Leçon 247.  Cinq corps  

    Quand nous pensons  le corps, nous pouvons, comme Descartes, avoir en vue un corps, comme un objet défini par sa forme, rûpa, une chose occupe un espace qui possède trois dimensions, le concept dont la physique a besoin quand elle pense la matière de manière chosique. Mais quand nous entendons « corps », nous pensons mon corps, ce qui est assez différent car le corps-physique n’est pas un objet comme les autres, il est plutôt ce par quoi je peux manier différents objets. Mon corps est le lieu de mon incarnation, il est doué de sensibilité, il est composé du point de vue de l’individualité vivante, jîvâtman, d’abord des organes des sens, les cinq sens jnanendriyas, et des organes de l’action karmendriya. Et la physiologie complète le tableau avec l’ensemble des organes internes et leurs fonctions. Le corps-physique est  le premier objet d’identification, celui que nous prenons le plus facilement pour « moi », ce qui donne lieu à toutes sortes d’erreurs, mais qui sont tout à fait normales dans une culture matérialiste telle que la nôtre, car où l’homme vital peut-il bien placer son identité si ce n’est d’abord dans son corps-physique ?  

    Pourtant, dans une leçon précédente, nous avons étudié un autre corps, le corps émotionnel, ou corps subtil, sukshma sharira. Il existe toute une variété d’expériences qui nous montre que notre sensibilité va au-delà des limites du corps-physique. Surtout quand nous voyons qu’il est très chargé émotionnellement de réactions. D’où le terme de pain body employé par Eckhart Tolle. Nous sommes donc invités à penser la notion de corps au-delà du concept seulement physique. C’est exactement ce que propose le Vedânta. Dans la continuité de la leçon précédente, nous allons nous livrer à une exposition, un peu à la manière d’Arthur Avalon, de la notion correspondante de kosha présente dans le Vedânta. En sanskrit kosha signifie étui ou encore, fourreau, exactement comme on dit que l’épée est rangée dans son fourreau. Les kosha désigne les enveloppes au nombre de cinq qui recouvrent âtman, le Soi. A quoi correspondent les cinq enveloppes de l’âme? C’est ce que nous allons examiner ici.  

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A. La première et la seconde enveloppe

    Nous sommes en Occident habitués à nous représenter le corps sous l’angle de l’objectivité, c’est-à-dire de l’observable et nous avons déployé la formidable puissance d’analyse de l’intellect pour la décomposition des objets. Nous ne sortons pas de cette position quand il s’agit de « mon » corps. Le corps est alors considéré d’un point de vue de troisième personne : par exemple sous l’angle médical, le corps d’un homme, d’une femme, allongé sur une table d’opération. Son état,  ses organes etc. Entrant dans l’âge adulte, nous avons appris à ne voir notre corps-propre que comme un objet sous le regard des autres. Jeté en pâture au regard comme le dit Sartre. Dans l’extraversion. Pourtant, ce n’est pas ainsi que nous avons vécu enfant, enfant notre vision était d’avantage à la première personne ce qui est très différent. Nous avons vu ce point avec Douglas Harding. La phénoménologie a tenté avec Merleau-Ponty, de retrouver ce point de vue qui n’est plus celui de l’observable, mais plutôt du participable, comme dirait Raymond Ruyer. Il faudra se souvenir dans ce qui suit que la philosophie indienne ne détache pas sa description de la conscience du sujet. Par conséquent, ... il faut toujours considérer la notion de corps sharira, en lien avec les états de conscience, avastha, les stases de la conscience, ...

    1) Quand faisons-nous l’expérience du corps-physique ? A l’état de veille, jagrat, bien sûr, et seulement dans l’état de veille. Dans l’état de rêve, svapna, le sujet ne s’appuie pas sur le corps-physique, il se trouve sur un plan mental. Le sentiment qu’il a d’une forme est purement subjectif et dans le monde onirique, il n’éprouve plus les limitations du corps-physique. De même, dans le sommeil profond sushupti, quand la pensée vient à s’effondrer, il n’y a plus d’ego, ni de forme corporelle qui vaille. Nous ne pouvons raisonnablement parler du corps-physique que du point de vue d’un seul des trois états relatifs, avasthatraya, l’état de veille.  Au sortir du sommeil, au petit matin, nous émergeons de la torpeur  pour entrer dans la vigilance, nous « rassemblons nos esprits », nous retrouvons notre sens de l’ego, dans un face à face avec le monde des objets que nous partageons avec tous les êtres éveillés dans la vigilance. Et cela implique réinvestir le corps, ses puissances et... C’est dans l’état de veille que la dualité sujet/objet est la plus marquée. « Je », aham, et « Cela », idam, semblent très nettement opposés et le sens de la différence démultiplié à l’infini. Nous pensons que « les objets perçus dans l’état de veille – les sensations sonores, tactiles etc. – diffèrent les uns des autres à cause de leurs particularités », l’ekstase de la multiplicité des objets nous fascine,   tant et si bien que nous ne nous rendons pas compte que « la conscience qui les perçoit, elle est distincte d’eux ; étant homogène, elle n‘est pas fragmentée ». Pour le dire autrement, dans l’état de veille, la conscience-de-soi semble happée par la conscience-de-quelque-chose. Le soi semble égaré dans le monde du nom et de la forme, nama-rûpa. Cet égarement est appelé avidya, la nescience individuelle qui voile la nature véritable de l’âtman, le Soi. Non-fragmenté, tel qu’il demeure en lui-même. La Connaissance véritable, vidya, nous apprend à voir, elle permet de lever le voile de l’ignorance et de reconnaître la présence du Soi. Ainsi, la Conscience qui perçoit n’est pas sthula-sharira, le corps-grossier. Elle est plus subtile que lui et c’est en remontant de niveau plus subtil en niveaux plus subtils que nous pouvons revenir vers le Soi. Quels niveaux ? Eh bien très exactement, les cinq koshas, les cinq enveloppes qui recouvrent l’âtman et dont le corps grossier constitue la première.

    De quoi est-il fait ? Le Vedânta l’appelle annamayakosha, l’enveloppe composée d'anna, de nourriture, tissée primitivement sur les cinq Eléments, Éther, l’akasha, l’Eau, apas, le Vent, vâyu, le Feu, tejas, la Terre, prithivi. On dit « corps de nourriture », non seulement parce qu’il est fait de la nourriture que nous tirons de la Terre, mais aussi parce que ce corps à la mort redeviendra nourriture pour d’autres créatures. (texte) Le corps grossier (sthûla-sharîra), c'est-à-dire l'organisme physique, ne contient qu'une enveloppe, tandis que le corps-subtil en comporte plusieurs. Pour être plus précis, sthûla-sharîra  dispose des tanmâtra : son, contact, vision, goût, odeur, il est fait des cinq éléments, les mahâbhûta : éther, air, feu, eau, terre), de trois humeurs, les dosha : (vata, pitta, kapha), de six tissus (les dhâtu : chyle, sang, chair, graisse, moelle, semen). C’est « l’âme végétative » d’Aristote, commune à tous les vivants, le domaine qu’explore avec un grand luxe de détails et de manière très technique l’Ayur-Veda, l’ancienne médecine indienne. Notamment dans les traités de Sharaka. Noter que cette vision est très ancienne, puisque l’on en trouve déjà des traces dans le Rig-Veda dont la datation pourrait selon certains spécialistes être plusieurs fois millénaire. Nous ... il existe des ouvrages très complets dans ce domaine, le lecteur peut s’y rapporter. ...le corpus védique n’a pas ignoré la physiologie, il l’a même exploré en profondeur, mais sur des bases métaphysiques très différentes de l’approche occidentale, puisqu’il part d’une procession en hypostases graduées depuis la Conscience pure vers l’univers matériel, tandis qu’en Occident nous raisonnons à l’inverse. Nous partons de l’univers matériel, de l’objet, de l’observable, de l’organe et nous faisons dépendre la conscience et ses facultés des organes. En toute bonne logique, en vertu de l’approche adoptée, nous sommes forcément inclinés à penser le corps comme une machine, la vie comme un processus physico-chimique et la conscience comme un épiphénomène du corps. C’est la vision dominante, mais partielle, produite par le seul quadrant SD, comme dirait Ken Wilber, tandis que le Vedânta se situe dans la perspective du quadrant SG. De même, nous aurions une représentation très différente en prenant en compte le quadrant IG qui parle de la dimension culturelle du corps et enfin du quadrant ID qui ...

    2) Ce que le Vedânta nomme la Vie, prâna, n’est pas un processus physico-chimique, mais l’Énergie universelle à l’œuvre dans la totalité du Cosmos. Prâna n’a rien de spécifiquement humain. Ce corps énergétique est aussi présent chez l’animal. Si nous considérons l’être humain, prâna constitue la seconde enveloppe, le second corps ; prânamaya-kosha, est l'enveloppe vitale qui anime le corps et dont la manifestation la plus apparente est la respiration. Quand quelqu’un meurt, nous disons que le souffle s’en est allé. La vie s’en est allée. La circulation normale du prâna s’est retirée du corps qui retourne alors vers les éléments. Et sur ce point, l’idée qu’Épicure se fait de la mort est tout à fait correcte. Pour activer l’énergie dans le corps à un haut degré, le yoga utilise des techniques appelées prânayama, tandis que les postures, les asanas, concernent le corps-grossier. Les pranâyama de base sont très doux, ils équilibrent l’énergie et calment le mental. Mais il existe aussi des pranâyama plus difficiles, bien plus risqués sans la surveillance d’un instructeur compétent, qui développent l’Énergie. En Chine prâna est appelé le Chi et les arts martiaux ont développé des techniques avancées pour le mettre en œuvre directement, sans faire usage d’une force physique. Ce qui est assez spectaculaire. Les maîtres de Tai’Chi sont très au fait de la maîtrise du prâna, tandis que les étudiants ne voient au début dans les  exercices que des pratiques purement physiques. En fait il s’agit avant tout d’une maîtrise de l’Énergie. Il est souvent question dans les récits de voyage en Inde ou au Tibet, comme dans l’Autobiographie d’un Yogi de Yogananda, de saints parvenus à une haute maîtrise du prâna qui peut se substituer à l’usage de la nourriture. Nous avons déjà cité l’exemple de Ma Anânda Moyi et il y en a beaucoup d’autres. Y compris en dehors de l’Orient chez les mystiques occidentaux.

    Si l’on veut entrer dans plus de détails, Prânamaya-kosha apparaît dans le corps sous la forme de cinq prânas majeurs (prâna pour la vitalité, (texte) vyâna pour la circulation, samâna pour l'assimilation de la nourriture, apâna pour l'élimination, udâna pour l’activation  de l’esprit). Sont aussi mentionnés dans les textes, cinq prâna mineurs (nâga pour les vomissements, juma pour le sommeil, krikara pour la faim, devadatta pour le bâillement, dhananiaya pour l’assimilation). Enfin, prâna régit les cinq organes de l’action, les karmendriya : langue, mains, pieds, organes d'excrétion, organes de reproduction. Le prâna est aussi en relation étroite avec kundalini la force qui connecte entre eux les centres psychiques. Le prâna est déjà un niveau subtil, mais, par rapport aux enveloppes suivantes, il se situe à un niveau qui est considéré comme grossier. Annamaya-kosha et prânamaya-kosha forment ensemble la base grossière, sthûlopâdhi, de l’existence physique. Mais ce n’est pas le Soi. « Le souffle vital qui emplit le corps et procure leur énergie aux organes des sens constitue l’enveloppe de vitalité ; elle non plus n’est pas le Soi, car elle est dépourvue de conscience ». Quand, délaissant le culte de la belle apparence, l’accent est porté sur la belle vitalité, l’énergie magnifique, il à une progression dans la prise de conscience, mais on est encore à un stade ...

B. Troisième, quatrième et cinquièmes enveloppes

    On sautera donc à pieds joints sur l’identité que toute une tradition nous porte à révérer, celle de la pensée. « Je pense, donc je suis » avons-nous appris de Descartes et nous confondons effectivement le « je pense » avec « je suis », imaginant que le second découle du premier et que le mental est notre Soi. Surprise : nous avons déjà émis de sérieux doutes sur cette identification et nous allons montrer maintenant que la pensée indienne voit dans la pensée une enveloppe, un corps… mais qui n'est pas le Soi.

    1) Dans jagrat, l’état de veille, il semble que nous ayons une maîtrise complète sur nos pensées. C’est ce que l’ego aime à nous faire accroire. Toutefois, si la pensée est mienne, cela veut-il dire qu’elle est ce que je suis en tant que conscience ? Non justement. Nous avons remarqué qu’une pensée hyperactive n’est pas l’indice d’une conscience élevée, car si c’était le cas, svapna, l’état de rêve, dans lequel la pensée est bouillonnante, serait conscient. Hors ce n’est pas le cas. L’activité mentale peut se manifester en dehors du contrôle conscient. Freud a vu la faille, là où nous ne voudrions pas la voir, dans l’état de veille lui-même, sous la forme des actes manqués. Et on peut y ajouter toute la pathologie mentale. Nous avons aussi vu qu’une grande partie de nos pensées nous viennent par suggestion de l’extérieur et que pour l‘essentiel, notre dialogue intérieur est fait à 75% de pensées répétitives.

    Le Yoga et le Vedânta vont bien plus loin. Le Vedânta fait remarquer que dans l’état de rêve, le sujet existe bien pour lui-même sans prendre appui sur le corps-physique. Annamayakosha n’est plus investi, prânamaya-kosha est toujours présent tandis que la pensée est très active. Le sujet s’est retiré du monde extérieur et se trouve immergé dans son propre monde onirique, c’est une situation très privilégiée pour l’étude, car de là suit que si nous voulons saisir ce qu’est le mental, il est essentiel de comprendre en profondeur l’état de rêve. On peut en effet dire que dans l’état de rêve, le sujet se replie dans la troisième enveloppe,  manomaya-kosa. La racine MAN veut dire penser, manas, (mens, man, Mench), est l’esprit pensant. Manomaya-kosa, est l’enveloppe faite de pensée. Manomaya-kosha est le corps tissé de pensées (manas) ; il est constitué des modifications mentales, cittas, des facultés sensorielle (jñânindriya : ouïe, toucher, vue, goût, odorat). Attention c’est bien facultés dont il est question et non organes. C’est le corps, disons psychologique, dans lequel nous nous remémorons, nous imaginons, nous rêvons, dans lequel nous fantasmons, nous éprouvons des émotions et des sentiments, des attentes et des remords. Tout un monde donc ; et un monde stratifié en couches successives depuis l’inconscient au conscient, un monde dans lequel nous vivons et qui est même notre résidence principale. Un monde où la pensée – éclairée ou pas - est vecteur de sens. Les modifications mentales, cittas, sont les impressions formées par la pensée, ou bien à partir des objets perçus. Or Patanjali dans les Yoga-sûtra définit le but du yoga par l’arrêt des modifications mentales yoga-citti-nirodham. Pourquoi ?

    Manomaya-kosa étant composé de couches successives, la plus superficielle est celle du conscient, avec les perceptions, le train-train des pensées compulsive, des images qui remontent sans cesse depuis les niveaux inconscients. Aux niveaux les plus profond sont logées toutes les impressions latentes, les vâsanas, les imprégnations mentales du passé. (texte) Celles-ci produisent au niveau subconscient des volitions troubles, les samskâras, qui forment la masse de nos croyances inconscientes, de notre expérience passée sous la forme de nœuds psychiques, hridayagranthi, du conditionnement reçu aussi bien dans le milieu familial que dans la culture. Les samskâra mettent l’esprit dans des ornières et lui donne sa forme de pensée répétitive. C’est en eux que, sans le savoir, se nourrit le monologue de l’ego qui va broder par-dessus une histoire et se donner par là une identité. L’inconscient est là, l’ego lui est apparenté, mais il n’est pas seulement freudien. Freud a entrevu la notion de samskâra. Il en a perçu quelques aspects. Dans la psychologie du yoga les samskâra, sont désignés par excellence comme le principal facteur d’aliénation de l’esprit. Ils sont à la racine du karma résiduel et non résolu et c’est l’apparente impuissance de l’homme vis-à-vis de la force des samskâra qui a donné le ton de résignation que transporte au niveau populaire la doctrine du karma. Pas une histoire de punition divine, de malédiction ou de péché. C’est le poids du passé dont le germe se retrouvera dans l’incarnation suivante. On  compare les samskâra à des mauvaises herbes qui repoussent sans cesse (pensées compulsives) tant que l’on n’a pas enlevé leurs racines ; un fois ce travail effectué dans une sadhana, alors les effets disparaissent. Si rien n’est fait, elles repoussent, suscitent les mêmes désirs, attirent dans la vie les mêmes situations d’expérience et ainsi de suite ad nauseam. Le Vedânta dit que la pratique spirituelle agit comme un feu qui grille les samskâra, les graines du karma.

    Lorsque le contrôle conscient de la vigilance s’affaiblit pour laisser place à l’état de rêve, les samskâra remontent dans l’esprit. C’est l’image donnée par Bergson dans sa conférence sur le rêve, de la trappe soulevée qui laisse passer les fantômes du passé. Le rêveur est aux prises avec lui-même, tout ce qu’il expérimente, le scénario de son histoire, les acteurs, tout est sorti de son esprit. Bergson parle de « souvenirs », il ne voit pas très bien la puissance des samskâra. Freud ira plus loin avec un notion remarquablement utile, celle de refoulement. Ce qui est regrettable, c’est qu’il ait aussitôt verrouillé son interprétation dans la théorie de la sexualité. Nous voyons par là quel est l’intérêt thérapeutique des régressions dans la mémoire. Ce que pratiquait S. Prajnanpad. Nous avons aussi une explication solide des résultats surprenant de la pratique de l’hypnose quand elle dévoile des pans de mémoire ...

    Reste que l’entité qui dit « moi », l’entité qui parle de « mon » corps, de « ma » maison, de « mon » parti, de « ma » culture, de « mes » croyances, de "mon" image etc. « constitue l’enveloppe mentale ou psychique » ;  mais « elle non plus n’est pas le Soi ». L’ego, lui-même fait de pensées, pousse à l’identification avec le contenu mental. Des pensées. Un flot de pensées. Ce n’est pas le Soi.

    2) Le philosophe, parvenu à ce point, répondra qu’il ne s’agit pas de se laisser berner par nos pensées, mais plutôt de repenser nos pensées par la réflexion. C’est le rôle de la raison et il y a plus de sagesse à trouver le Soi dans la raison que dans une activité mentale hiératique. Très juste. Mais l’intelligence, la buddhi, qui opère dans les Idées doit pour cela être au-dessus des pensées. Non pas un paquet de pensées particulières, une partie  des pensées ou un endroit particulier dans corps-physique comme le cerveau. Le Vedânta explique que cela n’est possible que parce que l’intelligence véritable se situe en témoin (texte) dans une position supérieure. L’intelligence est plus subtile que la pensée dans laquelle elle s’exprime pour les besoins de la communication (texte) avec autrui, expression qui, elle, nécessite un organe physique et le cerveau. Plus subtil que le corps mental, le corps mental et émotionnel réunis (ils ne sont pas séparables dans manomaya-kosha), le Vedânta identifie une quatrième enveloppe recouvrant le Soi, Vijñanamaya-kosa. L’enveloppe de l’intelligence et de l’intellect. Vijñanamayakosa est constituée de buddhi, l’intelligence (bouddha : intelligence éveillée) et recoupe les facultés opérant dans la logique, le raisonnement, la discrimination de l'intellect, et l'intelligence impartiale, vijñana de la vision pénétrante. Vijñana correspond à un des aspects de buddhi qui est l'intelligence supérieure sous sa forme intuitive, tandis que l’intellect est lui décrit par son opération, viveka, la discrimination du vrai du faux, le réel de l’irréel. Comme une épée qui tranche le bois mort pour faire ressortir le vif. Viveka permet le discernement juste qui met fin à la confusion de l’esprit dans mata, l’opinion.

    Pour les puristes, tout ceci a un petit air de ressemblance avec le nous chez Platon, sauf qu’ici il est carrément question d’un corps de l’intelligence, d’une enveloppe subtile, pas seulement d’une faculté. L’intelligence a un statut ontologique dans l’échelle de l’Être. Une dimension du réel qui se traduit par un corps. Chez Plotin elle devient une hypostase.

    Personne ne remet en doute l’existence du corps-physique, en l’absence de toute investigation approfondie, nous aurions même tendance à croire que c’est le seul corps dont nous disposions. Parce qu’il est objectif et que nous avons appris que seul ce qui est objectif a une réalité. Toutefois, si nous sommes un peu sensitifs, dans la vie courante, nous avons souvent l’expérience du corps énergétique. ...Certaines personnes rayonnent un niveau d’énergie élevé, d’autres ont un niveau d’énergie très faible. Bien que le terme ait été défiguré, il possède un sens très précis, cela s’appelle l’aura. L’idée du corps mental peut à première vue sembler assez étrange, mais il suffit de prendre en considération le phénomène du rêve pour l’appréhender un peu mieux. Et de là nous pourrons aussi observer qu’effectivement la plupart des êtres humains sont dans la vie courante ...identifiés à leurs pensées. Pas vraiment présents. L’expérience du corps mental est tout à fait évidente. Il n’y a pas de mystère. S’agissant de Vijñanamayakosa par contre, le degré de subtilité est encore plus fin, sa texture semble si hautement « philosophique » que le profane rétorquera qu’il n’en n’a aucune expérience, où que celle-ci ne concernerait à la rigueur que quelques privilégiés, physiciens théoriques, mathématiciens, philosophes spéculatifs par exemple. On trouvera effectivement chez des mathématiciens comme Penrose, ou des physiciens comme Einstein, ou chez un philosophe comme Bergson, des descriptions de l’intelligence intuitive d’un grand intérêt qui relèvent directement de ce que le Vedânta appelle la buddhi. Nous pourrions y ajouter la puissance intuitive de la vision poétique, remarquablement décrite par Aurobindo dans La Poésie future. Shri Aurobindo propose de distinguer le mental ordinaire, la pensée, et le surmental à l’œuvre dans le génie artistique et dans les découvertes ...

    Dans les Yoga-sûtra Patanjali, dès le début, après avoir annoncé que le yoga a pour but l’arrêt des vrittis, des formations mentales, dit aussitôt qu’alors la conscience est établie dans sa nature essentielle. Quand le bruit mental s’efface, s’ouvre le Silence et la conscience devient sakshin, Témoin. L’accès à la position du Témoin est la plus haute forme de l’intelligence, car elle seule permet de voir ce qui est sans surimpositions mentales. Sakshin libère de l’identification aux pensées conditionnées. (texte) C’est un aspect très important sur lequel l’advaita-vedânta revient sans arrêt, car c’est de lui que dépend la libération de l’intelligence à l’égard de la forme et son aptitude directe à voir. Il est dit que celui qui a libéré son intelligence n’a plus besoin de l’appui des écritures qui deviennent inutiles.

    3) Et pourtant, Vijñanamayakosa, n’est qu’une enveloppe qui recouvre le Soi. Ce n’est pas l’âtman. Plus subtile encore que Vijñanamaya-kosha¸il existe une cinquième enveloppe, un cinquième fourreau, couvrant le Soi, Anandamaya-kosha. Aurobindo dit qu’elle est relation avec le supramental. Ananda est la béatitude, bliss conscousness. Anandamaya-kosha est l'enveloppe composée de béatitude ou de félicité. Cette enveloppe correspond à karanasharira, le premier recouvrement causal, karana, de l'âtman et le premier voilement produisant l'ignorance individuelle, avidya. Anandamaya-kosha est aussi dénommée karanasharira corps causal, car s’y trouve conservée l’essence de l’expérience vécue par l’âtman dans cette incarnation et qu’elle emporte dans la suivante. Une mémoire subtile. Dans le Vedânta, anandamaya-khosa est produite par mâya, l'illusion qui limite l'âtman.

    Dans l’état d’ignorance, l’expérience de la qualité d’ananda n’est pleinement disponible qu’au sein de sushupti, le sommeil profond. En lui, toutes les constructions mentales se dissolvent, le sujet individuel, ahamkâra, l’ego, se dissout comme la statue de sel plongée dans l’océan. Le dormeur s’éveille le matin apaisé avec le sentiment d’avoir bien dormi, il avait durant susupti le visage détendu. Bien qu’enveloppé par la torpeur nocturne, il a goûté à la félicité de l’Être, ânanda. Comme il était inconscient, cela n’a aucun effet, à part celui de laisser l’âme en repos ; .... C’est une soupape de sécurité pour un psychisme surchargé d’émotionnel. Anandamaya-kosha est l’enveloppe la plus proche du Soi. Dans les états supérieurs de conscience la qualité d’ânanda affleure, coprésente avec Cit, la conscience pure et Sat, l’Être. Très souvent les textes disent sat-cit-ânanda pour désigner la plus haute expérience du Réel. Le mystique qu’embrase la félicité, quelque soit la religion dans laquelle il s’inscrit, fait l’expérience d’anandamaya-kosha, au sommet de lui-même, et là il n’est plus question de doctrines, de croyances, de représentations, d’idées, ni même d’émotionnel dans la version sentimentale qui nous est habituelle, mais bien de la saveur de l’Être. Ananda. Le pur sentiment de l’existence dépourvu de toute fluctuations mentales. Anandamaya-kosha est la part la plus intime de ce que nous sommes. Le siège originel de la Joie pure et sans objet. « Dans les moments de bonheur, lorsque les mérites viennent à fruition, l’organe interne émet une vibration très intime et subtile qui reflète la béatitude (de l’âtman) ; vibration qui s’apaisant, se fond dans le sommeil (exempt de rêve). Mais ce voile de béatitude n’est pas non plus l’atman ». Il en est un reflet, le reflet de la félicité du Soi.

C. Remarques synthétiques

    Évidemment, il ne s’agit par de séparer quoi que ce soi. Quand nous parlons de l’être humain, nous devons garder en vue la totalité et non un agrégat de partie séparées. Le jîvâtman forme un tout. Si nous séparons le corps-physique, sthula-sharira, du corps énergétique, de  prânamaya-kosha, il n’y a plus qu’un cadavre. Si d’aventure nous voulions nous isoler dans l’intellect pur, le corps, sthula-sharira  nous rappellerait à l’ordre assez vite ; nous aurions bien du mal à nous défaire de l’émotionnel, manomaya-kosa est toujours présent. Un être humain ne peut pas complètement abrutir son intelligence, Vijñanamayakosa, est un aspect essentiel de lui-même. Il aura beau faire, il ne pourra pas non plus complètement renier  la Joie d’être, car elle ne lui est pas extérieure, mais participe de son être profond, d’anandamaya-kosha. Tout ce qui existe, ce sont des êtres humains plus ou moins conscients, plus ou moins investis dans un aspect d’eux-mêmes. Des êtres humains plus ou moins ignorants de ce qu’ils sont en réalité.

    1) Il n’est pas davantage possible de mettre à part la structure des cinq enveloppes, des sept centres psychique étudiés précédemment. L’esprit indien adore la mise en place des correspondances. Dès les premières Upanisads, il en est question. Étant donné que les sept centres décrivent la circulation de l’énergie, ils sont d’abord intimement lié à pranayama-kosha, mais le prâna est partout. Nous pourrions dire qu’ils sont un peu, disons le squelette virtuel, ou mieux l’architecture subtile de prâna dans le corps. Le premier centre, muladhara est le chakra racine, le « fondement », étant très terrestre, nous comprenons qu’il est lié à sthula-sharira, le corps grossier. Le second, Svādhiṣṭhāna, le chakra sacré, touche de près à tout ce qui relève du corps émotionnel, il est tout particulièrement relié à pranayama-kosha. On peut dire que le rôle de pranayama-kosha  est d’être une charnière entre les plans plus élevés et le niveau purement matériel : le « plan physique ». Le troisième centre, manipura, le plexus solaire, est lié à manomaya-kosha. Le quatrième centre, anahata, est le chakra du cœur, est très lié avec la gaine vijnanamaya kosha. Les ésotéristes emploient ici le terme « plan astral ». Le cinquième centre, vishuddha, le sixième, ajna, le troisième œil, et le septième, Sahasrara, le chakra couronne, sont tous  reliés à la gaine de félicité, anandamaya kosha. Pour l’ésotérisme, c’est le « plan spirituel ».

    2) La question que beaucoup se poseront ensuite est de savoir ce qu’il en est de la mort envisagé dans pareil contexte. Nous venons de le dire, le retrait de prâna rend le corps physique aux éléments. Dans la troisième dimension, la phénoménalité n’épargne rien de ce qui possède rûpa, une forme, tout ce qui a une naissance a aussi une mort, la mort est le contraire de la naissance, mais à la Vie universelle, rien ne s’oppose dans le cycle infini du Devenir. Donc sthula-sharira  est voué à la dissolution comme toute existence matérielle. Mais ce n’est pas tout. L’énergie va à l’énergie, quand prâna cesse de circuler dans le corps, pranayama-kosha  lui aussi se défait. Il faut même aller encore plus loin. La pensée, bien qu’immatérielle, est aussi une forme et comme toutes les formes, elle ne cesse d’apparaître et de disparaître. Puisque l’ego est fait de pensées, il ne ne maintient sans forme que dans la pensée, dans le temps psychologique de la pensée et il s’en va avec elle. Manomaya kosha lui aussi finit donc par se défaire, emportant ce que nous considérons d’ordinaire comme notre précieuse identité « personnelle », notre « moi ». Cependant l’Esprit goûte dans l’incarnation l’expérience et en garde la substance, il s’incarne encore et encore pour faire l’expérience de lui-même, car tel est son Jeu, lila. Pour reprendre un texte d’Aurobindo déjà cité : « Lorsque le corps se dissous, le vital va dans le plan vital et y reste un certain temps, mais au bout de ce temps, l’enveloppe vitale disparaît. La dernière à se dissoudre est l’enveloppe mentale. Enfin l’âme ou être psychique se retire dans le monde psychique pour s’y reposer jusqu’à l’approche d’une nouvelle naissance ». Le germe de l’expérience passée est la cause, karana, de l’existence future et il est conservé là où résident les causes les plus subtiles, dans anandamaya-kosha, appelé aussi karana-sharira. Ce n’est pas ce que nous appelons l’ego qui lui a disparu. Il faudrait donc parler d’une nouvelle « personne » à chaque incarnation. Cela explique pourquoi les bouddhistes, partisans du phénoménisme universel et ennemis juré de l’ego, maintiennent pourtant qu’une sorte de mémoire subsiste qui est la cause de la renaissance dans le samsara. Pour que le sujet ne soit pas englouti sous la masse d’une mémoire indéfinie, pour que libre-arbitre soit rendu possible, ce qui déposé dans  karana-sharira est occulté. L’âme passe le fleuve de l’oubli, le léthé et a l’impression de commencer à neuf. Mais comme en chacun de nous karana-sharira  est présent de manière complète, il éventuellement possible de lever l’occultation. Comme l’ont démontré beaucoup d’études depuis quelques années, jusqu’à l’âge de 7 ans beaucoup d’enfants ont accès à cette mémoire, ensuite, ils perdent cette aptitude.

    Le corps causal est intemporel, il subsiste dans l’Éternité. Sur ce plan, il n’y a aucune différence entre bouddhisme et hindouisme, pas plus qu’il n’y en a d’ailleurs sur le fond avec la doctrine  de la métempsychose exposée par Platon. Il est impossible de confondre l’âme, le Soi, avec l’ego. Si nous voulions marquer une différence, nous dirions que sur l’âme, ...le bouddhisme reste silencieux. Ce qui passe la compréhension de l’entendement humain n’est pas l’objet d’un discours direct. Le bouddhiste suit la voie neti, neti, la voie négative. L’hindouisme est plus prolixe, mais avec dans le Vedânta des avertissement nets : le Soi n’étant jamais un objet ne saurait être connu, (texte) la pensée intentionnelle se déploie constamment dans la dualité sujet/objet. Il faut donc dépasser la dualité pour, dans une suspension intuitive non-duelle appréhender l’essence auto-référente, auto-lumineuse du Soi, sans qu’il soit à jamais possible de l’enfermer dans des concepts. Toute affirmation déployée dans le langage concernant l’âtman devient paradoxale, parce que le langage est fini, or comme toute Conscience participe de l’Infini dont elle ne peut pas être séparé, toute Conscience est identique essentiellement avec Brahman, l’Englobant. (texte) C’est ce que proclame les Grandes paroles, les maha-vakya : « Tu est Cela ». « Tout ceci est Cela ».

3) Revenons maintenant sur la correspondance entre les états de conscience et les différents corps. (texte) Une présentation donne le tableau suivant en ne considérant que les trois états relatifs et non turiya, le quatrième état:

 

Annamaya-kosha

Pranamaya-kosha

Manomaya-kosha

Vijñanamaya-kosha

Anandamaya-kosha

Jagrat

Etat de veille

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Svapna

Etat de rêve

 

**

**

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Sushupti

Sommeil profond

 

 

 

 

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 **  très actif  *  peu actif  (vide) inactif

Le seul état dans lequel un travail spirituel sérieux peut être entrepris est l’état de veille, car tous les niveaux de l’être sont actifs. S’imaginer que l’on puisse (c’est à la mode) tripatouiller les rêves et en tirer un bénéfice spirituel est une illusion, car il manque l’engagement dans le monde de la vie à travers le corps-physique et c’est bien dans le corps de chair que l’Éveil peut être réalisé. Comme on le voit, l’état de rêve affaiblit de beaucoup le pouvoir de discrimination. En lui le sujet est ballotté dans le monde illusoire de ses pensées et soumis aux mouvements chaotiques de l’énergie. Aux tempêtes émotionnelles. L’activité de manas dans le rêve démontre cependant avec une grande vélocité la puissance d’illusion dont l’esprit est capable. Et c’est une leçon qu’il faut tirer vers l’état de veille où quelque chose de similaire opère encore. Si l’état de veille est affaibli, soit sous l’effet de la fatigue, de l’alcool ou des drogues, ou bien d’une perception hypnotique, (texte) le niveau de conscience régresse vers celui du rêve. ... somnoler dans l’existence. Si l’investissement plein et complet de la vigilance ne se fait plus, la lucidité est rendue impossible. La nullité du sommeil profond en tant que vécu intentionnel est patente. Et pourtant, en lui la dualité sujet/objet disparaît. Sushpti est un état non-duel, mais enveloppé de torpeur. Le Vedânta souligne que la Vacuité du sommeil profond n’est pas un néant au sens négatif du terme, la Vacuité recèle la Plénitude de l’Être imprégnée de béatitude, ânanda. Ce qui explique que par exemple Ramanda Maharshi y revienne assez souvent (texte) pour souligner que tout être humain connaît déjà l’état non-duel de l’âtman et la béatitude qui lui est associé. Ce n’est pas qu’il faille aller dormir pour entrer dans l’Éveil au sens métaphysique, ... torpeur dans le sommeil profond (texte) et l’Éveil n’est pas un amoindrissement de la conscience, mais au contraire une expansion de la conscience. Le voile de la torpeur donne une petite idée du voile de l’illusion présent dans les autres états, y compris l’état de veille. Lillusion est un étourdissement dont il faut s’éveiller consciemment, s’éveiller d’instant en instant dans l’état de veille est la lucidité. Associé à l’action on dira karma-yoga. Le hatha-yoga ajoute l’appui de techniques pour dénouer les tensions dans sthula-sharira. Il propose aussi des exercices pour réguler et stimuler le prâna au niveau de pranamaya-kosha. Il existe dans le raja-yoga des techniques qui opèrent au niveau de manomaya-kosa. La pratique de dhyana la méditation est recommandée pour calmer l’esprit et le tourner vers l’intérieur. Le Vedânta, parce que c’est un jnana-yoga, met lui l’accent sur l’éveil de l’intelligence. Donc sur vijñanamaya-kosa. La Bhagavad-Gita dit très bien qu’il n’y a pas de plus grand pouvoir de purification que celui de la connaissance. Mais c’est une voie ardue. Le bhakti-yoga correspond à ce que l’Occident comprend sous l’appellation « mystique » en suivant les modèles chrétiens. Il vise l’élan d’amour du dévot envers le Créateur, il est davantage porté sur l’expérience d’ânanda, donc d’anandamaya-kosa. Pour un Indien, le mystique chrétien et soufi sont avant tout des bhakta, mais c’est une forme de mystique qui est aussi très répandue dans ce sous-continent. Tous les yogas partagent la même psychologie, dont nous venons de cerner un aspect, mais ils diffèrent dans leurs moyens d’action, leurs pratiques, leur orientation.

4) Dans la philosophie indienne, le concept d’incarnation devient donc très complexe. A côté, le dualisme cartésien corps/esprit qui a empoisonné toute la culture occidentale tombe de lui-même. Ce qui existe ce ne sont pas deux «... ce sont différents plans d’existence, du plus grossier au plus subtil, des plans qui sont même autant de gradients d’énergie, le plus lourd étant dans les formes matérielles, le plus subtil étant le Soi. Et attention ils ne sont limités à cinq que du point de vue humain, rien n’interdit de distinguer encore au-dessus des niveaux de conscience, c'est-à-dire de dimensions supplémentaires. Mais il faudrait alors parler des devata, des divinités, et des gandharva, des anges, ce qui nous sort de l’exposé philosophique pour de la théologie ! Ajoutons que les degrés de l’Être correspondent à différentes échelles de temps, depuis le Temps de la Nature avec sa géométrie, vers le temps psychologique du mental au milieu… jusqu’au plan éternel du Soi. Toute une gradation de durée, de niveaux d’existence et de niveaux de conscience. Une fresque immense impossible à décrire.

Quand Maine de Biran ... Mais ce n’est qu’une action physique sur le corps-physique, ce qui ne prouve rien du tout. Biran a toutefois le mérite de relever une erreur de Descartes en disant que l’esprit (manomaya-kosa) n’est pas une « chose pensante » et pas une chose du tout. Ce qui est juste, le concept de chose n’a de sens que déterminé par les conditions posées dans l’état de veille au niveau de sthula-sharira, le corps grossier. Biran aurait pu relever une autre erreur qui consiste à identifier l’esprit, le manas de manomaya-kosa, à l’âme, âtman. Ou  à croire que le « je pense » du manas, implique « je suis », alors que le sentiment de l’Être (texte) appartient à l’âtman, au Soi, non à la pensée. (texte) Une confusion qui est encore entretenue aujourd’hui.

Quand Auguste Comte rejette la psychologie parce que pas assez « biologique » à son goût, il se fourvoie complètement. Il ne voit pas les degrés de l’Être. Il en reste à l’objet. Mais il y a plus subtil et beaucoup plus puissant que le niveau des objets physiques. L’enveloppe mentale manomaya-kosa est d’une importance considérable, elle est très différente d’annamaya-kosha. Un être humain vit dans le mental et tout ce qu’il pense, y compris sur le mode objectif est une représentation mentale. Ken Wilber a eu le mérite de clarifier nettement ces erreurs montrant à quel point les domaines de connaissances doivent être distingués ainsi que leurs méthodes. Ce qui marche dans l’objectivité de la physique ne va pas ailleurs. Marcel Proust ou encore Amiel sont des introspectifs de haute pointure, pas des physiciens. N’empêche qu’ils ont fait des découvertes importantes sur le plan de manomaya-kosa.

Les distinctions proposées par Aristote dans le Traité de l'âme, II, 2) : âme nutritive (végétative), âme sensitive (perceptive), âme appétitive (motrice), âme pensante (cogitative), dont il est d’usage de se moquer retrouvent ici une pertinence. Aristote était plus sensible aux degrés de l’Être que nos cartésiens. Parler de différentes « âmes » à la manière d’Aristote est un langage proche des différents kosha. Un Indien préfèrera garder le mot âme pour le Soi et tout son mystère et parler d’enveloppes pour les niveaux subséquents. Très curieusement, quand Aristote parle de Dieu comme le Premier Moteur immobile qui meut toutes choses, il désigne précisément ce que l’Inde appelle le Soi universel. L’influence conjuguée de Platon, avec sa tripartition de l’âme et d’Aristote s’est perpétuée du coté du néoplatonisme. Plotin développe une théorie de l’émanation des hypostases à partir de l’Un. Jamblique et Proclos parle des « enveloppes », des « tuniques » de nature éthérée et astrale de l’âme. Vers l’an 400, Macrobe reprend ces notions: « L'âme parfaitement incorporelle ne se revêt pas tout de suite du limon grossier du corps, mais insensiblement, et par des altérations successives qu'elle éprouve à mesure qu'elle s'éloigne de la substance simple et pure qu'elle habitait, pour s'entourer de la substance des astres, dont elle se grossit. Car, dans chacune des sphères placées au-dessous du ciel des fixes, elle se revêt de plusieurs couches de matière éthérée qui, insensiblement, forment le lien intermédiaire par lequel elle s'unit au corps terrestre». Un texte ...

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    Il est assez libérateur de parler de corps au pluriel au lieu de ne parler que d’un seul, le corps physique, c’est une invitation à nous déprendre de la fixation obsessionnelle sur les apparences et l’image de « mon corps ». Que l’on présente allègrement comme un « souci de soi » (!) et même une identité (!!). Le sommet de l’iceberg qui émerge de l’eau, tandis que la plus grande partie de l’être reste cachée sous l’eau. Dans l’invisible. L’avyakta, le non-manifesté. Le non-manifesté est infiniment plus vaste que le manifesté. La théorie des kosha, des enveloppes de l’âme n’a rien d‘une doctrine d’école, ou d’une dogmatique religieuse, c’est de la psychologie consignée dans des traités, expérimentée, vérifiée et testée pendant des milliers d’années, mais dans un aventure intérieure que l’Occident ne veut pas reconnaître. Même si, de ci, de là, il s’avère que bien des expériences subjectives nous rappellent « qu’il doit bien y avoir quelque chose de vrai là-dedans » !

    Cette brève présentation n’entre pas dans les détails, mais il est important de noter, à l’usage de philosophe, que la théorie est très structurée, elle a été peaufinée pendant des siècles et ceux qui l’ont étudié de près, qui ont fait le lien avec l’expérience directe, savent ce qui est correct en la matière et ce qui relève de confusion et d’ajouts fantaisistes. Il est regrettable que l’on ai beaucoup marchandisé ces questions. La théorie des kosha est d’une remarquable profondeur métaphysique, ce n’est pas un article rayon ésotérique de supermarché. Il serait temps que les philosophes lui accordent l’attention qu’elle mérite.

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Vos commentaires

Questions:

1. En quoi la théorie des cinq corps modifie-t-elle notre conception actuelle de l'incarnation?

2. Replacé dans cette perspective quel est le sens du matérialisme ?

3. En suivant les conséquence, pourquoi est-il important de différencier le mental de l'âme?

4. Où situer le sujet psychologique?

5. Parler de "corps" est-ce immédiatement parler d'identité?

6. En  quoi les états de conscience sont-ils si importants pour comprendre l'incarnation?

7. Peut-on imaginer religion qui ne s'appuierait pas sur une représentation complexe de l'incarnation?

 

  © Philosophie et spiritualité, 2014, Serge Carfantan,
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