’est moi qui l’ai fait.

    Le sujet se divise en deux, d’où ce regard terrifié, le roulement des yeux qui va depuis soi-même vers un autre virtuel qui vous observe et vous tient en joue. Dans dualité apparaît la division entre un moi condamné et un moi juge. Le moi condamné est dans le mea culpa : c’est moi qui l’ai fait, ce qui veut dire : « je prends sur moi tout ce qui s’est passé, c’est ma faute », il est au tribunal devant le moi juge qui n’est autre qu’un moi idéal. Et attention, cela va très au-delà de la seule responsabilité ; s’y ajoute le poids de la mauvaise conscience qui ne peut requérir toute sa violence qu’en présupposant un moi juge suprême. Dans une religion qui entend attribuer à Dieu cette intention de « juger » ses créatures, la culpabilité prend une forme extrêmement puissante. Jugé par Dieu, le pêcheur dans sa finitude ne peut que se sentir infiniment coupable. L’œil de Dieu le suit partout, s’il est possible de se cacher du regard des hommes, il n’y a nul endroit où se cacher sous le regard de Dieu, il faudra vivre avec la peur et du même coup la religion fera de la « crainte » de Dieu une vertu.

    Assumer la responsabilité d’un acte, c’est reconnaître que nous pouvons en réponde, que nous en sommes l’auteur et que l’acte ne va pas sans conséquences. C’est assumer l’acte, se reprendre de manière salutaire dans la perspective saine de mieux agir dans le futur. Il est tout à fait possible qu’il y ait un sens élevé de la responsabilité sans culpabilité.

    Ce qu’il faut voir c’est que la culpabilité d’origine religieuse est radicalement différente, elle est beaucoup plus lourde, elle pétrifie le sujet de manière définitive dans une forme, comme une statue de sel, la femme de Loth dans la Bible. Dès lors, le pêcheur devra vivre chaque jour avec les remords dont il ne pourra en être relevé que par le pardon de Dieu, à condition qu’il soit dans le repentir. C’est un message constamment souligné dans les Évangiles par exemple dans les Actes 3:19 « Repentez-vous donc et convertissez-vous, pour que vos péchés soient effacés,[...] » ou dans Matthieu 4:17 « Dès ce moment Jésus commença à prêcher, et à dire : Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche.[...] ». Dans les Psaumes de David 32 :5 : «Je t'ai fait connaître mon péché, je n'ai pas caché mon iniquité ; J'ai dit : J'avouerai mes transgressions à l'Éternel ! Et tu as effacé la peine de mon péché ».

    Dans cette version biblique, la croyance veut que l’Éternel soit « irascible », et cependant, dans des formulations ambiguës, selon les Psaumes 103 :8-12, il est « lent à la colère et riche en bonté. Il ne conteste pas sans cesse. Il ne garde pas sa colère pour toujours ». Comme le souligne clairement Jean Delumeau, ces textes présentent une image contradictoire de Dieu, « le Dieu créancier et jaloux devient sanguinaire lorsque les péchés de la terre dépassent la mesure et que les dettes s’accroissent envers lui. Alors ses « colères » sont terribles et le poussent à la « vengeance ». Que de textes en ce sens dans la littérature chrétienne sur les châtiments dès ici-bas des collectivités pécheresses et sur les supplices promis aux damnés ! » (texte).  Et d’un autre côté on souligne aussi la miséricorde de Dieu et du « persécuteur on passe alors à un amour hautement raffiné ». Pareille contradiction ne peut que créer une très forte ambivalence émotionnelle ; celle de l’attachement en demande d’amour et de la haine. Surtout « le sentiment de culpabilité associe deux craintes : celle de perdre l’amour de l’autre et celle d’être indigne de soi. ». (texte) On ne peut mieux résumer ce en quoi consiste la culpabilité religieuse. Dans ce genre de croyance, le prix à payer pour obtenir l’amour de Dieu est élevé et faute d’y parvenir, le pêcheur ne peut que manquer de mérite et se sentir indigne ; inversement, sa vie morale devra consister à s’évertuer à gagner des mérites, en espérant retrouver devant Dieu une dignité qui ne fera pas de lui une créature vouée à l’enfer pour l’éternité.

    2) Il faut resituer un texte dans son contexte historique, les textes religieux ne font pas exception ; ils sont écrits dans le langage d’une époque, en direction d’un peuple, dans une forme que les hommes pouvaient comprendre. On peut très bien admettre, dans un monde dominé par des rivalités tribales, que le discours religieux devait prendre des allures guerrières. C’était le cas dans cette région du monde, pas étonnant donc que plus on avance dans la lecture de l’Ancien Testament et plus on est confronté pratiquement chaque page au péché et à la culpabilité. C’est particulièrement net dans le Deutéronome de Moïse, où pleuvent les mises en garde contre toute révolte ou désobéissance à Dieu, le ton est très menaçant, l’exhortation est constante à se méfier de la colère de Dieu, de la punition qui doit retomber sur les pêcheurs. Comme dirait Spinoza, quand les hommes ne sont pas capables d’eux-mêmes de persévérer dans le bien pour le bien lui-même, ils en prenne la direction par la crainte d’une sanction. La religion a imposé la crainte de Dieu pour obliger les hommes à s’en tenir à des règles aussi simples que de ne pas voler, violer, tuer leur prochain. Un homme très frustre, très peu évolué, peut comprendre ce langage, il est à sa portée. En inculquant la crainte de Dieu, Moïse préparait le terrain d’une forme de conscience qui ne pourrait advenir que beaucoup plus tard. La crainte de Dieu imposait l’humilité devant la toute-puissance de Dieu et invitait ensuite à plus de raison. Les tables de la loi devaient pénétrer l’esprit des générations, dompter l’instinct primitif et grégaire, apprendre à respecter le prochain en agissant selon des interdits. La conscience morale devait être une conscience malheureuse, parce qu’elle serait une conscience coupable. Ce qui n’avaient probablement pas été vu par les prophètes bibliques, c’est qu’en inculquant la crainte de Dieu, la religion faisait le jeu de la dualité et encourageaient une force contraire, les hommes allaient donc par la suite développer toutes sortes de peurs et la peur allait pénétrer profondément dans la psyché humaine, à l’opposé de l’amour.

    2) Il y a déjà un déplacement d’accent dans le Nouveau Testament, puisque l’Enseignement de Jésus est fondé sur l’amour et met en avant le pardon et par-delà, le salut. Dieu est amour, il n'y a rien à ajouter. il s’en est fallu de beaucoup pour que ce message soit compris. Il était déjà limité par la forme conditionnelle de l’amour que l’on prête à Dieu, car si Dieu est toujours prêt à pardonner, encore faut-il que le repentir soit sincère. Et l’on est immédiatement retombé dans les travers de la culpabilité. La mort de Jésus sur la croix a sommairement été jugée dans la perspective de la culpabilité, les premiers chrétiens étant persuadés que la crucifixion avait été causée par leurs péchés, alors même que tout le message du Christ devait montrer à l’humanité la voie du salut par la victoire de l’Amour sur la peur, par le triomphe de la Vie éternelle sur la mort. Et la suite devait s’avérer sinistre, car le christianisme allait établir dans une surenchère de commentaires une tradition de la culpabilité qui ne faisait que la justifier et la renforcer dans la conscience collective. On ajouta donc au Xème siècle à la célébration de la Messe les prières de pénitence, le Confiteor, d’où vient le mea culpa, que le catholique est censé réciter en se frappant la poitrine. Pie V le rendait obligatoire au XVIème siècle. Charles Borromée, un prélat italien du XVIème siècle, inventait le confessionnal où le prêtre devait recueillir les péchés des pratiquants. Le même prélat imposait les grilles aux parloirs des couvents, et c’est encore lui qui intensifiât la chasse aux sorcières, la lutte contre le protestantisme et la persécution des Juifs.

    Si le catholicisme s’est particulièrement illustré dans la théologie de la peur (texte) en culpabilisant les croyants, les autres religions ne sont cependant pas en reste. L’Islam procède du même esprit, d’où des pratiques telles que la flagellation en public et le martyre. Il prétend que la culpabilité peut nous sauver, qu’Allah délivre cette angoisse pour nous guider, il ne faut donc pas l’étouffer. Renier la culpabilité reviendrait à ne pas voir la salissure de l’âme.

    De par sa tendance syncrétiste, sa grande libéralité, sa ferveur mystique, l’hindouisme aurait pu échapper à la culpabilité. Le bouddhisme de même dans son orientation d'une thérapie de la souffrance aurait dû l'éviter. Mais les croyances populaires la réintroduisent. Elles déforment le sens de la théorie du karma dans la même direction : Si on renaît dans une condition basse, c’est en raison des péchés coupables de la vie précédente ; le mauvais karma nous suit, ce qui est une autre manière de dire que la culpabilité nous suit et que Dieu nous punit de vie en vie.

    Au fond la culpabilité ne laisse qu’une porte ouverte : La seule espérance qui vaille réside dans la fuite en dehors du cycle des renaissances ; de même que la seule espérance qui reste avec les monothéismes sémitiques, c’est la fuite de cette vallée de larmes qu’est l’existence terrestre et sa vanité pour trouver refuge au ciel. Mais attention, même là-haut, les croyances carcérales subsistent, il y aura le purgatoire pour les pêcheurs et l’enfer pour les damnés. On peut même inventer toutes sortes de délices dans la cruauté avec la croyance dans la prédestination, en faisant croire que quoi que vous fassiez, vous êtes définitivement coupable, Dieu a choisi les élus qui iront au ciel, pour les autres, ils sont définitivement voués à la Géhenne. Quand l’imagination humaine veut broder sur la culpabilité, elle est très inventive en matière de croyances morbides.

B. L’Occident et les rationalisations de la culpabilité

    Pour la saine raison cet imbroglio de croyances devrait apparaître pour ce qu’il est : un grand délire masochiste ou une vaste manipulation. Aurobindo dirait à minima les traces d’une mentalité primitive infrarationnelle. Un discours complètement incohérent avec l’idée même de Dieu. Un discours moralement inefficace, car produit d’une mentalité ignorante et non d’une véritable éducation du caractère façon paideia grecque. Mais le plus étrange, c’est que l’on ait en Occident beaucoup usé de raison dans le sens contraire pour justifier rationnellement la culpabilité. Est-ce de l’ordre de ce que Freud appelle des rationalisations préconscientes ? Une tentative pour rationaliser ce qui ne peut l’être ? Peut-on parler d’une névrose occidentale de la culpabilité ? Mais peut-on vraiment la séparer de la religion ?

    1) Nous devons à Kant une tentative tout à fait unique dans l’histoire de la pensée occidentale de montrer que la morale peut être rationalisée, comme exercice de la raison pratique. Retour sur quelques éléments étudiés ailleurs : Pour Kant, la volonté bonne, qui diffère de ce que nous nommons d’ordinaire bonne volonté, est celle qui agit par devoir. Pour déterminer si nos motivations sont conformes au devoir, nous devons les élever sur un plan universel et nous demander si elles sont compatibles avec les exigences d’une société raisonnable. Ce qui donnerait un discours tel que : « Agis donc de telle sorte que ta volonté puisse valoir comme une loi universelle, si ce n’est pas le cas, tu suis la logique de ton intérêt bien compris, mais pas ton devoir. Tu dois être honnête et respecter tes engagements, car ce sont des devoirs compatibles avec une société raisonnable. Par contre, si tu triches pour obtenir un gain, tu dois comprendre que les motifs que tu te donnes ne sont pas compatibles avec une société juste ». La raison est seule juge, elle est purement formelle ; Kant se méfie du sentiment, tel que Rousseau le présente. Rousseau avait pourtant intelligemment remarqué que l’on raisonne d’autant plus, y compris avec de beaux principes, pour se justifier contre sa conscience morale, quand on cherche à satisfaire un intérêt de l’ego, même si intuitivement la conscience morale nous fait savoir que nous nous engageons sur une mauvaise voie. D’où la mauvaise conscience qui induit le remords et la culpabilité. Mais Kant ne lui accorde pas du tout l’importance que Rousseau lui reconnaît. Il reste droit dans les principes de la raison et ce n’est pas du tout par ce biais qu’il justifie la culpabilité.

    On a l’impression, à travers les exposés les plus commun de l’analyse kantienne d’avoir affaire à une rationalisation rigoureuse. Mais la lecture intégrale des textes dit tout à fait autre chose, car ce qui saute aux yeux c’est l’attachement de Kant au piétisme. Kant introduit en fait des présupposés religieux qui vont jusqu’à légitimer le « péché originel » et le « mérite » de la bonne volonté ici-bas dans l’au-delà. Kant a ajouté l’opuscule sur le mal radical à La Religion dans les limites de la simple raison, (texte) pour faire plaisir à sa grand-mère très croyante. On revient donc à des formules selon lesquelles la nature humaine est « pervertie » depuis le péché originel, l’homme juste doit souffrir en ce monde, pour mériter le bonheur dans l’autre. Il faut faire son devoir et espérer que ce mérite futur procurera le bonheur, bonheur que la morale ne peut pas fournir mais que la religion promet. Pour Kant les vices humains attestent une propension innée au mal, ils sont le signe d’une « Faute » radicale, la moralité implique donc une conversion. Ce qui n’est qu’un retour à la théologie chrétienne. Il faut postuler comme garant de la morale la vérité de la foi dans l’existence de Dieu. Mais quel dieu ? Pas le Dieu cosmique, l’ultime Réalité des mystiques, non, un dieu moral : Un dieu taillé sur mesure pour les exigences de la morale sur le patron des croyances communes.

    Nietzsche a vu juste, il a parfaitement raison de parler de « tartuferie morale  du vieux Kant ». (texte) « Les allemands me comprendront sans peine si je dis que la philosophie est corrompue par du sang de théologien... le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien ».  D’où vient la mauvaise conscience dans ce cas ? Nietzsche répond que la source en est dans le concept d’un dieu moral envers lequel l’homme aurait une dette, un dieu inquisiteur, comptable : un concept de dieu qui est par nature culpabilisant. Il n’y a pas chez Kant de mystique, mais il serait en revanche malhonnête de ne pas y voir les croyances religieuses tout à fait communes du piétisme. Le dieu moral. Le fait de tenter de rationaliser la croyance religieuse dans la culpabilité ne lui donne pas du tout de vérité philosophique.

    2) Il est facile de vérifier que ce détour revient quasiment chez tous les auteurs d’obédience religieuse des religions du Livre. On en a un exemple chez Paul Ricoeur dans Finitude et culpabilité, ou encore chez Emmanuel Levinas. Selon lui la morale est constituée dans la relation à autrui, dans une ouverture au « tout autre » que serait Dieu. Le visage de l’autre (cf. les suppliciés des camps de concentration) m’interpelle « être moi dignifie dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité… le moi devant autrui est infiniment responsable ». « Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire… et je suis « sujet » essentiellement dans ce sens. C’est moi qui supporte tout. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres ». (texte) Pour Levinas, la découverte du visage de l’autre est l’affirmation d’une responsabilité impossible à déléguer, ce qui implique directement une culpabilité radicale. Et attention il ne s’agit pas d’une figure de style et encore moins d’une exagération, la conscience de la culpabilité est véritable comme puissance de responsabilité ; se découvrir coupable infiniment, c’est se découvrir responsable. Le mal fait peut-être irrémédiable et dans ces conditions, la culpabilité ne peut pas être effacée et ne doit pas l’être. Le pardon ne doit pas effacer la douleur, mais la rendre collective. Et là on rejoint une formulation donnée par Jean Lacroix : « l’égalité des hommes est une égalité dans la culpabilité, une similitude de pêcheurs qui découvrent leur existence commune dans leur relation à l’Absolu ». L’emploi étrange et complètement déplacé du mot « Absolu » dissimule en réalité le dieu moral ; mais l’idée est assez claire : il s’agit de tirer de « l’infini de la culpabilité » ce qui devrait nous faire pressentir une « transcendance de l’Absolu ». Le « Tout-Autre » du dieu moral, dont l’œil nous regarde et qui nous juge. De quoi susciter la peur de découvrir la culpabilité. Sans cette crainte la notion de devoir ne serait qu’un exercice de fonctionnaire, mais avec la crainte de dieu, la culpabilité n’est pas seulement infinie, elle devient absolue ! Elle est sacrée. Mais ne tremblons pas, car c’est le même type de discours qui dira aussi que la culpabilité est aussi l’ombre de la conscience que nous avons de l’amour de Dieu.

    Il est tout à fait clair que cette mise en forme philosophique ne fait que resservir le même plat que précédemment, assaisonné autrement, manière de travestir les croyances judéo-chrétiennes en concepts philosophiques, avec la prétention de reconstruire une sorte de métaphysique à partir d’une morale d’inspiration biblique, sans changer d’un iota les croyances primitives.

    3) Prenons le problème autrement. Il est intéressant d’observer qu’un auteur qui affiche un athéisme aussi décidé que Sartre, tienne un discours du même genre dans Le sursis : « Et vous, dont le regard me suit éternellement, supportez-moi. Quelle joie, quel supplice, je suis enfin changé en moi-même ! On me hait, on me méprise, on me supporte, une présence me soutient à l’être pour toujours. Je suis infini et infiniment coupable ». Ce regard qui « suit éternellement » est-ce en quelque manière le regard du dieu moral ?

    En apparence non. Ce serait un contresens sur la pensée de Sartre qui est très opposée à la culpabilité religieuse. L’Eglise considère que la culpabilité ne dépend pas de l’individu, elle prétend que l’enfant naît coupable en héritant du péché originel, mais pour Sartre la culpabilité n’est pas innée, nous choisissons d’avoir mauvaise conscience, nous choisissons et de produire le sentiment de culpabilité. Ce n’est pas la conscience qui est coupable, mais c’est elle qui fait naître le sentiment de culpabilité. Sartre sous-estime beaucoup le rôle des croyances, mais il comprend à juste titre que la culpabilité n’est pas un trait inhérent à la conscience humaine et qu’elle n’est pas non plus une force irrationnelle qui accablerait l’homme en le poursuivant. Et pourtant il faut bien qu’elle réside dans le mental humain pour une raison précise.

    Cette raison Sartre la trouve dans la nature du sujet conscient impliquée à l’intérieur de la responsabilité. Reprenant la terminologie de Hegel, Sartre explique que le sujet pour-soi constitue le monde lui-même, l’en-soi, et doit donc l’assumer. « La responsabilité du pour-soi est accablante, puisqu'il est celui par qui il se fait qu'il y ait un monde ; et, puisqu'il est aussi celui qui se fait être, quelle que soit donc la situation où il se trouve, le pour-soi doit assumer entièrement cette situation avec son coefficient d'adversité propre, fût-il insoutenable ». Si l'homme naît avec une conscience impersonnelle, qui enveloppe ce qu'il pense, ce qu’il ressent et ce qu’il fait, dès l’instant où il se pose comme un « moi » face au « monde », il ne peut que vivre qu’en situation de part en part responsable. Sartre cherche à éviter les tourments, les regrets et les remords de la religion, mais il donne à la liberté le poids écrasant d’une responsabilité absolue, aussi lourd que celui que l’Eglise donne à la culpabilité absolue. La différence tient alors au rôle quasi obsessionnel du regard des autres sur moi, le regard du jugement si intrigant que la plupart de ses personnages de théâtre n’ont même pas besoin d’une présence réelle d’autrui, mais vont jusqu’à s'imaginer coupable sous le regard d’une foule imaginaire. Le paradis, ce serait le contact bienveillant, innocent, d’un animal familier qui ne vous juge jamais et vous prend tel que vous êtes ; le véritable enfer, "c'est les autres" qui vous jugent et vous pétrifie dans la honte (texte) et vous rendent coupable d’être tel que vous êtes. Et on arrive donc à des formulations du type : « Le péché originel, c'est mon surgissement dans un monde où il y a l'autre, et quelles que soient mes relations avec l'autre, elles ne seront que des variations sur le thème originel de ma culpabilité ». Il ne reste plus que les supposées malédictions divines. Dans Les Mouches, le sentiment de culpabilité, hante les habitants d’Argos qui ne peuvent se libérer du remords qu’ils éprouvent depuis l’assassinat du roi Agamemnon. La punition divine pour ce crime odieux fut d’envoyer une nuée de mouches envahir la cité. Oreste, de retour dans la ville où son père a été assassiné découvre un peuple en souffrance en quête d’une liberté qui ne peut échapper au regard du jugement.

    Décidément, même dans une philosophie athée, on n’en sort pas. Maladie judéo-chrétienne ayant produit une névrose occidentale capable de pervertir même ceux qui rejettent la religion ? Les marxistes, pour qui la religion est l’opium du peuple, ont répliqué en Chine, en URSS sa structure avec un confessionnal adapté dans « l’autocritique » publique des traîtres réactionnaires devant le Parti. Le dilemme est profond et plonge ses racines dans la psyché universelle. Il n’est pas vraiment pertinent de faire porter le chapeau à l’Ancien Testament, et moins encore au Nouveau Testament. Force est de reconnaître que la culpabilité est avant tout humaine avant que d’être occidentale ou judéo-chrétienne. Comme le souligne souvent Krishnamurti, quand on voyage de par le monde, (texte) au-delà des différences de cultures on retrouve partout les mêmes structures psychologiques de l’humain. (texte)

C. Le pouvoir et notre idée de Dieu

     Si dans son histoire l’Occident a tant voulu rationaliser la culpabilité, c’était au moins pour deux raisons. Pour le religieux, elle était une croyances racine de la foi judéo-chrétienne. Un dogme. En Amérique du Sud, face aux missionnaires, les indigènes qui ignoreraient la culpabilité devaient être vus comme des « primitifs » au sens où, sans culpabilité, ils n’étaient pas sortis de l’innocence de l’état de nature pour entrer dans la « civilisation ». Comme les bushmen du film Les Dieux sont tombés sur la tête. Il fallait donc soit les traiter comme des animaux et en faire des esclaves ou, si on reconnaissait leur humanité, leur enseigner que depuis la chute l’homme vivait dans la souillure et le péché, mais que Dieu avait envoyé son fils pour la délivrance et le salut. D’autre part, pour l’homme de pouvoir, l’usage de la culpabilité devait être rationnellement justifié pour des raisons politiques qui passaient pour évidentes. Les hommes, étant dotés d’une nature mauvaise, devaient être maintenus ensemble en société par la crainte des sanctions. Or la culpabilité a été, et demeure, un instrument de domination redoutablement efficace. D’ailleurs, pourquoi dit-on « coupable ! » ? Pour mieux punir. Etre responsable, permet de relever la tête et ne porte pas atteinte à l’estime de soi ; mais se voir comme coupable fait baisser la tête, et porte directement atteinte à l’estime de soi. Le moi-condamné reconnaît avoir transgressé une norme morale, coupable, il a honte de lui-même et se représente comme anormal et monstrueux aux yeux de la société. C’est exactement dans ce sens que l’on dit que la culpabilité nous pourrit la vie ! Elle soumet non pas un acte à une évaluation, mais un individu au coeur de sa subjectivité au verdict d’un juge. Pour un être humain qui entretient une image du moi, c’est extrêmement lourd à porter. Pour reprendre une expression que Sartre affectionne, s’il y a des situations où autrui a barre sur moi, c’est effectivement le cas de la culpabilité.

    1) Peut-on imaginer puissance de coercition plus puissante que celle qui est à la conjonction des deux aspects ? Une religion, dès l’instant où elle devient une institution socialement acceptée, fonctionne dans la logique de pouvoir propre à une organisation ; ce qui veut dire le plus souvent, un pouvoir sur et non un pouvoir avec, donc une hiérarchie, des manigances, un empire sur les esprits etc. L’histoire de la papauté en Occident en témoigne dans l’inquisition et les guerres de religions. On nous a longtemps raconté la fable d’une opposition entre pouvoir politique et pouvoir religieux, mais elle est passablement abstraite. Qu’est-ce qu’un pouvoir politique sans l’appui d’un système de croyances ? Rien. Qu’est-ce qu’une religion sans organisme de pouvoir ? Juste une secte. Cela fait des milliers d’années que les récits culturels de nos sociétés ont justifié des hiérarchies de gouvernement, soi-disant dirigées et guidées par Dieu. Cela fait des milliers d’années que des hiérarchies de familles aristocratiques habiles ont, dans un manque total d’intégrité, usé d’une rhétorique de manipulation, se servant tour à tour du déshonneur, de la tromperie, des sanctions et surtout de la culpabilité pour maintenir un contrôle sur le petit peuple qu’elles étaient censées protéger. Et cela a très bien marché. Pendant des millénaires les hiérarchies de pouvoir, afin d’étendre leur territoire d’influence, se sont engagées guerre après guerre en essayant de se détruire les unes les autres. Cela fait des lustres que l’on forme les jeunes générations des petits peuples à se méfier des gens différents d’eux par la couleur, la race et les croyances, pour les diaboliser et ensuite envoyer la génération la plus vaillante combattre et souffrir, pour une cause supposée noble. Et pourtant le discours des hiérarchies de pouvoir prétendait les défendre et les protéger. A trop charger le sentiment de culpabilité, l’héritage judéo-chrétien a d’ailleurs imposé un fardeau si lourd que le sentiment de culpabilité ne pouvait que se déplacer vers un autre : d’abord les Juifs désignés coupables d’avoir tué le Christ, (avec cet oubli désastreux que Jésus était juif), et puis il y a eu tout plein « d’autres » sur qui rejeter la culpabilité : tout étranger est susceptible devenir un bouc émissaire qui incarnent le mal et qu’il faudra donc punir. De toutes manière on ne s’en sort jamais, puisque dans ce monde tout homme est né coupable !

    Nous ne pouvons pas dire que nous sommes aujourd’hui complètement sortis de cette insanité ; on a en Occident remplacé l’aristocratie héréditaire par une bourgeoisie conquérante et enfin une oligarchie de la finance, mais le schéma de domination est resté le même. Ce qui est nouveau, c’est l’émergence d’une prise de conscience à quel point les peuples ont été trompé par ceux dont ils ont cru qu’ils prenaient à cœur leurs meilleurs intérêts. Cette prise de conscience développée, conduit à un refus de soutenir des systèmes politiques qui ne font que prétendre maintenir l’ordre et la sécurité pour les nations du monde, alors même qu’ils font tout le contraire. Une organisation politique dominée par l’argent n’est rien d’autre qu’une hiérarchie d’association des riches et des puissants permettant de contrôler l’humanité… par la dette. La dette est en effet l’instrument de soumission collective dans la culpabilité le plus puissant à l’œuvre à notre époque. Nous ne sortons pas ici de notre sujet : il faut en effet se souvenir – la langue allemande en porte un témoignage puissant – que l’idée de devoir ne se distingue pas de la notion de dette. Il faut lire le pavé de David Graeber à ce sujet. La culpabilité a depuis toujours été associée à la dette, la religion n’a fait qu’ajouter comme ultime justification la dette envers Dieu. La vérité, c’est qu’il n’existe de culpabilité imposée que celle érigée par l’homme pour des motivations égotiques dans un rapport de domination.

    2) Et c’est là que nous comprenons l’importance de l’idée de Dieu. Nos rapports humains de pouvoir ne sont que le reflet de l’idée que nous nous faisons de notre relation à la divinité : ils transportent nos croyances collectives. Mais les croyances ne sont pas figées et elles ne sont pas la vérité. Ce sont juste des croyances qui peuvent très bien complètement erronées. On peut détricoter la construction mentale qui nous a mené à l’état de fait actuel en la prenant à rebours : Il n’existe pas de dette envers Dieu, la Plénitude de la Vie n’exige rien et se donne dans une spontanéité infinie parce qu’elle est amour. La dette n’a rien de sacrée et la culpabilité n’a jamais eu de fondement dans la Réalité. L’idée de culpabilité infinie est un non-sens. L’idée qu’elle doit nous poursuivre dans ce monde et dans l’autre sous le diktat d’un dieu sadique est une invention d’un esprit dérangé. Idem pour les idées de d’enfer éternel, de prédestination pour des élus : la Vie infinie, que l’on ne peut même plus appeler Dieu tellement le mot a été défiguré, s’épanche dans une myriade d’univers où toutes les entités conscientes sont en évolution vers la pleine conscience. Sous le regard de Dieu la Création est exactement ce qu’elle est, parfaite dans l'imperfection de ses limites et en devenir dans la Conscience universelle. La découverte de l’âme en chaque point de conscience a très peu à voir avec la morale et tout à voir avec l’expérience intérieure.

Il n’existe rien de tel que le regard inquisiteur de Dieu sur sa création, rien de tel que le « Jugement » le doigt pointé sur une petite créature terrifiée ; mais il existe par contre une manière d’être au monde complètement extravertie jeté en pâture sous le regard des autres qui précipite les sentiments de honte et de culpabilité. Comme le dit Kierkegaard nous sommes né en première personne, Je, et notre déchéance en grandissant est d’être tombé dans le « Il » de la petite chose regardée par un autre. Nous voilà perdus à nous demander ce que l’autre pense de nous, comment il nous voit, comment il nous évalue, comment il nous juge ; déjà coupable et honteux en pensée de ne pas être assez bon, de ne pas être à la hauteur, d’être indigne, méprisable, pour tout dire : ne méritant pas d’être aimé. Et c’est tout cela que nous surimposons à Dieu.

L’être humain possède sa part d’ombre, cela ne peut être nié, mais ce n’est pas une tare indélébile, un défaut ou un mal, elle a sa place dans le jeu évolutif et doit être acceptée et intégrée, ce qui n’est possible qu’en libérant les sentiments d’indignité, de culpabilité et de honte. Nourrir le monologue de l’ego avec le passé autour d’histoires pleines de remords et d’échecs n’a jamais aidé un être humain à grandir en conscience. S’imaginer que ce genre d’attitude est de la plus haute « morale » et « nous rapproche de Dieu » est carrément névrotique. Le soi-disant pêcheur qui sent joyeusement s’exalter sa vitalité sous l’effet de l’alcool au point de dire les mots d’amour qu’il n’a jamais osé prononcé est sûrement plus près de Dieu que le repenti qui se ronge les sangs dans des regrets éternels dans l’espoir de la miséricorde divine. Mais c’est vrai, la culpabilité est une nourriture que l’ego affectionne, elle permet de renforcer son identité en adoptant celle d’un pêcheur ou d’une victime, mais cette réduction drastique se paye au prix fort, en tuant la donation du présent, en choisissant l’inconscience. Quel sens cela peut-il avoir de pétrifier son identité dans la culpabilité ? Pour se sentir davantage « moi » dans mes limitations égotiques ? Ce « moi » qui est vraiment « moi » ? Sans aucun rapport avec le Soi réel. Dieu exigerait cette humiliation pour le prix de son amour ? Dieu ne verrait que la toute petite image que l’ego se donne de lui-même et ne verrait pas au-delà dans les profondeurs de l’âme ? Dieu ne s’intéresserait pas à la spiritualité mais se délecterait des tourments de la morale ? Allons, soyons sérieux, assez de sottises.

    Le principe de la culpabilité a pu être fonctionnel un temps, à une époque moyenâgeuse où l’image d’un dieu irascible pouvait avoir une portée, mais ce temps est révolu. L’humanité peut apprendre à distinguer la responsabilité du sentiment de culpabilité. La responsabilité veut dire qu’aucune action n’est sans conséquence et que nous devons être lucide dans nos décisions. Mais ce n’est pas la culpabilité qui surimpose à la responsabilité un fardeau psychologique écrasant et aliénant.

    A partir du moment où il est apparu, qu’est-ce qui peut dissoudre le sentiment de culpabilité ? Qu’est-ce qui, à partir du moment où il est apparu, peut dissoudre le sentiment de culpabilité ? Le pardon. Le pardon seulement1. Dans la seule considération de ce qui est, en dehors de la culpabilité, Il n’y a rien à pardonner, mais le pardon est nécessaire quand la culpabilité est apparue. La raison en est d’abord psychologique. Il n’est pas utile de se reprocher sans cesse les mauvais choix effectués dans le passé. Se juger sévèrement pour toutes ces choses produit le resserrement de souffrance du sentiment de culpabilité, psychologiquement c’est destructeur. Inversement, prétendre que je pouvais rien faire et que cela devait fatalement se produire c’est du déni, le refus d’accepter la responsabilité de nos actes. Mais de toute manière le passé est en arrière du temps et nous ne pouvons y revenir, il est à sa place, qui n’est pas celle du présent. Seul le maintenant nous appartient mais encore faut-il qu’il soit libre. Se pardonner vraiment élimine les sentiments de culpabilité, de reproche, ou d’indignité, et permet de libérer l’espace vivant et ouvert de la conscience. La même où la responsabilité véritable peut s’exprimer.

    Mais c’est aussi là aussi où l’expérience spirituelle peut affleurer. Une manière d’empêcher toute expansion de conscience est de rejouer sans cesse les vieux disques de l’ego : « comme la vie a été injuste à mon égard, à quel point j’ai été maltraité, toutes les erreurs que j’ai pu commettre et les occasions que j’ai pu manquer etc. ». Cet apitoiement sur soi est l’ego lui-même. Il semble que l’ego s’ingénie à nous distraire de la joie et de la beauté du moment présent. Se réjouir, c’est être davantage ici et maintenant, enraciné dans le moment présent. Et l’intemporel est la fenêtre ouverte sur le Sacré. Mais l’ego ne veut pas s’effacer dans la majesté du présent, il préfère remâcher des pensées et les ratiocinations sur les remords et les échecs offrent un menu de choix pour cogiter en marge de la Réalité. Et c’est peut-être là le fin mot de l’histoire, le désir de l’égo maintenir une existence séparée. Qui sait si ce n’est pas au fond ce désir d’une existence séparée qui n’a pas provoqué le sentiment de culpabilité en invitant en retour le sentiment d’être devenu indésirable aux yeux de Dieu ? Il y a quelque chose de ce genre dans la culpabilité religieuse, la peur d’être jugé comme un pécheur indigne qui ne méritent que l'enfer ! Et encore une fois, le présupposé implicite est encore cette invention d’un dieu moral qui n’a assurément aucun rapport avec l’ultime Réalité.

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    Incontestablement, la culpabilité a été largement instrumentalisée par les religions, mais elle a une extension bien plus large dans la sphère du pouvoir. Cela peut sembler anodin tellement c’est ordinaire, mais quand parents et grands-parents répètent en permanence à un enfant : « ne fais pas cela, ne parle pas comme cela, n’agit pas de cette manière », en fait ils enferment déjà leur enfant dans le piège de culpabilité. Il est très facile de culpabiliser quelqu’un d’autre et encore plus facile de se culpabiliser soi-même. Que l’on ait pu à très large échelle justifier pareille attitude est tout à fait stupéfiant. Que les religions aient pu à ce point sacraliser la culpabilité est tout bonnement incroyable. Si ce n’est pas une vaste manipulation qu’est-ce que cela peut être d’autre ? Une vaste illusion ? Nous avons au moins là un aperçu de la dégradation de la spiritualité vers le moralisme, de l’esprit religieux comme reconnaissance du Sacré, vers… l’intégrisme.

    L’écheveau n’est donc pas facile à démêler. La culpabilité est-elle religieuse ? Les religions du Livre ont puissamment œuvré dans cette direction en élaborant une théologie de la peur. Est-elle une névrose occidentale ? Vu son influence, il y a quelques raisons de le penser et l’acharnement quasiment maniaque de Nietzsche sur la religion en le prolongement exact et la conséquence directe et inévitable. Mais ce n’est pas encore suffisant, car l’athée n’est pas du tout libéré de la culpabilité. Le nœud de l’affaire tient à la nature de l’ego pris dans une insurmontable contradiction : il n’existe pas de séparation dans la Totalité, tenter de la produire n’est possible que dans l’imagination d’une existence séparée, ce qui restera une illusion ; alors nécessairement dans la conscience égotique s’ouvre une grand vide, le sentiment d’être coupé de Tout, avec la hantise d’une culpabilité viscérale quand il s’agit d’effectuer le mouvement de retour dans la Plénitude de Tout Ce qui Est.

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  © Philosophie et spiritualité, 2016, Serge Carfantan,
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