Nous avons vu toute la richesse de sens que comporte la philosophie de la Nature, revenons maintenant sur une question seulement esquissée auparavant, la problématique de l'éthique de la Terre. C'est en fait une très belle expression d'Aldo Leopold dans un grand classique de l'écologie contemporaine, Almanach d'un comté des sables. D'un point de vue purement conceptuel nous avons distingué la morale de l'éthique. La morale est par définition collective sa forme en tant que devoir a été
Nous devrions donc plutôt écrire "morale de la Terre", mais l'expression transpire de moralisme justement et fait passer l'écologiste pour un donneur de leçons dogmatique. Ce n'est pas du tout dans cette optique que nous allons travailler. Le problème qui nous occupe ici a été identifié sous la catégorie philosophique d'éthique environnementale, dont l'un des représentants contemporains les plus influents dans le prolongement d'Aldo Leopold, est John Baird Callicott. La difficulté majeure de cette question tient, nous l'avons déjà noté, au caractère excessivement personnaliste, anthropocentrique, de la représentation de la morale en Occident. Or nous assistons depuis des décennies maintenant à l'émergence d'une représentation écocentrique de la morale.
Avons-nous affaire à une sorte d'aberration qui nous mènerait droit à un écofascisme ou à une sorte d'extension logique et naturelle de notre sens moral? La question est donc de savoir, à la lumière des connaissances nouvelles apportées par l'écologie contemporaine, en quel sens sommes-nous en droit de parler de devoir à l'égard de la Nature? Il ne s'agit pas, comme nous l'avons déjà examiné, de se demander si la nature peut être un modèle, mais s'il est légitime d'étendre la notion même de morale au-delà de l'humain, d'y englober le règne animal, végétal, voire minéral. .
L’idée que
nous avons en tant qu’êtres humains des
responsabilités à l’égard de la Nature est
désormais
assez bien intégrée dans nos mentalités. Cela ne veut
pas dire qu’elle soit universellement pratiquée – il y a encore loin de l’idée à
son incarnation dans les mœurs –, mais il
est incontestable que des progrès ont été faits, depuis la Conférence des
Nations unies sur l’environnement à de
Stockholm en 1972, la prise de
conscience a fait son chemin. On en oublierait presque que la naissance d’une
éthique de la Terre a des racines historiques très antérieures. Ne serait-ce
qu’aux États-unis, il y a incontestablement un cheminement continu depuis
Emerson et Thoreau jusqu’à
Aldo Leopold et les penseurs environnementalistes contemporains. Il appert
cependant que chez les transcendantalistes il était surtout question de former
une sorte de vigueur morale au
contact de la nature, non pas tout à fait de
devoirs envers la nature.
1) Commençons par quelques mises au point importantes pour notre propos avant d’entrer dans les textes de Leopold et Callicott. Ken Wilber situe les différentes avenues de notre connaissance dans quatre quadrants ; le quadrant individuel et subjectif, SG consacré essentiellement à ce qui relève de l’intériorité ; le quadrant individuel objectif SD des sciences de la Nature, tout particulièrement la physique et la biologie ; le quadrant collectif culturel IG ; et enfin le quadrant du collectif objectif ID de la théorie des systèmes dont l’écologie est le représentant le plus remarquable. Wilber démontre qu’il existe une méthodologie originale dans chaque quadrant et que beaucoup d’erreurs résultent de confusions entre les domaines et les approches.
Il est parfaitement clair que l’éthique de la terre est adossée à la théorie des systèmes à l’œuvre dans l’écologie et nous ne devons jamais perdre de vue ce point essentiel. Pour la comprendre, il est indispensable d’adopter la pensée de son contexte, c'est-à-dire la pensée systémique. Dit autrement et avec plus de précisions, toute la question est de savoir en quoi la vision systémique apportée par l’écologie vient nourrir une interprétation renouvelée de la morale.
Et c’est là
que nous retombons à pieds joints sur le début d’Ethnique de la Terre de
Callicott. Un regard rétrospectif sur l’histoire de nos origines culturelles
révèle « un développement moral, lent mais régulier, sur trois millénaires »
dans lequel une part de plus en plus importante de nos relations et de nos
activités sont tombées sous la coupe de principes moraux. Ainsi, « les
générations futures censureront l’esclavage banal et universel de la nature,
comme nous condamnons aujourd’hui l’esclavage humain, tout
aussi
banal et universel il y a trois mille ans ». Nous pouvons parler « d’extension
de l’éthique », or ce que montre Aldo Leopold, c’est que l'extension de
l’éthique « est en réalité un processus d’évolution écologique ».
Nous savons que la morale est là pour apporter des limites à notre liberté
d’agir. Nous savons d’après la théorie de Darwin que la « lutte pour
l’existence » joue un rôle important dans l’évolution, mais comment dès lors
comprendre que des « limitations de la liberté d’agir » aient pu se conserver et
se propager à travers les âges jusqu’à nous ? Comment faire le lien entre le
sens de l’altruisme et la moralité ?
Impossible en écologie de s’appuyer sur des présupposés religieux, la vieille histoire d’un dieu moralisateur édictant des sanctions. La réponse qui semble par contre unanime, à quelques exceptions près dans la philosophie occidentale, est que c’est la raison qui en l’homme est à l’origine de la morale. C’est elle qui doit former à la vertu pour Platon, c’est elle qui constitue le pilier du Contrat social, c’est encore elle qui est à l’origine de l’impératif catégorique kantien. Bref, si nous sommes des êtres moraux, c’est parce que nous sommes des êtres rationnels. En des termes que nous avons explicités ailleurs, disons que c’est le développement du mental humain qui est à l’origine du développement complexe et sophistiqué de la moralité dans l’histoire.
Mais l’explication reste très générale. De l’ordre des généralités philosophiques de base d’un cours de terminale. Il convient ensuite d’interroger de manière plus critique cette genèse et il y a plusieurs manières de s’y prendre. La moralité peut en principe (surtout en principe et de manière abstraite) être une application de la raison humaine, mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs, « La raison semble être une faculté variable et récemment apparue », son développement est lié à des compétences linguistiques complexes, à une matrice sociale hautement développée. Notons que Rousseau par exemple rechignerait à la présentation précédente, lui qui reconnaît l’empathie, la compassion, la pitié avant même que la moralité ne soit apparue. Il y a beaucoup de recherches contemporaines qui valident cette proposition, donc « nous avons été éthique avant que d’être rationnel ». Darwin tablait lui sur l’importance de l’affection filiale et parentale commune… qu’il étendait à tous les mammifères. Le lien affectif d’empathie entre les parents et les enfants permet la formation de petites unités sociales étroitement soudées, de là il a pu s’étendre à une communauté élargie. Et attention, pour Darwin, ce facteur de lien des sentiments sociaux n’est pas moins soumis aux mécanismes de survie que les facultés physiques. Il y est également soumis. Leopold prolonge ces idées dans l’écologie. On peut retourner la question en tous sens, mais on en reviendra toujours à cette affirmation : « toute éthique… se résume en un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes ». (texte) Et c’est la grande idée de l’écologie : l’interdépendance est partout présente parce que la vie est systémique. Tout est question alors d’élargissement du cercle.
2) Il n’y a pas vraiment de mystère, les études anthropologiques démontrent à foison que les limites de la communauté morale sont coextensives aux frontières de la société. Selon Darwin, le sauvage qui risque sa vie pour sauver un membre de sa communauté, peut moralement être indifférent envers un étranger. Il s’agit en fait dans la morale sociale à la racine d’une identification au même, de l’identité. Toujours selon Darwin, il en résulte sans contradiction que les populations tribales sont à la fois modèles de vertu à l’intérieur des frontières de la tribu et à l’extérieur, dans l’identification de l’autre, « des voleurs inconditionnels, des meurtriers involontaires et des bourreaux ». S’il s’agissait à l’origine d’élaborer une défense efficace contre des ennemis éventuels, au fil du temps le contexte systémique à radicalement changé. Les sociétés humaines se sont partout agrandies. Les nations se sont constituées, avec ou sans État. Callicott rappelle que les Iroquois ou les Sioux proviennent de la fusion de tribus autrefois séparées. A cela vint s’ajouter la sédentarisation, la formation du bourg des bourgeois, le développement des villes, l’artisanat, l’agriculture, le commerce etc. puis beaucoup plus tard, l’industrialisation. La représentation du bien et du mal devait donc nécessairement changer pour s’accommoder du développement systémique de l’organisation des ordres sociaux émergents et de l’économie. Aujourd’hui c’est encore le même processus systémique qui nous conduit, malgré nous, à travers une forte résistance, à percevoir très nettement les limites des États-nation. L’État n’est pas compétent pour gérer le local et la mondialisation des échanges, ainsi que la communication de l’information nous mettent en route vers le village planétaire, une fédération des États. C’est donc en toute logique que « l’éthique humaine mondiale lui correspondant a, quant à elle, été plus précisément articulée : on l’appelle communément l’éthique des droits de l’homme ». Évoquer à titre d’explication tout au long de cette histoire l’intervention de la raison comme pôle directeur de la morale n’est pas suffisant, et c’est là que nous commençons à comprendre l’idée de Leopold selon laquelle l’extension de la morale est en réalité un processus écologique.
Toute
personne éduquée peut aujourd’hui honorer le précepte qui veut que tous les
membres de l’espèce humaine, sans distinction de race, de religion et de
culture, soient dotés des mêmes droits fondamentaux ; on dira alors que c’est
« bien » de les respecter et « mal » de ne pas les respecter. Nous l’avons vu
ailleurs, les droits de l’homme ne sont pas exactement
du droit, mais bien plutôt une reformulation
d’exigences morales à portée universelle. Ce que l’écologie dirait c’est que cet
idéal moral contemporain est né en réponse à la perception – même vague et
indéfinie -, disons au pressentiment de
l'unité, pressentiment que
l’humanité répandue sur la Terre forme une même communauté, une même famille.
Même si la plupart de nos contemporains ont un peu de mal à passer du
pressentiment à l’intuition,
l’idée est là et son concept peut être clarifié par l’écologie.
« D’après Leopold, l’étape suivante de ce processus, l’étape d’après l’éthique (encore inachevée) de l’humanité universelle, l’étape que l’on discerne clairement à l’horizon, c’est l’éthique de la terre ». « L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure les sols, les eaux, les plantes, les animaux ou, collectivement, la terre ». Nous l’avons vu, ce n’est pas du « comme si » : la Terre est une communauté et c’est le concept de base de l’écologie. Il appartient à l’éducation de faire en sorte que peu à peu, le sens commun finissent par percevoir la Terre pour ce qu’elle est, une communauté biotique, dès lors, il est assuré qu’une éthique de la Terre émergera d’elle-même dans la conscience collective. Comme nous l’avons vu avec Jonas, l’éthique de la Terre est non seulement possible, mais nécessaire, en raison du fait que l’homme a collectivement acquis une puissance gigantesque capable de détruire l’intégrité, la diversité, la stabilité de tout ce qui l’entoure, la capacité de porter atteinte de manière violente à l’économie de la Nature. La clé demeure une « alphabétisation universelle à l’écologie ».
Nous en arrivons donc à la maxime morale synthétique de l’éthique de la terre formulée par Leopold : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le cas ». (texte) Selon cette maxime il est injuste d’abattre massivement les forêts sur l’île d’Hispaniola dont il était question précédemment, car c’est toute la terre qui est ravinée par les pluies et part à la mer, ne laissant plus au final que le désert. Mais il est également injuste de laisser proliférer des plantes, des algues envahissantes, une population de tortues, de lapins si cela revient à menacer la communauté biotique dont ils sont membres. Il s’agit donc d’un holisme. En rupture nette avec toute la philosophie morale moderne qui prend au contraire l’égoïsme comme point de référence, tout en se demandant comment étendre la considération morale par un processus de généralisation. « Je suis certain que moi enveloppé dans mon ego, j’ai une valeur en moi-même et qu’ainsi, mes intérêts doivent être considérés, pris en compte… Je suis cependant ensuite obligé, à contrecoeur, d’accorder aux autres la même considération morale que j’attends d’eux, parce que ces autres peuvent aussi faire valoir qu’ils possèdent la même caractéristique ». Moi. La trajectoire est plutôt compliquée et si elle peut redresser la barre, elle demeure réductrice. Elle néglige le fait fondamental que l’altruisme est « aussi fondamental et présent dans la nature humaine que l’égoïsme ». David Hume insistait sur l’idée qu’il nous faut renoncer à justifier le sentiment moral par l’amour-propre, nous devrions plutôt admettre que les intérêts de la société ne nous sont pas indifférents, pour comprendre la morale, il faut adopter l’idée d’une affection publique qui se porte toujours sur la communauté. Et il n’y a pas de raison sérieuse de limiter la communauté, elle est plutôt comme les cercles concentriques dans la coupe d’un arbre.
Il nous faut donc dans nos considérations morales aller au-delà du cercle limité resserré autour de l’ego de la tribu, de la nation et même de l’humain. L’éthique de la terre nomme anthropocentrique la position qui ne reconnaît de dignité morale qu’aux humains en raison de leur aptitude rationnelle, pour laisser en dehors de ce champ tout le reste au rang de « valeur instrumentale », ce qui revient à considérer le « reste » en question uniquement sous l’angle des "ressources". Il ne manque pas de textes classiques qui vont dans ce sens, y compris chez Kant. On appellera donc à l’inverse écocentrique, la position qui entend démontrer que les entités naturelles ont une dignité morale qu’il convient de respecter ; du coup la valeur intrinsèque que nous réservons à l’homme devrait être retrouvée dans tout ce qui vit, dans tout ce qui existe au sein de la Nature. (texte)
1)
Problème : « la monnaie d’échange de l’économie de la nature, passe d’un
organisme à l’autre, non pas d’une main à l’autre comme une pièce de monnaie,
mais pour ainsi dire d’un estomac à un autre. Manger et être mangé, vivre et
mourir, tel est le refrain de la communauté biotique ». (texte) L’idée est même très
ancienne, elle est déjà dans les textes védiques « ici-bas tout est
mangeur et mangé » ; c’est la manière dont la
nature est organisée depuis des millions et des millions d’années. L’éthique de
la terre se doit donc d’affirmer que ces inéquités de la nature sont bonnes et
s’efforcer de les préserver. Or le principe, transposé dans une communauté
humaine, est inadmissible et doit être condamné. En effet, l’objection qui
surgit est que le droit à la vie pour
les membres individuel de la communauté biotique n’est pas sollicité par
l’éthique de la terre. Les spécialistes de la philosophie morale auront donc
beau jeu de considérer l’éthique de la terre avec horreur, car par nature
elle insiste davantage sur le bien de la communauté biotique dans son ensemble
plutôt que sur le bien être des individus qui en sont membre. Il est moralement
permis au nom de l’intégrité et de la stabilité de la communauté biotique, et
même requis, que les membres de certaines espèces soient abandonnés à la
prédation des autres. Nous n’allons tout
de même pas moraliser
le renard qui attrape un faisan ou la poule qui déniche un ver de terre ! Mais
comme nous vivons dans une époque plutôt cynique, certains extrémistes
misanthropes vont jusqu’à dire que nous devrions nous-même nous soumettre à ce
régime draconien. Pourquoi pas, comme William Aiken, souhaiter une mortalité
humaine massive ? C’est ce que l’on nomme le « fascisme
environnemental ».
L’éthique de la terre est-elle vraiment draconienne et fasciste ? Son fondateur Leopold n’a jamais partagé ce genre de vues, il n’a « jamais prêté à l’éthique de la terre des implications ou des conséquences inhumaines ou antihumanitaires ». L’objection vient-elle des présupposés théoriques des spécialistes de la philosophie morale ou bien de l’éthique de la terre elle-même ?
Comme nous venons de le voir, l’analyse systémique et évolutionniste de l’éthique sur laquelle s’appuie Leopold diffère nettement de celle qui a été instituée dans la philosophie morale classique, cependant, pour Leopold, l’éthique de la terre à aucun moment ne remplace ni ne recouvre les progrès moraux qui la précèdent. « Les sensibilités et les obligations morales antérieures qui accompagnent et corrèlent les couches antérieures de la participation sociale demeurent valides et prescriptives ». Après tout c’est une chose aisée à comprendre pour le sens commun, être citoyen d’un État implique avoir des obligations envers lui, ce qui engendre le patriotisme. Mais cette appartenance n’invalide pas pour autant les obligations à l’égard d’une communauté plus petite, celle du village, puis celle du voisinage immédiat et de la famille. Le fait même que nous nous reconnaissions membre de la communauté biotique n’implique nullement que nous soyons relevés de nos devoirs envers la communauté humaine, de la citoyenneté et ainsi de suite, selon l’image des cercles concentriques du tronc d’arbre. « De plus, en cas de conflit, les devoirs corrélatifs à des cercles sociaux intimes auxquels nous appartenons éclipsent en règle générale les autres devoirs concernant les cercles les plus éloignés de notre communauté affective ». Donc, « les obligations familiales, en général, passent avant les devoirs envers la nations et les obligations humanitaires, en général passent avant les devoirs envers la nature. C’est pourquoi l’éthique de la terre n’est pas draconienne ou fasciste. (texte) Elle n’annihile pas la moralité humaine ».
2) Dans l’interprétation moderne de la morale, on a posé une dualité de principe et fortement insisté sur la coupure radicale entre l’homme et la nature. L’homme en s’érigeant en être métanaturel, voire même surnaturel, a décidé que sa communauté morale devrait se limiter aux seuls êtres partageant cette transcendance, c'est-à-dire aux êtres humains. Privilège absolu de la pensée d’un côté et dogme théologique religieux de l’autre pour une conclusion à l’identique : l’éthique de la terre devient impossible. (texte)
Le mouvement
de l’empathie et l’aptitude à un comportement
altruiste sont-ils les privilèges des seuls humains ?
Franz de Waal démontre que ce n’est pas le cas.
L’expérience prouve que le comportement d’aide et de secours est très présent
chez les mammifères. Le loup qui dans les contes d’enfants figure l’image de la
cruauté est aussi capable d’un instinct social, bien qu’il ne
possède pas une représentation mentale de la moralité. De plus, nous faisons
nous-même partie de la Nature et ce n’est pas sans conséquence. « Le
comportement moral intelligent est un comportement naturel, nous sommes ainsi
des êtres moraux non pas en dépit de la nature, mais
conformément à la nature. Dans la mesure ou la nature a produit au
moins une espèce éthique, homo sapiens, elle n’est pas amorale ». La coupure
entre l’homme et la nature relève d’une dualité complètement fictive. Aussi
bien, nous pourrions considérer
avec
Leopold la morale comme « une sorte d’instinct communautaire en gestation ». De
manière très habile, Rousseau disait que la conscience morale est à l’âme ce que
l’instinct est au corps, un guide intérieur, mais ce que démontrent les études
contemporaines, c’est qu’il n’y a en fait pas de séparation nette entre l’un et
l’autre. L’instinct contient aussi (il faut insister sur ce
« aussi ») en germes les réponses de l’empathie.
Reste que l’interprétation que nous donnons de la valeur dans un monde dominé par la technique est fortement impacté par une conception instrumentale et c’est surtout ce qui fait problème. Si encore nous vivions dans une civilisation portée par de fortes valeurs spirituelle, le mot évoquerait immédiatement « quelque chose qui dépasse de loin la valeur économique », comme dit Leopold, mais dans le matérialisme ambiant, le mot valeur est lesté d’un poids assez lourd par ce qui constitue pour nous « la valeur des valeurs », l’argent. Le lien entre la valeur instrumentale et la valeur économique est facile à établir : l’une comme l’autre procèdent de la pensée calculatrice et viennent étroitement se nouer dans l’intérêt personnel. Callicott est particulièrement clair à ce sujet : « l’éthique est fondée sur le sentiment instinctif – sympathies, respect – et non sur l’intelligence calculatrice consciente d’elle-même ». (texte)
Mais comment établir que la nature constitue une valeur intrinsèque? Callicott explicite deux preuves très solides.
Premier
point. Edwin Pister, un biologiste de Californie a passé une grande partie
de sa vie à tenter de sauver de l’extinction différentes espèces de poissons
vivants dans des îlots aquatiques, contre les multinationales de l’agrobusiness
qui pompaient l’eau du son à des fins d’irrigation jusqu’à remporter quelques
procès. Bien évidemment, il a dû affronter l’incrédulité des fédérations de
pécheurs qui lui posaient toujours la même question : « à quoi il est bon ce
poisson après tout ? » C’est un cas tout à fait paradigmatique que l’on
pourrait multiplier à l’envi avec des milliers d’autres espèces. La question
suppose implicitement qu’une espèce n’a aucun droit à l’existence par elle-même,
à moins qu’elle n’ait une certaine utilité instrumentale. Il est
extrêmement difficile de discuter avec des gens enferrés dans
ce
point de vue. D’où l’agacement de Pister. Jusqu’au moment où il a trouvé une
solution. À la question « à quoi est-il bon ?, il répliquait : « Et
vous, à quoi êtes vous bon ? » Posé de cette manière, la question invitait
l’interlocuteur « à prendre conscience du fait qu’il est enclin à considérer que
sa propre valeur excède sa valeur instrumentale. Bien des gens souhaitent avoir
une valeur instrumentale – souhaitent être utile à leur famille, à leurs amis et
à la société. Mais lors même que nous ne serions bons à rien, nous continuons de
croire, en dépit de cela, que nous avons encore quelque droit à l’existence, à
la liberté, à la recherche du bonheur ». (texte) À y regarder de près, la dignité
humaine est fondée sur le fait que « nous revendiquons pour nous-même la
possession d’une valeur intrinsèque ». C’est la
preuve phénoménologique de
l’existence de la valeur intrinsèque. Nous faisons l’expérience de la valeur
intrinsèque en tant que conscience de manière irréfutable. Pour reprendre ce que
nous avons dit ailleurs, la vie s’éprouve elle-même en se vivant, nous sommes
vécus par la vie et nous n’avons besoin de rien d’autre pour comprendre que
la Vie a une valeur, la vie est la Valeur des
valeurs.
Second point. Nous nous servons communément d’outils comme la pelle, le râteau, la clé à molette ou le tournevis. Par définition l’outil a une valeur instrumentale. Il serait d’ailleurs judicieux de serrer au plus près l’usage que nous faisons du mot « instrument » pour le ramener à l’outil. Voir par exemple toute l’analyse que propose Ivan Illich de l’outil convivial, que l’on retrouve aussi chez Gandhi. Si l’outil n’avait pas de valeur instrumentale, il n’existerait pas. La pelle n’a été inventée que comme un instrument qui permet de creuser. Idem pour la clé à molette ou le râteau et leur usage. Or, l’existence de la valeur instrumentale implique l’existence de la valeur intrinsèque. L’argument est souligné par Sylvan et Plumwood : « Certaines valeurs sont instrumentales, c’est-à-dire qu’elles sont un moyen ou un instrument pour la réalisation de quelque chose qui a une valeur, et certaines ne le sont pas, et ce sont donc des valeurs non instrumentales ou des valeurs en soi. Il existe donc certaines valeurs qui doivent être des valeurs intrinsèque, et certains objets qui doivent avoir une valeur en eux-mêmes et non pas en tant que moyens pour la réalisation de fins qui leur sont étrangères ». La chaîne des moyens doit bien s’arrimer quelque part, à une fin en soi, sans quoi elle perdrait tout ancrage. Puisque nous accordons effectivement une valeur instrumentale aux moyens et que l’on accorde aux fins une valeur intrinsèque, il faut que les fins en soi existent pour que des moyens existent, et puisque les moyens existent, la valeur intrinsèque existe. C’est la preuve téléologique de la valeur intrinsèque. (texte)
Reste à
démontrer que la nature en tant que telle a une valeur intrinsèque. La question
est en effet cruciale, car s’il est impossible d’attribuer une valeur
intrinsèque à la nature, l’éthique de la terre perd sa raison d’être.
Mieux : « si la valeur intrinsèque fait défaut à la nature, alors toute éthique
environnementale non
anthropocentrique est disqualifiée ». D’aucun diront que toute cette
discussion est juste un « problème de philosophe », mais c’est une grave erreur.
C’est au contraire d’une importance fondamentale. Mesurons les conséquences :
« si la valeur intrinsèque de la nature était pleinement reconnue et faisait
l’objet d’une régulation juridique, alors les entreprises d’exploitation des
forêts seraient dans l’obligation, à chaque fois qu’elles auront le projet
d’abattre une forêt primaire, de porter l’affaire en justice pour obtenir la
permission de le faire ». Ce serait à elle d’apporter la charge de la
preuve de la validité de ce qu’elles veulent entreprendre étant entendu
que nous aurions déjà collectivement une entente sur la valeur intrinsèque de la
forêt. C’est énorme quand on y pense, ce serait carrément une révolution dans la
façon dont nous traitons le monde non-humain. Un peu comme dans le système
juridique quand on admet la présomption d’innocence en laissant la charge de la
preuve à l’accusation ; ici nous admettrions une présomption de valeur
intrinsèque de la nature.
Or soyons un peu honnêtes dans l’examen de notre relation à la nature. Elle est instrumentale dans le paradigme mécaniste des sciences de la nature dans lequel science et technique sont étroitement liées. Elle est instrumentale pour les multinationales qui exploitent avec une technicité enragée ses ressources. Elle est instrumentale à travers le marché et comme poubelle de la société de consommation.
Mais en tant qu’être humain ? Même l’ingénieur sorti de son travail technique d’exploitation peut se délecter de la beauté de son jardin. On n’a jamais vu un biologiste observateur ne pas s’extasier de ce qu’il découvre dans le royaume de la flore et la faune, tout en tenant par ailleurs un discours scientifique. Or cette satisfaction esthétique que nous offre la Nature, sa valeur esthétique, vaut pour elle-même de manière libre et suffisante. On peut bien sûr rétorquer que le marché se fait fort de marchandiser l’attrait de la beauté de la nature à grands renforts d’autocars pour colporter des touristes vers des « points de vue » magnifiques et on en revient encore à une « valeur instrumentale ». Mais la beauté de la nature demeure et vaut pour elle-même de manière si puissante et avec tant de majesté qu’elle suffit comme valeur pour que nous ayons souci de la préserver. Dans le même ordre d’idées l’émotion du sacré devant la nature, sa valeur spirituelle, l’élan mystique qu’elle procure valent pour eux-mêmes. Il en est de même pour ce qui est de la valeur morale. Nous avons déjà étudié le message d’Emerson à ce sujet. Mais il y a aussi a contrario le pire. L’extinction massive des espèces qui se produit actuellement à un rythme qui ne fait que s’accélérer ne peut que nous peiner profondément. La responsabilité humaine engagée dans ce processus ne peut que suggérer qu’elle est plus le fait d’une espèce atteinte de folie furieuse, que d’un être apte à effectuer des choix moraux intelligents. Pour plagier Kant, il faut dire que la conscience écologique est à l’heure qu’il est une conscience malheureuse. Aldo Leopold le disait déjà à son époque. Le tigre du Bengale et l’éléphant d’Afrique ont été englobés par les biologistes sous le nom de « faune supérieure charismatique » et nous sommes tous d’avis que leur disparition sera regrettée pour les générations à venir. Certainement pas pour leur « valeur instrumentale ». Il y a un degré de sensibilité vis-à-vis de la nature qui est la marque de notre humanité, on est en droit de s’inquiéter à la limite sur la santé mentale de ceux chez qui cette sensibilité semble complètement éteinte. Un psychiatre dirait qu’une des preuves qu’une personne est saine d’esprit tient à sa capacité d’empathie à l’égard d’autrui, sitôt que celle-ci disparaît, l’esprit est clairement dysfonctionnel ; eh bien nous serions avisés de remplacer « empathie à l’égard d’autrui », par « empathie à l’égard de la nature », son absence chez un être humain est tout aussi inquiétante et conduit aux mêmes conclusions.
C'est donc de manière décidée que nous pouvons opter en faveur d'une éthique biocentrique qui accorde à la nature une valeur intrinsèque à la nature sans exiger d'elle qu'elle atteste une forme de conscience analogue à la nôtre et sans en appeler à sa valeur instrumentale. (texte)
Le chapitre « la nature est
morte, vive la nature ! » qui arrive vers la fin du livre de Callicott fait
exactement retour sur le point de départ de nos investigations sur le thème de
la nature. Il s’ouvre sur une référence à Nietzsche avec le meurtre du dieu
moral, avec en sourdine, sa reprise dans la formule « la nature est morte » ; et
là on se demande s’il faut la prendre au pied de la lettre en constant les
dégâts autour de nous, ou si c’est la fin d’un paradigme de la nature.
La Nature comme un grand « autre » qu’il fallait combattre parce qu’elle était
« sauvage » en la civilisant, « voici ce qui est en effet fini » dit Callicott.
« Toutefois, avant de nous confondre en lamentations, je voudrais dire que ce
qui est arrivé à sa fin, ce n’est pas la nature elle-même, mais la
conception moderne de la nature. Nous
n’avons pas plus assassiné la nature que nous avons tué Dieu. Au contraire, nous
devrions nous en réjouir, étant
donné
que son règne historique a été pernicieux ». Place à une nouvelle conception
« systémique et dynamique de la nature, qui inclut les êtres humains au lieu de
les exclure ». Elle est en train de prendre forme.
1) Nous l’avons montré « le trait le plus fondamental de la conception moderne de la nature est une dichotomie entre l’homme et la nature ». Rupert Sheldrake a écrit dans L’âme de la Nature des pages très synthétiques à ce propos. (texte) Callicott observe que déjà dans la Grèce antique l’homme pouvait être considéré comme séparé de la Nature parce qu’il était le seul animal rationnel. En prenant appui sur Aristote, nous n’avons pas soutenu cette thèse qui nous semble juste que bien plus tard. Ce qui est très pertinent cependant, c’est la convergence entre le courant judéo-chrétien conduit par Thomas d’Aquin et Descartes à la Modernité. Comme Sheldrake, Callicott met en avant Francis Bacon pour « inaugurer le programme de la conquête scientifique de la nature par l’homme. Si nous pouvons découvrir les principes moteurs – les lois divines – qui gouvernent la nature, prophétisa-t-il, nous pourrons la plier à notre volonté ». Descartes ne dit pas autre chose dans le Discours de la Méthode, l’homme devenant « comme maître et possesseur de la Nature ». (texte) Il ne s’agit pas de dénigrer ceux qui ont conduit cette tradition, mais de reconnaître que « pour le meilleur et pour le pire, notre civilisation est le legs que nous tenons d’eux ». Ce qu’il faut relever avec une grande attention, c’est ce qu’il en résulte. « Il y a un siècle environ, pratiquement personne ne mettait en question la sagesse ou la moralité de la conquête de la nature. Personne n’imaginait que la conquête de la nature puisse atteindre un point tel que celle-ci en paraisse mortellement blessée et vouée à une agonie précoce. Il y a peu encore, l’homme semblait ce héros plein d’espoir s’amant de l’outil prométhéen de la science dans son combat contre une nature titanesque. L’homme était David d’une Nature-Goliath.
Mais pour beaucoup aujourd’hui, les réussites spectaculaires du XXème siècle paraissent parfaitement grotesques. L’homme victorieux semble être un tyran, sa conquête, el butin d’un pillage, et la nature une malheureuse victime… si les rôles du Bon et du Méchant sont inversés, le dualisme sous-jacent, la dichotomie radicale homme-nature ne sont pas mis en doute ».
Tout est là
en vérité, dans une pensée
fragmentaire érigée sur une dualité complètement
illusoire. Mais comment avons-nous fait pour nous aveugler à ce
point ? Dans la lignée de Descartes nous avons pensé la nature comme une
matière euclidienne se ramenant à des « corps »
pourvus des seules qualités
premières, les qualités objectives, mesurables dans une physique mécaniste.
Ensuite, « le projet mécaniste inauguré par Descartes et Galilée fut complété
par Isaac Newton à la fin du XVIIème siècle. Pendant le XVIIIème – l’ère
autosatisfaite des Lumières- la nature
était généralement perçue comme un mécanisme d’horlogerie parfaitement
intelligible, grâce au triomphe intellectuel de Newton, et toutes ses parties en
mouvement n’étaient que des automates ou des mécanismes en miniature ».
Descartes en fait
n’était
pas très fier de son audace, il avait
tardé à publier le Traité de l’homme. En effet, de ce point de vue, par
son corps, l’homme n’avait pas de privilège, il était aussi mécanique que tout
le reste. Il était logique que dans la lignée de Descartes apparaissent donc le
matérialisme de La Mettrie et son
Homme machine, (texte)
mais une petite lueur subsistait, l’homme était « temporairement
habité par une âme consciente et rationnelle » ce qui ne devait pas faire long
feu. Temporairement donc seule la conscience humaine pouvait revendiquer
la richesse des qualités secondes,
les parfums et les couleurs, la douceur et la beauté, toutes les qualités
sensibles présentes dans les objets. Dans la foulée, toutes les valeurs
basculaient dans les qualités secondes, non seulement la beauté et la laideur,
mais le bien et le mal, le juste et l’injuste : tout cela devait être dans
l’esprit de l’homme et pas dans le monde objectif. Cette vision n’a fait par la
suite que s’endurcir du côté des scientifiques désormais adeptes inconditionnels
du paradigme mécaniste et elle est là devant nos
portes, dans la « gestion scientifique » des ressources de « l’environnement ».
Elle « traite la nature comme un matériau brut, valable seulement comme un stock
de marchandise à usage humain. Pourquoi humain ? Parce que seuls les êtres
humains sont des sujets pleinement conscient. Les cerfs, les canards, les
poissons, les arbres ne sont que des automates dénués d’esprit, meublant un
paysage matériel inerte de masses minérales, de sol, d’eau et d’air ».
Temporairement… temporairement aussi, car l’ultime extension du matérialisme
finira avec le behaviorisme par nous persuader que le concept d’âme ne veut rien
dire. Il n’a même plus sa place en
psychologie ! Il n’y a que des « comportements ».
Cependant, la révolte contre cet étrange… obscurantisme s’est manifestée très tôt. Elle a éclatée chez les romantiques ; et le paradoxe extraordinaire de ce combat des idées, c’est que la révolte romantique a été conduite contre les Lumières et la sotte prévalence des mornes qualités objectives vidées de toute subjectivité vivante. Dans cette lignée devaient tôt ou tard se manifester, ce que Paul Valéry aurait appelé des « vigiles de l’esprit ». Tout au long des siècles, il y a eu des esprits brillants pour s’insurger contre l’animal-machine de Descartes (texte). « Des écologistes du XXème siècle dans la lignée de Thoreau et de Muir accordèrent une lueur de conscience aux animaux et célébrèrent la richesse qualitative et la diversité du monde naturel. Ils pensaient que « l’expérience esthétique non prédatrice offerte à l’homme pouvait égaler ou surpasser celle provoquée par les œuvres d’art ». Mais la dualité homme/nature était encore trop présente.
2) Nous
sommes au temps de la déconstruction du
paradigme mécaniste et de la construction d’un nouveau paradigme des
relations entre l’homme et la nature. A y regarder de près Darwin y a pas mal
travaillé de son côté, « nous sommes nous-mêmes des animaux, de grands primates
omnivores, sans doute très doués, mais des grands singes quand même. Nous
faisons donc partie de la nature, nous n’en sommes pas séparés ». Nous nous
« représentons l’homme moderne – l’esprit dans la machine, libérés des folies et
des superstitions antiques… en train de construire des machines artificielles
pour soumettre la nature objective », mais c’est à tout prendre une folie et une
superstition de plus, sauf que nous ne sommes pas
assez lucides pour le voir. D’abord cela fait des millénaires que l’homme
modifie la nature. En 1492 le seul territoire entièrement sauvage était
l’Antarctique. « Homo sapiens est une force planétaire qui a altéré la biosphère
pendant la totalité de l’holocène ». Ce qui a changé c’est la puissance
extraordinaire d’intervention de la technique et la vitesse
extrêmement rapide de son action, sans commune mesure avec l’intervention
modique comme dirait Heidegger qui avait lieu jusque là. Mais cela
ne change pas d’un iota le statut de l’homme dans la Nature. Aussi bien
les œuvres de l’homme « ne sont pas moins naturelles que celles des termites ou
des éléphants ». Les gratte-ciels ne sont pas davantage « hors-nature »
que les mouettes et les phoques qui sont « dans la nature ». Si, devant
l’énormes gâchis infligé à cette planète, l’homme décidait d’émigrer ailleurs
(pour recommencer), il ne faudrait qu’un siècle pour que la Terre efface
quasiment les traces de son passage et continue son devenir et regagnant tout le
terrain bétonné. C’est un point sur lequel insiste forment Callicott : ce que
même certains écologiste semble avoir oublié, c’est que la nature est
intrinsèquement dynamique. Autant qu’elle est systémique.
C’est la raison pour laquelle il est insuffisant de parler « d’équilibre » ou de
« restauration » de la nature sur un mode qui reste encore bien trop mécaniste.
Une « conception
mécaniste
obsolète de la nature » produit une approche inadéquate des ressources de la
nature. On s’imagine que l’on peut remplacer l’élan et le bison par de l’élevage
des bovins et des ovins comme on change un autoradio, un moteur à deux cylindres
par un moteur à quatre cylindres, sans qu’il y ait d’effet sur les sols et les
eaux. « Mais nous avons payé le prix fort pour apprendre que la nature
fonctionne comme un organisme, davantage que comme un mécanisme ». On observe
partout que les effets systémiques pervers d’introduction de nouvelles espèces
sont particulièrement ravageurs.
Alors ? Il n’y a pas d’autre alternative que de penser la nature telle qu’elle fonctionne, c'est-à-dire de manière globale et systémique. Comme un organisme. La terre comme un être vivant. Comment qualifie-t-on globalement l’état d’un organisme ? Nous disons qu’il est en bonne santé quand il est prospère. Il est malade quand il dépérit et se meurt. Un médecin sait diagnostiquer les indices génériques de la santé organique. Que la santé soit un bien, personne ne peut en douter. Bien souvent pour nous, elle est un bien instrumental, car nous convertissons sa valeur comme appui de nos projets futurs. Cependant, au-delà de nos projets, nous savons que la santé est un bien en soi. Personne ne préfère être malade que bien portant.
La question
devient : « quelle sorte d’entité est un écosystème pour qu’on puisse le
qualifier de sain ou de malade ? » C’est un défi que doit relever l’écologie et
il n’est pas simple car si on peut repérer les limites d’un organisme, il est
impossible de repérer des limites précises à un écosystème, elles sont toutes
enchevêtrées dans la totalité. Une écologie clinique est en voie
de constitution. Elle peut déjà nous permettre d’identifier des signes de vie
des écosystèmes, d’évaluer le stress auquel ils sont soumis, d’identifier
des facteurs de risque. Petit trait d’humour de Callicott : « après tout, les
programmes de remise en forme des humains existent bien. Nous pouvons aussi
envisager des programmes de remise en forme des écosystèmes », programme dans
lesquels nous aurions un rôle actif à jouer analogue à celui du médecin. C’est
un aphorisme très ancien : le médecin ne crée pas la
santé, il aide la nature à se guérir
chez le malade, il vaut aussi bien pour les écosystèmes. Callicot pense que la
technologie moderne n’est pas la seule possible. Une technologie moins
agressive à l’égard de la nature est en train de voir le jour. Pour
citer un exemple très limité : les CFC ont été remplacés dans les aérosol par
des propulseurs qui n’abîment pas la couche d’ozone, les PCB par des lubrifiants
moins toxiques dans l’appareillage électrique. Étant donné qu’en amont de toutes
nos conduites il y a toujours des croyances, «pour
initier une véritable réintégration symbiotique de l’homme au sein de la nature,
il nous faut opérer un bouleversement complet de notre mentalité
technologique ». Alors pourra prospérer une forme d’action sur la nature qui
sera moins agressive et nous pourrons même donner des soins là où aujourd’hui
nous brutalisons sans arrêt les milieux naturels. Un chantier magnifique pour
les générations à venir. Du travail, beaucoup de travail
pour cette société déclinante qui prétend… qu’il n’y a plus de travail. Un temps
pour la prise de responsabilité dans une société consumériste
déclinante qui invite par ailleurs à l’irresponsabilité.
On change d’époque, de la postmodernité à la
cosmodernité. Il y a « des raisons de penser qu’une vision du monde
organique et systémique est en train de pénétrer l’économie elle-même ».
L’avenir de l’économie est dans la
bioéconomie. Ce n’est « probablement pas un hasard si le mouvement en faveur
de la médecine holiste a commencé à se répandre à l’époque même
où
le mot écologie est devenu un terme d’usage commun ». Une nouvelle compréhension
de la nature humaine, et de la relation homme-nature peut se diffuser par
capillarité dans l’esprit des êtres humains, d’où l’intérêt croissant du public
pour la médecine holiste, mais aussi pour une agriculture organique soutenable.
Et là nous pourrions faire un pont de Callicot vers Vendana Shiva et Pierre
Rabhi, mais cela excèderait les limites de notre propos ici.
Retenons pour finir une idée forte : l’homme fait partie de la nature, l’écologie le démontre amplement, il ne peut donc s’en séparer qu’abstraitement, il peut s’évader en pensée en imaginant qu’il est un empire dans un empire, en se croyant séparé, mais il ne l’est pas. L'abstraction est juste une abstraction, l'imagination est juste une imagination, la croyance juste une croyance. C’est juste une posture de l’ego. Retournons la proposition en suivant une dernière fois Callicott : « la conscience humaine, y compris la pensée rationnelle abstraite, est une extension de la nature, exactement de la même façon que la nature ne devient pleinement réelle, dans l’unité corps-esprit de la nouvelle physique, que lorsqu’elle interagit avec la conscience ». (texte) Le phénomène tout entier est non-duel et c’est pourquoi, autant l’ancienne physique pouvait encore soutenir la dualité, mais la nouvelle physique, la physique quantique ne le fait plus. C’est le saut d’une vision très dualiste à une vision non-duelle qui fait difficulté. L’écologiste australien John Seed fait cette remarque : « Une fois que les implications de l’évolution et de l’écologie ont été intériorisée… il se crée une identification avec toute vie… « je protège la forêt tropicale » devient : « je suis une part de la forêt tropicale qui me protège moi-même. Je suis cette part de la forêt tropicale qui a récemment accédé à la pensée ». Il faudrait juste enlever « identification », je suis cette Vie même, je ressens l’urgence de me protéger moi-même en protégeant la forêt tropicale.
* *
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Nous voyons donc mieux d’où peuvent venir les critiques adressées à l’éthique de la Terre, certainement d’une conscience morcelée et étriquée. Il y a tout lieu de penser qu’une expansion de conscience est hautement souhaitable pour que l’humanité se réveille et sorte du pétrin dans lequel elle s’est enfoncée. Ce n’est pas seulement une question de faire la morale pour réprouver de mauvais comportement à l’égard de la nature, mais de prendre soin de nous-même de manière élargie, car nous ne sommes pas séparable de ce magnifique vaisseau Terre lancé dans les confins de l’espace. Au-delà de nos contreforts personnels, de nos tribus, de nos nations, de nos supers États, prendre soin de cette sur terre dont nous sommes devenus en vertu de notre propre puissance le tyran. Être intendant de la Terre, pas possesseur. C’était déjà un pas, avec Michel Serres de passer du citoyen à l’ecocitoyen, mais il nous faut comprendre en profondeur ce que cela implique. Pas seulement une position de repli pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être, mais se sentir moralement engagé dans la promotion de la vie sur Terre.
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© Philosophie et spiritualité, 2016, Serge Carfantan,
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