Soyons bien clairs sur les mots. Comme nous
l’avons vu précédemment, il y a une différence importante entre un simple
objet, le plus souvent voué à une
utilité quelconque, comme la cuillère à soupe, la
clé pour ouvrir la porte, ou le vélo dans la cour ; et une
œuvre, à laquelle nous accordons une valeur, ou
un sens. Je ne vais pas traiter l’aquarelle qui est accrochée au mur, (mettons
qu’elle a
été peinte par mon artiste de frère), comme je traite mon stylo. Elle
a une valeur au moins affective,
elle a un sens pour moi, dans mes souvenirs. Peut être qu’elle n’aura
pas beaucoup de sens pour quelqu’un d’autre, mais, même dans la reconnaissance
d’autrui tout de même, elle ne sera pas regardée comme un simple « objet ».
A la limite, on peut dire que l’utilité d’un objet ne lui donne pas de sens, parce que l’utilité est purement objective, or quand nous disons qu’une œuvre a un sens, nous envisageons immédiatement sa dimension subjective. Poussons un peu plus loin. À la limite, je pourrais garder la cuillère à soupe dans un tiroir, même si elle n’est pas utile, si elle est liée à un très bon souvenir, je garderais pour la même raison dans mon grenier le vélo, même s’il n’a plus d’utilité et qu’il est cassé, s’il est lié à des souvenirs chaleureux : il a un sens. Il y a une différence perceptible quand on dit un sens. La technique nous fourbit de toutes sortes d’objets utiles, (ou inutiles) mais ce n’est pas du sens. Je pourrais vivre entouré de gadgets électroniques, mais dans une absurdité totale, un non-sens, un vide abyssal de l’existence, dans la mesure où tout ce fatras technique n’aurait aucun sens.
Inversement, en aurait d’avantage ma collection de dessins d’enfants rangés dans un tiroir. Pourtant ce ne sont pas vraiment des œuvres d’art au sens le plus noble du terme, juste quelques productions artistiques ! Problème : d’un autre côté, il y a beaucoup de productions artistiques dans notre monde, toutefois, même dans l’avant-garde de l’art, des productions artistiques semblent n’avoir aucun sens. La question donc se repose donc : l’œuvre d’art a-t-elle toujours un sens ? Elle n’est pas simple comme on vient de le voir. Qu’est-ce qui confère un sens à l’œuvre d’art ? Pourquoi certaines productions artistiques seraient-elles indigentes du point de vue de leur sens ? Parce qu’elle sont inachevées ? Pas encore des œuvres ? Ne faut-il pas reconnaître qu’une œuvre d’art a toujours un sens ?
* *
*
La première
distinction qui s’impose est bien sûr à trouver l’implication de la pensée de
l’artiste à l’origine de ce qu’il crée. Dans
l’enseignement artistique contemporain, on exige de l’étudiant qu’il théorise
ses objectifs. On demandera à l’élève en art plastique d’expliciter par le menu
le sens qu’il a voulu donner à sa performance. Pas question de
partir au hasard et de faire n’importe quoi suivant l’inspiration. Il faut un
projet bien structuré, puis un agencement méthodique des moyens pour y parvenir.
Le sens doit donc précéder la réalisation et être pensé de manière cohérente. Il
s’agit
avant tout de mettre en œuvre un
concept. Mais quel sens ?
Commençons par développer quelques opinions communes.
1) Premier point. On dit souvent en présence d’une œuvre que l’artiste a voulu transmettre quelque chose, donc un sens, cette transmission quand elle est directe, suppose que l’œuvre d’art soit être conçue de telle manière que le sens soit visible, patent, partout lisible et accessible, (il faut identifier le concept) on parlera alors d’un sens exotérique. La version la plus connue, la plus rebattue et la plus banale de cette théorie est celle l’art engagé. Nous ne reviendrons pas sur ce qui a été dit plus haut, mais développons. On dit que l’artiste « fait passer un message ». Nous avons vu que cette doctrine pouvait s’entendre de deux manières très différentes:
- L’artiste engagé peut de bonne foi (ou sous la contrainte) se mettre au service d’une idéologie. Indéniablement, les œuvres de l’art soviétique ont un « sens », elles font très ouvertement la propagande d’un régime et de ses leaders. L’artiste se met au service d’un parti et déverse la louange de ses idéaux dans ses oeuvres. L’essor des idéologies au XXème siècle est abondamment illustré par cette ambition chez des artistes de livrer au public un sens convenu et exemplaire. S’il n’y avait pas d’art, les idéologies ne pourraient pas gagner autant d’audience, car il est indispensable pour qu’une idéologie s’inscrive dans la pensée commune qu’elle soit déployée dans l’imaginaire de l’inconscient collectif. A travers la peinture, la littérature, le cinéma, la sculpture, l’architecture même. Il a existé et il existe encore une peinture, une littérature, un cinéma une sculpture etc. de propagande. Dans ce cas, on peut aussi bien dire que les statues des dirigeants politiques de Corée du Nord sont des œuvres d’art achevées, parce qu’elles ont un sens (que l’on ne voit que trop bien). Idem pour le cinéma nazi. Mais après tout, quitte à défendre le règne du capitalisme, la gloire du libéralisme, ou la volonté de puissance de la technique, on trouvera aussi dans l’architecture monumentale des gratte-ciels, dans le cinéma d’Hollywood, dans la littérature de quoi largement satisfaire un besoin d’exprimer des convictions politiques fortes chez certains artistes.
- Ou bien,
inversement, l’artiste s’insurge, exprime sa
révolte, conteste, proteste contre un état de chose qu’il refuse, se bat
pour une cause qu’il défend en opposition directe à ce qui est
établi. L’exemple de Gernica de Picasso est dans toutes les mémoires, mais on en
trouverait beaucoup d’autres notamment dans la littérature. Zola et l’affaire
Dreyfus. Voyez dans la photographie, dans musique populaire le nombre d’artistes
versés dans le militantisme.
L’album de Pink Floyd
contre la guerre des Malouines. La chanson engagée des années 60 avec Jacques
Brel, Brassens, Léo Ferré. Aux Etats-Unis Bob Dylan, Joan Boaez etc. On pourrait
même croire que c’est ce genre d’intention qui a guidé Andy Warhol avec sa chaise électrique, comme s’il voulait s’insurger contre
une institution.
La réponse donnée à la question précédente devient alors évidente, l’œuvre d’art a un sens : elle est là pour « faire passer » un message d’ordre politique et l’artiste ne fait de l’art que parce qu’il se sert de ses moyens d’expression (en peinture, en poésie, en sculpture, en musique etc.) pour militer. L’art n’est alors rien d’autre qu’un outil au service d’en engagement politique, exactement au même tire que peut l’être la radio, un journal, la télévision ou Internet, donc un simple média pour véhiculer un sens qui lui est complètement extérieur. Ce qui importe dès lors pour l’artiste, c’est la capacité à mettre en forme un message politique et non l’art en tant que tel. Les oeuvres politiques seraient même de l’art accompli à la perfection si on considère que le but de l’artiste est d’exprimer sa solidarité avec les luttes sociales. Sa tentative désespérée dans l’art est de communiquer : comment vais-je mettre en forme mon œuvre pour qu’elle puisse « porter mon message » et contribuer à une révolution ?
L’art
engagé, parce qu’il exprime un message en direction du plus grand nombre et
surtout un message politique que tous peuvent entendre, serait la forme suprême
de l’art, tout le reste devenant beaucoup moins sérieux. Ce qui veut dire que le
reste en question est léger, a moins de sens, est juste un « divertissement »
vide
de tout message et surtout de tout message politique. Donc d’un côté, on
aurait le bon artiste, à la limite, celui qui met en musique le
credo du libéralisme, le petit livre rouge de Mao, ou la doctrine du parti en
Corée du Nord. Le bon artiste a compris que l’art n’est que propagande et
publicité. D’un autre côté – mais cela reste exactement sur le même plan – le
bon artiste sera aussi celui qui transforme la littérature, la peinture, la
musique en instrument de critique, voire d’insurrection politique, il n’est artiste que parce qu’il se dit anarchiste, libertaire ou nihiliste, contre une
société abjecte qu’il vilipende. Et là on peut ratisser large, inclure toute la
littérature contestataire des années 60, jusqu’au heavy métal tendance
suicidaire. Le mauvais artiste lui n’aurait aucun « message » à
faire passer, rien à dire puisque le dire en question est politique et il
se cantonnerait dans la facilité, la flatterie, le sentimentalisme
bourgeois. Bref, les émissions de variétés où il s’agit surtout de se
faire voir, la société du spectacle en général où on parle d’œuvre d’art à tout
bout de champ pour n’importe quelle production artistique. Mais aussi, il faut
aller jusqu’au bout, pour la musique sans parole, la peinture naïve, la
décoration ornementale, l’architecture classique, la poésie mystique, les
ballets de l’opéra etc. plus ou moins privés de sens, ne seraient plus vraiment
des œuvres d’art, car ne procédant pas de l’intention obligée de la part de
l’artiste de véhiculer un « message » politique.
Problème. Ce
genre de théorie est très limitative et se heurte à un fait massif : 99% des
œuvres d’art ne répondent pas du tout à cette intention chez les artistes
eux-mêmes. Dans le film Amadeus, Mozart s’écrie « je déteste la
politique » ! Ce qui n’enlève rien à son génie. L’art engagé est une partie
négligeable de l’ensemble de la production artistique et on ne voit pas pourquoi
il faudrait lui attribuer une si grande importance quand il entre si peu en
compte dans le travail des artistes. La doctrine de l’art engagé était très
à la mode dans les années 60-70, il en reste encore quelque chose dans nos
mentalités, mais elle est très marginale. Quand « on » relaye dans l’opinion ce
genre de point de vue, c’est les trois quarts du temps sur un mode rétro sans
vraiment y croire : pour se donner bonne conscience, en pensant qu’il y a des
gens, les « artistes », qui s’investissent dans des luttes, alors qu’en réalité…
tout le monde s’en fout. Dans l’ère postmoderne les idéologies se sont
effondrées, la politique ne fait plus guère recette, l’idée d’engagement passe
pour un héroïsme suranné, l’unique intérêt des individus est « moi »,
un intérêt
privé et nombrilique ; mais comme on a quelque part
mauvaise conscience de ce
désinvestissement massif, on continue vaguement à louer l’artiste qui
« donne un sens » à ses œuvres dans un engagement
social.
2) Second point. Il est aussi tout à fait possible que l’artiste ait cherché volontairement à fixer un sens, de manière symbolique, un sens patent pour tous ceux qui en maîtrisent le langage, comme dans les symboles de la religion ; ou bien, il est aussi possible que le peintre en fasse un usage ésotérique, de sorte que le sens ne soit compréhensible que par certains initiés seulement et non pas par le plus grand nombre.
En pareil cas, il n’est plus guère question de politique. La politique est un domaine qui relève de la sphère publique, elle est exotérique par excellence. La politique ne fait pas mystère, elle se déroule sur le plan matériel, bien que son fondement ait toujours une portée d’ordre spirituel. Non, ce qui peut constituer un sens illustré ou caché par l’artiste dans son œuvre, est lié à une symbolique religieuse, un sens philosophique, ou spirituel.
Nous avons vu précédemment la définition de l’allégorie, à propos de Platon et nous disions que le principe existait en peinture. Une allégorie est la figuration d’une idée abstraite, le plus souvent par le biais d’un être animé qui porte toute la symbolique de l’idée, tout au long d’un récit ou d’un tableau. L’usage est très fréquent y compris dans des fresques que l’on pourrait croire destinée à une représentation historique. Autour du personnage central seront disposés des attributs symboliques. Par exemple, on célèbrera la victoire d’un roi en disposant autour de lui des symboles de pouvoir, les écus de ceux qui lui prêtent allégeance, avec des angelots autour pour tenir une couronne de laurier au-dessus de lui. Le décorum est bien sûr intentionnel et fortement signifiant pour qui est invité à admirer le tableau. Il est là pour faire impression.
L'idée de la mort est par exemple représentée par un personnage
sombre vêtu d’une cape noire, une capuche et portant une large faux ; ou encore,
la mort sera représentée par des squelettes animés dans une danse macabre. Voyez
dans les tableaux de
Jérôme Bosch qui très visiblement fait de la mise en scène
symbolique. Il faut dire que vers 1490 la peste frappe très durement les
populations d’Europe et la mort est partout. Elle est aussi symbolisée par le
crâne, le squelette portant le sablier symbole de la brièveté de l’existence
et de sa vanité. Mais la mort pour le chrétien, c’est aussi l’angoisse
devant le jugement de Dieu, la culpabilité, la peur du châtiment une fois que
l’âme aura quitté le corps et rejoint le ciel. Bosch montre le déchirement entre
le bien et le mal de celui qui va mourir. Les démons
sont là près de lui, ils viennent une dernière fois tenter l’avare avec une
bourse d’or pour qu’il accumule encore et encore plus de richesses dans le
coffre au pied du lit. Mais que peut-il emporter dans l’au-delà ? Un ange est
aussi présent pour accompagner son départ et il l'exhorte à élever son âme en
lui présentant le crucifix et la lumière divine. La mort attend et rode ; elle
porte la
flèche
qui décochée sur le mourant coupera le lien entre l’âme et le corps.
Autre exemple avec une peinture de Lorenzo Lippi, un peintre qui vécu à Florence entre 1606 et 1685, l’allégorie de la dissimulation. On y voit une femme au beau visage énigmatique et détaché, tenant d’une main un masque et de l’autre une grenade ouverte. Le masque est la persona, l’emblème par excellence du théâtre, lié au mensonge et à l’illusion. La grenade est un fruit qui de l’extérieur semble former une unité, mais dès qu’on l’ouvre il offre une surprise, ce n’est qu’une apparence, au-delà de l’apparence, c’est la multiplicité des graines. L’apparence de l’unité recomposée par l’homme n’est que de façade quand la réalité est la division. Nous savons que ce n’est pas forcer l’interprétation que d’aller jusque là. Lippi fréquentait les salons, il était familier des discussions philosophiques.
Dernier exemple, Mozart avec La flûte enchantée. Au premier abord un opéra charmant, parfaitement adapté à un public profane, puis, si on y regarde de plus près, une disposition très précise de symboles ésotériques lisibles seulement par les initiés. Mozart était franc-maçon comme que son librettiste, Emmanuel Schikaneder. On voit le temple de la Nature, le temple de la Raison, le temple de la Sagesse. (doc) La construction est à double sens, elle fait allusion à la maçonnerie opérative qui doit guider l’évolution spirituelle l’homme, les « maçons du caractère ». A l’époque, Léopold, l’empereur d’Autriche est fâché avec la franc-maçonnerie qu’il soupçonne d’avoir fomenté la Révolution française. Mozart doit être prudent. Il dit clairement qu’il y a un être suprême, transcendant et moteur de l’univers, mais ne met pas en scène le Grand Architecte des francs-maçons. Il choisit plutôt des divinités égyptiennes, Isis, symbole de la vie et mère universelle, Osiris, dieu de la mort et de la renaissance spirituelle. Comprenne qui pourra ! mais l’intention de l’artiste y est.
Venons maintenant au vif du sujet, le point de vue du spectateur, de l’esthète. Peut-il être identique à celui de l’artiste sur son œuvre ? Y a-t-il un unique sens à trouver au point de rencontre des intentions de l’artiste et de la contemplation de l’amateur d’art ? On dit : « le » sens d’un œuvre d’art, mais cette expression n’est-elle pas trompeuse ? Il y a bien de la différence entre le sens que nous attribuons à l’œuvre d’art et celui que l’artiste a consciemment voulu y mettre. Il y a très peu de chance pour que les regards se croisent.
1) le cas d’Andy Warhol est exemplaire jusqu’au
cynisme qui caractérise notre
postmodernité. Vu la question qui nous préoccupe, nous devons répéter ici ce que
nous disions plus haut. et y mettre tout son
poids. Warhol a dit de manière très explicite qu’il n’avait aucun
message à faire passer, que sa peinture était toute en surface et sans
profondeur de sens, que c’était le public qui lui
donnait un sens. Selon ses propres dires, il ne faisait que du
business jusqu’à soutenir … que le business était le plus beaux des arts !
(Warhol est issu du monde de la publicité et il s’en
vante, il faut le savoir). Donc, pour ce qui est de la célèbre chaise
électrique, bien naïf serait le commentateur qui glorifierait Warhol
pour son courage à dénoncer une institution barbare, pour son « engagement »
politique. Il n’avait rien à dénoncer, la chaise électrique de son point de vue
équivaut aux portraits de Marilyn Monroe, aux bouteilles de
coca-cola ou aux soupes Campbell. Rien à dire et pas de
sens ni politique, ni symbolique et encore moins ésotérique. Juste des images
plates et vides qui du point de vue de leur auteur ne sont pas là
pour « faire passer » un quelconque « message ».
Mais rien
n’empêche un critique d’art ou un esthète de leur attribuer le
sens qu’il veut bien leur
donner.
Par exemple cette sottise qui consiste à faire croire que Warhol « dénonce la
société de consommation ». L’ironie de cette histoire, ce serait justement que
le critique, pour une fois lucide,
reconnaisse le vide abyssal de cette peinture : ce qui serait exactement son
sens du point de vue de l’artiste ! La vérité et rien d‘autre. Le plus
extraordinaire dans cette découverte serait alors la percée intuitive qui d’un
seul coup d’œil comprendrait que ce vide de sens est atteint quand la peinture
n’a plus d’autre modèle que la publicité ! Alors il y a encore et à foison des
productions artistiques, mais plus d'oeuvres d'art,
selon la distinction de Jean Klein. Et le même effet joue du côté de l’artiste
comme celui du spectateur. Le premier modèle son esthétique sur des visées de
marketing, le second ne trouve d’intérêt à l’art que lorsqu’il ressemble à une
pub.
Nous aurions donc une réponse convaincante à notre question initiale, (doc) à savoir qu’il peut très bien exister des productions artistiques dépourvues de sens (texte) et il resterait alors à démontrer qu’inversement une œuvre d’art elle a toujours un sens. Une observation complémentaire serait de remarquer qu’aujourd’hui dans l’opinion on admet facilement le poncif : « qu’après tout une œuvre d’art n’a pas besoin d’avoir de sens, c’est juste un divertissement ». En effet, si on mesure la valeur des productions artistiques à leur capacité à nous « divertir », on ne les considère plus que comme des objets capables de fournir des stimuli émotionnels, des nourritures psychiques comme dit Ruyer, (du cinéma qui en met plein la vue sans la moindre idée, de la musique rythmée mais squelettique, de la peinture qui étale sexe et violence mais sans la moindre remise en cause etc.) Du coup se trouve balayée dans une indifférence ludique et une ignorance crasse tout attrait pour un véritable investissement, que ce soit celui d’un artiste dans une œuvre de valeur ou bien simultanément cette étrange investissement qu’est la fascination du spectateur devant une œuvre profonde et vivante. Une oeuvre douée d’une âme qui parle à notre âme depuis sa dimension spirituelle et la force d’aimer, comme dit le poète.
2) Mais n’allons pas trop vite. Examinons plus avant en quoi consiste l’interprétation d’une œuvre d’art. Léonard de Vinci dit que l’œuvre est cosa mentale, chose mentale, mais l’interprétation que nous donnons est aussi une construction mentale. D’où vient-elle ? De l’œuvre elle-même ? Ou de la théorie avec laquelle on l’aborde en la prenant pour objet ? Premier point à souligner: Il existe des grilles d’interprétation toutes faites, d’usage courant, délivrées notamment dans les études artistiques.
Le marxisme en a fourni une pour ce qui est de l’Histoire avec en toile de fond la dynamique des besoins, des transformations économiques et celle de la lutte des classes. On peut encore visiter un musée en portant ce genre de lunettes mentales pour scruter l’art bourgeois ou l’art communiste. Pour un résultat très pauvre en matière de « sens ».
Le
relativisme historique qui
lui est apparenté est d’un usage encore plus courant et s’appuie sur un savoir
dont l’accès est facile. Si nous suivons un guide dans un musée, il va égrener
quelques commentaires sur les œuvres, en pointant du doigt, mettons sur tel ou
tel détail historique d’un tableau. Très instructif. Il se servira aussi de
concepts rodés (art roman, art figuratif, néo-réalisme, pointillisme, cubisme,
surréalisme etc.) qui
permettront
de situer une œuvre d’art dans le temps, à l’intérieur d’un courant artistique.
Pour la plupart des gens, ce genre de grille d’interprétation est suffisant : on
pense avoir compris le sens d’une œuvre quand on a l’érudition nécessaire pour
la commenter de cette manière et la replacer dans un contexte. La plupart des
gens croient que pour définir le sens d’une œuvre il suffit de la
contextualiser. Plus on a de détails sur
les trois M : le
milieu de l’artiste, le moment historique et la mode,
et plus on pense avoir compris son « sens » ! C’est une explication
sociologique, un niveau de sens, mais encore… très superficiel.
Un peu plus subtil, mais toute aussi limitée, la grille d’interprétation la plus courue chez les intellectuels, qui a donné une abondance de publications, la grille d’interprétation psychanalytique, enfin, en France, il faut dire freudienne. (doc) Là, muni de la lampe torche de la théorie de l’inconscient, il nous faudra froncer les sourcils et débusquer les symboles sexuels, traquer les histoires de petite enfance chez l’artiste, les traces d’un oedipe caché, ou de pulsions inavouées ; bref, faire quelques efforts pour mettre en application la théorie freudienne. Et cela marche aussi. On peut trouver le désir sexuel, la pulsion de mort, la culpabilité incestueuse, des pénis symboliques partout dans les œuvres d’art : du moment qu’on les cherche et parce qu’on les cherche (où qu’on les projette ?). Avec quelques réussites, car il s’avère que parfois l’interprétation fonctionne, mais toujours avec le risque d’une surinterprétation. Dans une époque comme la nôtre où la sexualité est omniprésente, non seulement on est dans l’air du temps, mais on peut presque se vanter d’avoir déniché la clé universelle qui permet de tout expliquer. Mais de là à penser qu’une grille d’interprétation de ce type puisse faire le tour d’une œuvre, ou même qu’elle touche à l’essentiel, il y a une marge.
Nous voyons donc que dans cette approche, il ne peut y avoir un sens de l’œuvre d’art, mais seulement plusieurs, (texte) plusieurs interprétations possible et même parfois conflit des interprétations. Nous sommes ici devant une difficulté qui ne devrait pas nous surprendre. Dans le domaine de l’objectivité des sciences de la Nature on exige une explication, mais à l’égard de tout ce que l’homme peut créer dans l’art, la compréhension se donne dans plusieurs chemins d’interprétation possibles et donc des sens multiples. On dira qu’une interprétation est plus ou moins pertinente, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit « exacte » au sens de l’objectivité des sciences de la Nature, ni qu’elle est la seule possible. Dans le champ de la subjectivité, la richesse de sens est infinie et elle interdit toute réduction. Interpréter, c’est en quelque sorte vouloir déchiffrer une œuvre, la considérer comme un ensemble de signes qui ne comportent pas de caractère d’évidence suffisant. Nous regardons l’œuvre comme un puzzle où les pièces ne sont pas arrangées correctement, pour que l’ensemble prenne un sens. Une bonne interprétation donne une cohérence à ce qui semble d’emblée obscur et elle fait sens. Nous n’avons pas du tout cette liberté devant un calcul mathématique et ses étapes. Une démonstration est contraignante. Une interprétation est bien plus libre, mais le danger, c’est qu’elle soit surimposée de manière abusive, qu’elle devienne plus ou moins arbitraire. Une mauvaise interprétation est forcée, elle met l’œuvre dans un cadre qui ne lui convient pas. Elle aura très peu de pertinence.
On appelle
herméneutique l’art de
l’interprétation et il est clair que l’herméneutique
de l’œuvre d’art (doc) est tout à fait exemplaire au sens où elle nécessite une grande
attention, une ouverture à la création esthétique. Donc une certaine
rigueur pourrait-on dire. (texte) Une écoute. Plaquer sur la peinture
de
Jérôme Bosch une interprétation psychanalytique est assez maladroit, il y est
visiblement question de la destinée de l’homme entre monde terrestre et monde
céleste. Par exemple, nous avons montré ailleurs que le tunnel où flottent des
entités pourrait très bien se comprendre à travers les expériences de
NDE.
Nous arrivons donc à une conséquence importante : non seulement l’interprétation ne croise pas nécessairement ce que l’artiste a voulu mettre dans son œuvre, mais il est tout à fait possible que le sens d’une œuvre d’art échappe à son créateur et que sa profondeur ne se délivre que plus tard. Toute œuvre de génie a son mystère, parce qu’elle dépasse la personne de l’artiste. Certaines grandes œuvres ont même un caractère visionnaire. Elles sont en avance sur leur temps. Proust a eu beaucoup de mal à s’imposer à son époque. Il nous parle aujourd’hui. La peinture impressionniste a été raillée dans les premières expositions. Elle nous parle aujourd’hui. Et pas seulement pour des raisons « sociologiques ». Comme simple reflet d’une époque. Ce qui est certain, c’est qu’une œuvre réussie ne peut pas s’enfermer dans un sens particulier. Elle s’adresse à nous de manière intemporelle, l’Invisible entrant dans le visible, (texte) l’Infini venant à travers sa présence, tenter une incursion dans le fini.
Opposition radicale : Si nous exigeons que l’œuvre d’art ait un sens, il suffit d’y insérer des signes (un drapeau), des symboles (la croix du christianisme), des icônes (le peace and love dans le tableau), mélangés à un fond qui n’a de valeur à la limite que décorative. A l’autre extrémité, considérons la musique, les Sonates de Scarlatti, les Partitas de Bach, les Choros de Villa-Lobos. Alors ? La musique est-elle une exception ? Un fond décoratif, mais dépourvu de sens ? Non bien sûr. La musique nous rappelle que l’art s’adresse avant tout au sentiment avant que de parler à l’intellect. C’est ce que nous oublions et qui fait que les productions artistiques sont souvent trop cérébrales et très peu sensibles. Même avec la meilleure volonté du monde, avec un sens de l’engagement héroïque, la beauté des valeurs portées avec fougue par l’artiste ne font pas la beauté de son œuvre. La grandeur de l’art vient de l’âme et elle s’adresse à l’âme par le biais des sentiments. C’est pourquoi nous avons souligné plus haut dans le cours la différence entre la pure jouissance esthétique que délivre l’art et le plaisir de l’intellect de pourvoir l’analyser ou le commenter. C’est aussi pourquoi nous avons aussi montré en quel sens l’art était humain de par la sensibilité qu’il convoque directement en tout être humain, sans qu’il soit nécessaire d’introduire un préalable de culture, produit du mental analytique.
1) Alors, au
risque de répéter, si l’artiste a vraiment
un « message à faire passer »,
pourquoi
ne pas prendre la plume et l’écrire ? Pourquoi ne pas prendre la parole en
public, faire œuvre citoyenne aux côtés des citoyens ou entrer carrément en
politique ? Suzan Sontag a écrit un essai provocateur dans les années 60 (ne
pleine période de militantisme exacerbé) intitulé Contre l’Interprétation.
Elle soutient qu’il est très réducteur de ramener une œuvre à un « message »
et qu’ensuite son contenu soit ramené à une interprétation. Bref, elle exprime
un certain ras-le-bol vis-à-vis des exégèses psychologique, psychanalytique ou
sociologiques. Elle évoque le temps béni où « on n’avait pas l’idée de demander
ce qu’exprimait une œuvre d’art », parce qu’il était évident que l’œuvre
était là pour éveiller notre sensibilité, pour toucher l’intelligence intuitive
immanente aux sens, et non pour être considérée comme un support de messages à
décrypter.
Mais ce dérapage est très instructif, il montre à quel point le mental conceptuel est devenu envahissant. Sous la forme quasi-dévorante dénoncée par Eckhart Tolle. (texte) Si nos productions artistiques sont devenues si stériles, si laides, si pauvres d’inspiration, c’est précisément pour cette raison : à force de mentaliser à l’excès et de mouliner du concept, nous sommes devenus incapables de sentir, de nous sentir nous-même en toutes choses : bref, comme le dit fortement Michel Henry, (texte) nous sommes devenus insensibles. Nous traitons les êtres humains comme des concepts sur pattes, nous traitons la nature comme une chose soumise à nos concepts techniques, nous traitons l’art comme un objet conceptuel soumis, de gré ou de force. C’est la tyrannie de l’objectivation permanente. L’intellect, entré par effraction dans tous les domaines de la Vie, arraisonne à tout va, soumet à la raison et interdit le mystère. Qui est précisément le Cœur de ce qui est. Le résultat, c’est l’invasion de l’abstraction mortifère, - ce qu’est en vérité toute abstraction coupée de la Vie. Quand la Vie n’est plus ressentie et vécue dans sa Plénitude, quand il n’y a plus que compensations artificielles, le mental seul demeure en lice au service d’une ego de plus en plus mégalomane, il n’y a plus que le désert des abstractions, les élucubrations excentriques d’un esprit défaillant. La donation affective de la Vie à elle-même dans une création toujours neuve disparaît. L’âme ne rencontre plus l’âme. L’œuvre d’art disparaît sous la pléthore des productions artistiques, dans les miasmes du concept, elle a perdu son Sens : son mystère qui est son ouverture vers l’Invisible. Sa dimension spirituelle.
Mais il y a
tout plein de productions artistiques ! Des objets cultes pur la
libido. Des concepts scientifiques sur toile,
des concepts lubriques sur toile, des concepts tordus en sculptures, des
concepts secoués dans des sons, très savants mais inécoutables en musique etc.
Des concepts destinés à la glose de critiques d’art qui s’attendent à mouliner
des concepts savants et sophistiqués crachés dans des articles de haut vol,
lisibles seulement par l’avant-garde
surintellectualisés
du concept. Qui entend faire œuvre de "culture" en distillant l’hyperanalyse en
direction du public néophyte et ignare (qui n’y comprend vraiment rien à rien).
Et plus on va dans cette direction, et plus l’art se dévitalise, perd de la
puissance de son imagination, de
sa créativité libre, de sa fraîcheur, plus l’art devient hypercérébral et
abscond. On visite les musées avec un mode d’emploi conceptuel pioché dans un
livre, on cherche une satisfaction intellectuelle à retrouver un commentaire
déjà appris et digéré : jamais ému, jamais touché, jamais
submergé par la présence de l’œuvre, mais bardés de commentaires érudits.
Nous avons remplacé le délice esthétique par la macération du mental.
Souvenons-nous de Pascal : « Quelle vanité que la peinture qui attire
l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les
originaux ! », mais nous sommes bien plus enfoncé dans la
vanité que ne le dit Pascal. Nous sommes dans l’illusion.
Parce que nous avons perdu le sens de l’émerveillement
devant ce qui est, le sens de l’étonnement vivant, le sentiment n’est plus là
qui ouvrirait la porte de l’Invisible ; par insensibilité, nous idolâtrons le
concept, une cogitation du mental, à défaut d’apprécier ce qui est et de pouvoir
aimer. Mais comme l’âme en nous n’y trouve pas satisfaction et que nous
sentons qu’il y là un vide partout répandu, nous cherchons en retour des
compensations émotionnelles brutales : de la
violence brute au cinéma, dans les séries télé, dans la musique arrachée des
tripes, sur la toile de fond d’un monde crépusculaire. Un art sans âme, mais
fait pour le divertissement,
c’est-à-dire le détournement de Soi. Ce qui referme le
cercle vicieux d’une vie égarée qui tourne
en rond sans jamais se rencontrer elle-même dans sa plénitude libre et
intemporelle.
2) La communication à travers l’art n’est pas du tout ce que l’on croit. L’œuvre d’art n’est pas un lot de concepts destinés à être lus et identifiés par le public. Si l’art est bel et bien un langage, et il l’est sans aucun doute possible et dans un sens très élevé, le langage des sentiments. Pour reprendre une formule de Raymond Ruyer, il sensifie bien plus qu’il ne signifie, il parle d’abord au sentiment avant que de s’adresser à l’intellect. Ruyer soutient que l’univers tout entier est culture, il sensifie, mais c’est nous qui le décryptons avec des concepts et des théories. L’art et sa communication intuitive ont un rapport très étroit avec l’immanence du Sens dans la floraison du réel, avec cette Plénitude insoupçonnable que l’intellect ne peut pas cerner, mais que le cœur pressent sans pouvoir le dire.
Jean Klein
parle de l’arrière-plan de la Conscience seul à même de produire
une vision sans objet. « L’œuvre d’art surgit toujours de l’arrière-plan. Une
œuvre d’art : musique, peinture,
architecture, poésie,
sculpture, est toujours engendrée par l’artiste, saisie dans une parfaite
simultanéité. Après quoi elle est élaborée dans le temps et l’espace. Par
exemple la Cène de Léonard de Vinci a été conçue incontestablement
dans une intuition globale. On peut en dire autant de l’art de la fugue
de Bach et de certaines œuvres de Mozart ». Il ne s’agit certainement pas de
mettre l’accent sur un objet identifiable par concept, ni sur le
sujet mental, l’ego, qui lui est attenant. La vision artistique
transcende la dualité sujet/objet. « L’accent
est mis sur la désobjectivation de
l’objet », l’accent est mis sur l’Invisible et l’indéterminable. Mais le
paradoxe de l’art est précisément que « comme le dit Tagore, le but de l’œuvre
d’art est de déterminer l’indéterminable. A ce moment également, celui qui
écoute, celui qui voit, celui qui entend, ne s’attarde pas sur la pâte, sur la
surface, il est renvoyé à un non-état, il éprouve effectivement la
joie, la félicité. Par la suite, on regarde
l’œuvre et l’on dit ; c’est une peinture extraordinaire, mais, au moment de
l’expérience, l’artiste est dans un état parfaitement non-duel. C’est donc un
véhicule, un agent qui pointe vers l’ultime réalité. Conçue de cette manière,
l’œuvre d’art est véritablement créative ». Si nous pouvons
contempler l’oeuvre de cette
manière (qui est très différent du percevoir
ordinaire) « nous pouvons éprouver ce que l’artiste lui-même a ressenti au
moment où il l’a créé : une émanation spontanée de sa propre nature, libre de
toute élaboration systématique ». Mais c’est justement la difficulté, il nous
est difficile de déposer l’armada conceptuel de l’esprit. « Combien il est
difficile d’écouter, c’est une chose incroyable, et de voir ! Combien c’est
difficile ! C’est un art en soi. Qu’appelle-t-on écouter ? Qu’appelle-t-on
regarder ? Quand un homme est parfaitement
disponible, vidé de tous les
résidus du passé, et qu’il entre dans le jeu de la forme, de la couleur, de la
succession des sons et des volumes, il est imprégné par l’actuel. C’est la
véritable création qui dégage l’unité sous-jacente aux sensations, et
à un moment donné, l’homme se trouvera dans cette solitude, ans cette
non-dualité. Ce n’est pas une démarche
analytique, mais c’est une expérience effective que l’on fait tôt ou tard ».
Pour l’homme pensant qui bourdonne du clic-clac perpétuel de commentaires il n’y
a pas de fraîcheur de l’expérience, il n’y a que la pensée, sans un espace de
silence entre les pensées et celui-là,
même devant des merveilles ne fait
attention à rien. Ne voit
pas vraiment. « Tandis que chez celui qui est créatif, on peut dire que, chaque
fois, il y a un nouvel ébranlement et un renvoi à lui-même ».
Bien sûr cela nécessite une certaine sensibilité, mais, dit Jean Klein, « la sensibilité est notre nature virtuelle ». « L’homme porte en lui virtuellement la toute-possibilité, mais celle-ci n’est pas actualisée. Cette actualisation a été freinée par différent éléments environnants, tous ayant leur source dans le moi qui vient en aide à nos activités de défense ». Nous ne sommes pas loin de ce que nous avions découvert chez Bergson sur le même thème, Bergson évoquant le « voile » qui s’interpose entre nous et le réel. Continuons avec Jean Klein : « Sur le plan de la pure sensorialité : vue, ouïe, toucher, etc. toutes nos tendances ont été tournées vers l’utilisation et la défense personnelle ou sociale. Il existe, plus particulièrement chez les artistes, une sensibilité qui saisit les rapports, les résonances, les possibilités de la sensorialité brute. Cette sensitivité est destinée à tendre vers l’universel ». Malheureusement, et toujours pour les même raisons égotiques, la force de l’affirmation personnelle de l’ego s’y oppose. Ainsi explique Jean Klein a-t-on chez les artistes une volonté d’affirmer l’ego sous la forme d’une « originalité » « qu’ils confondent avec l’inspiration ». S’il n’y a pas d’intention préhensive, le sentiment se déploie en dehors de tout cadre établi, alors seulement « cette émotion peut être appelée créatrice et totale ».
Ainsi
comprenons-nous que « l’émerveillement vécu n’est rien d’autre qu’une expérience
non-duelle »,
mais dans cette expérience le moi est hors jeu. Dès
que votre ego (ou le mien) revient sur le devant de la scène en cherchant par
une acte volontaire à analyser, vous voulez la rendre perceptible dans une
relation sujet-objet ». Alors « vous
la torpillez, vous la déchiquetez, vous en faites une caricature». Et Klein de
citer une remarque de Goethe à Eckermann : « Le point le plus élevé que l’homme
puisse attendre est l’étonnement. Lorsqu’un phénomène nouveau suscite en lui cet
étonnement, il doit s’estimer satisfait. Rien de plus grand ne peut lui être
accordé, il ne saurait chercher au-delà. Ici est la limite. Mais, en général, la
vue d’un phénomène exaltant ne suffit pas encore aux hommes. Il leur faut
davantage, ils sont pareils aux enfant qui, après avoir regardé dans un miroir,
le retournent aussitôt pour voir ce qu’il y a derrière ».
Ceux qui sont encore dans l’ancienne manière de voir demanderont : à quoi bon créer des œuvres d’art ? N’y en a-t-il pas assez ? Et ce sont les même qui diront à quoi bon retourner dans un musée où l’on s’est déjà rendu pour voir les mêmes choses ? Comme nous l’avons vu ailleurs, « à quoi bon » est la marque du nihilisme. Mais nous créons sans cesse dans l’art fondamentalement pour la seule joie de créer, c’est lila, le Jeu, il n’y a pas d’autre raison qui vaille. Nous pouvons retourner dans un musée rester sous le charme d’une œuvre, réécouter les plus belles Cantates de Bach dix fois. Nous ne pourrons jamais épuiser le Sens qui est toujours là quand il s’agit d’une œuvre de génie.
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Il ne nous est maintenant plus possible de rester dans les opinions convenues. Nous voyons que la distinction entre objet et œuvre a vraiment de la pertinence. Ce n’est pas un glissement anodin que de remplacer dans la conversation œuvre d’art, par objet d’art. C’est très significatif d’une subversion de ce à quoi nous serions sensibles à ce qui est un objet pour le mental. Une objectivation sous une forme quelconque. Qui chasse et détruit en fait la dimension subjective qui seule a valeur. Les « objets d’art » c’est pour les commissaires priseurs qui vont jusqu’au bout de l’objectivation en ne voyant la valeur que dans le prix. Décadence dans le concept qui inscrit « l’objet d’art » dans un marché de l’art où on ne prend en compte que des « production artistiques ». Le sens de l’œuvre s’est évanoui pour laisser place à un chiffre. Pur concept objectivé. Or en définissant l’œuvre à partir du « message » qu’elle est censée porter, nous ne sommes finalement pas très loin de ce traitement réducteur, c’est encore un arraisonnement du concept à l’égard précisément de la donation de présence de l’œuvre qui est une fenêtre pour Voir l’Invisible, selon le titre de Michel Henry.
Il y a donc deux manières de parler du « sens » de l’œuvre d’art. L’une qui encapsule le sens dans un « message », et nous avons alors un panel assez large de productions artistiques qui échappant à cette définition n’ont guère de sens. L’autre manière d’évoquer le Sens de l’œuvre d’art, est l’ouverture métaphysique, la dimension spirituelle qu’elle fait surgir tout à la fois chez l’artiste et chez les spectateur. Quand l’âme parle à l’âme. Ce qui est une expérience assez subtile parce qu’il y a assez peu d’œuvres d’art, comparées à la production artistique actuelle, qui en ont le pouvoir et aussi parce qu’il y a assez peu de personnes ayant une sensibilité suffisamment éveillée pour être touchées. La potentialité de l’expérience non-duelle est là, maintenant, totalement disponible. Mais l’esprit regarde ailleurs, il préfère penser un concept de la beauté que de s’y livrer corps et âme, il préfère une description et une analyse du paysage, à la rencontre vivante du paysage. La Plénitude de la Vie est offerte sans fard et sans apprêts, sans attente et sans regrets, sans projection vers un futur, juste dans la nudité de la Présence.
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Questions:
© Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
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