Non. Ce n’est pas une leçon sur la sexualité ! C’est une leçon sur le plaisir. Mais il est exact que nous vivons dans une société ou l’identification du plaisir à la sexualité est plus qu’une association d’idées, c’est carrément une forme de conditionnement. Exactement de la même manière, la notion de valeur est mécaniquement tirée vers l’argent. Pourtant, il suffit d’un peu de réflexion, ou d’une once observation pour voir que de même qu’il existe d’autres valeurs en dehors des valeurs matérielles, il existe aussi d’autres formes de plaisirs en dehors de la seule sexualité. Ce sont deux effets du matérialisme ambiant.
On dit que notre société se caractérise par son hédonisme, mais, si nous y regardons de près, nous verrons que ce n’est même pas vrai. Ce n’est vrai qu’en surface, en apparence, et surtout dans le discours publicitaire. En fait nous survalorisons le plaisir sexuel, mais par compensation, parce que nous sommes devenus tellement insensibles que la plupart de nos existences sont ternes et insipides. Nos plaisirs les plus communs ne sont souvent que des fuites momentanées pour échapper à un malaise constant qui est la vraie caractéristique de cette société ; pas du tout hédoniste, mais très anxiogène. L’hédonisme implique une philosophie du plaisir, mais la société de consommation ne sait pas ce qu’est le plaisir, elle n’a pas de philosophie et encore moins d’art de vivre. Mais, comme nous l’avons vu, le système du marketing voudrait pourtant nous persuader que le bonheur, c’est de consommer et même qu’il n’est pas de plus grand plaisir que le shopping !
D’ailleurs, si on en reste à des considérations à ras de terre, existe-il autre chose ? A part le sexe et le shopping qu’est-ce qu’il y a ? Allons-y tous en cœur : ... La bouffe ! L’homme-vital « profite » d’abord dans ces trois registres. Sexe, bouffe et shopping !! C’est un peu court, très limité. Et de toute manière, l’énumération n’est pas une classification. Il faut aller plus avant dans l’examen pour entrer dans la compréhension du plaisir. Ce qui suppose nécessairement quelques subtilités philosophiques qui ne sont rien d’autres que les subtilités de la vie. Donc, Comment distinguer les formes du plaisir ?
* *
*
Revenons sur une leçon précédente. Nous avons combien il était important de concevoir la nature humaine, non de manière duelle, (texte) comme corps/esprit, mais tripartite, c’est-à-dire composée essentiellement du corps, de l’âme et de l’esprit. Pour reprendre le texte, entre l’avidité du vital, la curiosité du mental et la ferveur de l’âme, il y a tout de même des différences. Nos plaisirs nous ressemblent, ils sont un reflet très sûr de l’orientation que nous donnons à notre vie. De là suit, qu’il ne faudrait pas confondre les besoins du corps, les intérêts de l’esprit et les aspirations de l’âme. Nous aurons beau tenter de vouer un culte exclusif au corps et ne vivre que par lui, nous aurons beau laisser l’esprit en jachère, ou ne pas écouter en nous la voix subtile de l’âme, il n’en restera pas moins que nous demeurons en tant qu’être humain une entité tripartite. (texte) Commençons donc par là. Tout est bien sûr question d’équilibre, mais il est utile pour notre question de suivre la polarisation dans ce que S. Aurobindo distingue sous les formes de l’homme vital, de l’homme mental et l’homme spirituel. Prenons pour commencer des exemples simples et dans l’air du temps.
1) Chez l’homme vital, l’ego est très investi dans le corps qui occupe une place centrale dans son identité ; par conséquent les désirs de l’ego ramènent invariablement vers le corps, non pas dans le sens de l’incarnation de la conscience, mais dans le sens d’une adhésion aux valeurs corporelles, (texte) ce qui, nous l’avons vu, est très différent. Dans la considération du plaisir vital nous pouvons dégager trois aspects :
- Une
survalorisation de la sensualité.
L’homme vital a par exemple tendance à privilégier le
plaisir sexuel, les plaisirs de la table,
les plaisirs de l’alcool à quoi on
peut ajouter sans hésitation tout ce qui donne un coup de fouet au corps, les
plaisirs des stimulants
biochimiques dans le même registre.
« L’homme charnel », dans le langage de Saint Paul, affectionne tout particulièrement ce qu’il croit être lui-même, son corps, donc les plaisirs de la chair, ce que les grecs appelaient les plaisirs du ventre. Un net déséquilibre dans cette direction lui vaudra de n’éprouver aucun attrait pour ce qui relèverait de l’esprit et moins encore pour ce qui serait susceptible de lui parler de l’âme. Les critiques des mœurs à Rome, méchantes, mais erronées, disaient : « ce pourceau d’Épicure » exactement dans le même sens. De même que le cochon se vautre dans la fange, l’homme charnel (texte) sa vautre dans l’ordure et le vice, oubliant la vertu et le souci d’une vie tempérante et ordonnée. On trouvera de même dans Les Pensées de Pascal (textes) des mots assez durs sur « la concupiscence » de la chair et les égarements des libertins.
- Une survalorisation de l’apparence. L’homme vital étant identifié au corps, est aussi très identifié à ce qui relève du faire-voir et du faire-valoir sous le regard d’autrui. Il est donc tout désigné pour l’idolâtrie des plaisirs de la mode, du faste, des attributs du luxe, du décorum, de l’étiquette. Les outrances du mauvais goût ne le choquent pas, il adore ce qui en jette, ce qui scandalise, mais permet de se montrer, le déhanchement des stars, les paillettes, le glamour, le côté bad boy ou bad girl des people etc. Le matérialisme ambiant et la survalorisation de l’apparence vont main dans la main. Mais plus on décore l’extérieur et plus il semble que l’intérieur se vide.
- Une
survalorisation de l’émotionnel. L’homme vital
cherche ce que Raymond Ruyer nommait « les
nourritures psychiques ». Naguère les combats de gladiateurs et les jeux du
cirque à Rome, aujourd’hui mettons, de la corrida, des courses de voiture, du
sport extrême, des matchs de foot etc. Tout ce qui délivre des
plaisirs de l’excitation
émotionnelle le ravit. Et cela tombe bien, comme par hasard, la
télévision mise à fond dans ce registre. Le cinéma lui
est aussi entièrement dévoué
quand il est tourné vers la nourriture de ce
qu’Eckhart Tolle appelle the pain body, (texte) le
corps émotionnel. Du suspens, de l’action, du
sexe, de la violence, des
hordes de zombies, de la musique qui hurle et déchire les tympans, des images
chocs et de préférence sanglantes. Mais aussi de quoi se dérider, des grosses
blagues tendance plutôt vulgaire, des tranches de rire consommé à tirelarigot un
canapé sous les fesses avec un pack de bière sur la table. Enfin, et surtout,
des jeux, des jeux, des jeux à gogo, des
jeux vidéo à l’arrache, à faire peur, pour se sentir dans la peau d’un as de
la gâchette qui tirer sur des aliens et atomiser des milliers d’ennemis dans un
fracas de fin du monde. De l’émotionnel pur et dur quoi ! Pour sentir palpiter
les pulsions les plus primitives, l’angoisse, la peur, la haine, le goût de la
mort et jouir du triomphe d’être un guerrier, le plus fort et le meilleur.
2) Chez l’homme mental, l’ego est plutôt investi dans la pensée et le mental est surdéveloppé. (texte) A notre époque il y a un terme qui concentre en lui ces différents aspects : l’intellectuel. A la télévision (assez tard de préférence) le décor sera plutôt une bibliothèque, les participants des journalistes, des savants, des écrivains, des spécialistes de tel ou tel domaine. Quelque chose de moins agité, qui « bouge » moins que d’ordinaire, car tout le reste des programmes entretient l’excitation émotionnelle et s’adresse au vital.
Indéniablement, il existe des plaisirs
intellectuels. (texte) Après tout, du sudoku, des mots croisés, aux échecs,
l’intellect a aussi toute une panoplie de jeux, très divers et très variés,
aussi qui n’intéressent pas l’homme vital qui est surtout à la recherche de
stimulants visuels et sonores (c’est obsessionnel dans notre monde). Il est
étonnant d’observer, qu’il y a aujourd’hui des gens qui peuvent sans le moindre
complexe dire « j’aime pas lire », exactement sur le même ton qu’ils disent
« j’aime pas les épinards », avec la croyance naïve que la pensée, la
connaissance sont optionnels et qu’on peut vivre sans. Ce sont les mêmes chez
les jeunes qui prennent soin de se distinguer, de ceux qu’ils appellent « les
intellos », avouant par là que leurs intérêts sont tout à fait ailleurs.
(sourire) Ce qui
veut dire dans le vital dont ils sont très
occupés. Ceux-là regardent la joie de
comprendre, ou encore la
joie de partager la connaissance
comme des ovnis venant d’un autre monde mais qui n’a rien à faire dans le leur.
Moins je pense, plus j’essuie (mon mascara ou mon excès de rouge à lèvre,
la vaisselle ou une vilaine tache sur les chromes de ma moto). Et puis, désolé
de devoir répéter, mais c’est un lieu commun, moins je pense et plus je
dépense et le fait de dépenser m’évite de penser. Plus de 40 % des gens
n’ouvrent plus un livre passé 18 ans, mais ce sont les mêmes… qui connaissent
souvent par cœur le programme de la télé ! Une foule de gens sans la
passion de
l’intelligence, rendus allergiques à tout travail de recherche, parce qu’ils ont
été conditionnés très tôt à croire que l’intelligence n'était pas faite pour
eux, que la réflexion était forcément pénible et
réservée à une élite, qu’il y a pour cela des gens compétents qui s’en occupent,
que l’on peut donc s’en passer et se reposer dans des
opinions banales, éviter de penser par soi-même,
de se poser des questions et vivre en
ignorant complètement
ce qui appartient à la culture. (texte)
L’ironie, c’est qu’en tant qu’être humain nous ne pouvons pas nier l’esprit. (texte) Plus on cherche à régresser en dessous du mental, plus il s’empare de vous à rebours et se développe de manière dysfonctionnelle, chaotique, morbide et compulsive. Quand l’esprit ne se connaît pas lui-même, quand il est maintenu dans l’ignorance, non seulement la vie est très limitée, mais elle devient extrêmement obscure, difficile et compliquée. Pourquoi l’homme ne devrait-il pas ouvrir son esprit ? Pourquoi devrait-il être privé de cette pure lumière qu’est la joie de comprendre ? Quel sombre projet a guidé l’histoire de l’Occident (texte) pour que nous en soyons arrivés à un point où la stupidité, et la bêtise forment un consensus implicite ?
3) Chez l’homme spirituel, l’ego est embarqué sur un étrange chemin de retour vers sa source, (texte) en voyage à la recherche de l'âme. Il a parcouru trop de chemins, les plaisirs matériels ont perdu leur attrait, les cathédrales conceptuelles du savoir ont cessé de l’impressionner. (texte) Il a quelque part le sentiment d’avoir lu tous les livres, mais sans avoir goûté de la saveur de ce dont ils parlaient. Il a soif d'Absolu, d’une connaissance qui soit être-connaissance et n’aspire qu’à servir cette partie de lui-même que la plupart ignorent et ne savent pas écouter.
Ce qui n’implique aucun reniement. Nous avons
distingué
religion et spiritualité.
Les religions du Livre se sont souvent illustrées par des formes de condamnation
du plaisir, si radicales, qu'on se demande, à les entendre, quelle place elles
peuvent accorder au plaisir. On lit dans les Confessions de
Saint Augustin (texte) sa
honte de chrétien à avoir aimé la musique (!) des chants sacrés plus que leurs
paroles. La peinture, la danse, le théâtre, la sculpture ont été très sévèrement condamnés
ou interdits. On trouve encore aujourd’hui des intégristes qui prônent un mode
de vie où est bannie toute fréquentation de l’art. Bref : dans la mesure où
une religion se replie dans l’intégrisme, elle devient austère et
enseigne un ascétisme rigoureux. Elle rejette les
plaisirs
mondains, soutenant qu’ils éloignent de Dieu. Le fidèle devra rejeter
tout à la fois les plaisirs du vital (la chair et le péché) et ceux du mental
(les divertissements des esprits forts) ; il faut renier la chair,
humilier
l’esprit, ne chercher de paix et de réconfort que dans la foi. (texte) Le seul plaisir
que Dieu sanctifie est la prière, l’oraison de l’âme. Tout le reste n’est
qu’œuvre du démon ! Et ne parlons pas de la sexualité, tant le passif des
religions du Livre est lourd à ce sujet ! Que n’a-t-on pas enseigné sur les
châtiments qui tomberaient sur l’âme de l’homme se livrant au péché de la
fornication ! Notons enfin qu’il est absurde de
généraliser. On trouve aussi
des religions qui ont célébré l’art et la sexualité.
Aujourd’hui encore l’enseignement de la musique classique et de la danse traditionnelle en Inde demeurent un enseignement spirituel. Pour l’homme spirituel, rien n’existe en dehors de la dimension Sacrée de la Vie. Qu’est-ce qu’un plaisir spirituel ? Là où le sentiment du Sacré devient vivant et intensément animé, là où nous pouvons pressentir la présence de l’Infini, le toucher de l’éternité, réside le plaisir de l’âme. Le plaisir spirituel est imprégné de paix et il a la saveur de l’Unité. En ce sens, il ne fait aucun doute que la musique est un art hautement spirituel, mais en réalité, tous les arts peuvent éveiller l’âme au cœur du sentiment. Donc, dans ce sens particulier, le plaisir esthétique est un plaisir spirituel. Enfin, il est possible de parler de plaisir spirituel là où le plaisir de l’âme se transfigure en pure Joie dans l’expérience d’ânanda, la béatitude (doc) de la conscience d’unité.
Abordons maintenant une seconde approche de classification des plaisirs en prolongement de ce que nous avons vu dans les leçons précédentes. Une question demeure en effet en suspend : y a-t-il des plaisirs spécifiques de l’ego, ou bien ne devrait-on pas plutôt dire que nous mettons beaucoup d’ego, là même où le plaisir n’en comporte pas ? Et puis, ne peut-on, par une sorte de fixation égotique, rechercher un plaisir là où se rencontre de la souffrance ?
1) Sur le premier point, nous avons vu que les désirs de l’ego sont toujours dans le même registre, celui du renforcement et de l’augmentation du sens du « moi » et du « mien ». Nous avons vu que l’inflation de l’ego et la volonté de puissance n’était qu’une seule et même chose. Il y a bien un plaisir attenant au fait que l’ego se sente agrandi. Les moralistes classiques parlaient des plaisirs de l’amour propre (texte) ou inversement des déceptions de l’amour-propre. Au niveau du jugement, est en effet agréable ce qui flatte mon amour-propre et je me sens alors comme augmenté, désagréable ce qui vient contrarier mon amour-propre, ce qui fait que je me sens diminué. Le flatteur est celui qui, utilisant ce mécanisme de l’ego, s’en sert habilement pour obtenir ce qu’il veut. Le renard, en disant au corbeau qu’il est le plus bel oiseau de ces bois, fait enfler son sens de l’ego et… l’idiot laisse tomber le fromage. Plus l’ego est fort, plus il demande implicitement
------------------------------« flattez-moi », il
est comme la grenouille qui veut être aussi
grosse que le bœuf. Inversement, le calomniateur,
utilise le même mécanisme de l’ego, mais cette fois pour porter atteinte à l’image
du moi d’un autre en essayant de le blesser. A charge donc à celui qui
désormais se sent victime de se défendre et de reconstruire son image de
lui-même pour autrui.
Si nous
étions très conscients, une remarque, un compliment, pourraient très bien
glisser sur nous sans que nous y ajoutions de l’ego. S’ils font mouche,
c’est parce que nous nourrissons une image du moi et
qu’en l’espèce, l’histoire que nous nous racontons se trouve momentanément niée
ou réassurée dans les paroles d’autrui, ce qui nous cause une énorme contrariété
ou immense plaisir ! En considérant la célébrité, nous prenions l’exemple
des groupies autour de la popstar :
« oh, oui Joe, tu es un dieu ! C’est toi le meilleur » ! Un peu d’humour, dans
Blanche-neige la reine s’adresse à son miroir qui lui répond : « c’est toi la
plus belle ma reine ! ». Le sens de l’ego est augmenté parce que sa fiction
personnelle est renforcée, « moi » se sent davantage par rapport
à un autre « moi » et son
sentiment de supériorité le comble
d’aise. Seulement, cette augmentation personnelle est purement
fictive, et le plaisir qu’elle
procure est une émotion tout aussi fictive
sortie de la fabrique du mental. Et surtout, une émotion soumise au jeu de la
dualité du mental. Si je cherche par-dessus tout à
maintenir un fort sens de l’ego, dès qu’un autre
me fait une remarque gênante, je suis vexé, je tombe de mon piédestal et j’en
souffre. Je me défends en prétendant que ma personne
est atteinte alors qu’en réalité, c’est l’image que je défends qui est atteinte.
Les plaisirs de l’ego se payent, ils fluctuent avec les souffrances de
l’amour-propre et n’en sont pas séparables. La drôlerie, c’est que nous
continuons à quémander des gratifications, tout en refusant la contrariété, ce
qui est contradictoire, et nous ne voyons pas qu’il s’agit d’une
illusion. La recherche d’une
augmentation personnelle produit l’illusion d’un moi à
défendre, et l’ego fabrique dans la foulée les pensées de
déception, de colère, de
haine, de
jalousie, les rancœurs,
les ressentiments etc. et il
continue d’accuser les autres !
Ce qui est en même temps effarant car ce processus déverse alentour une énorme quantité de négativité et de souffrance. Hobbes notait dans Le Léviathan, que l’être humain est la seule créature capable de se battre et de tuer pour des questions d’honneur ! C’est aussi bête que ça. Tant que la vie humaine est centrée sur l’ego, elle balance entre le désir des gratifications et la peur sous-jacente aux susceptibilités de l’amour-propre. Pour sortir de ce cirque, il faudrait être très conscient des mécanismes de l’ego, chiffonner l’image et la jeter, mais cela demande une clarté dont nous sommes justement incapables tant que nous sommes sous l’emprise de l’ego.
Le concept de plaisir de l’ego a donc un sens et il est important de pouvoir l’identifier. On en trouvera des illustrations par milliers dans les pages des magazines, au cinéma, à la télévision. Disions que dans l’inconscience ordinaire, pour la plupart des hommes, les plaisirs de l’ego sont des désirs centraux et non pas des désirs périphériques ! Ils vivront donc nécessairement leur vie dans des relations conflictuelles et admettrons avec Sartre que l’enfer c’est les autres !
Mais attention, plaisir et non pas joie. Ce n’est pas du tout la même chose. Les plaisirs de l’ego ne peuvent pas être authentiques, ils participent de l’illusion. Nous pouvons nous faire plaisir en ridiculisant ou en terrorisant quelqu’un d’autre, nous sentir l’espace d’un instant gonflé de notre importance, mais si nous écoutions le corps, nous verrions qu’il n’est pas bien du tout ! Les plaisirs de l’ego ne comportent pas de joie, ils ne sont pas un rayonnement du Soi, mais seulement le produit émotionnel d’une pensée qui s’auto-congratule. Les plaisirs de l’ego ressemblent à de la joie, mais n’en sont que le simulacre et une illusion. Qui vit dans ces simulacres peut en même temps vivre sans joie et n’être jamais heureux.
2) Ce qui
nous amène au second point. Nous avons vu qu’il est dans la nature de l’ego de
traîner à sa suite un corps de souffrance ;
nous avons aussi vu qu’une bonne dose d’addiction à la souffrance
accompagnait souvent le sens de l’identité égotique. Par conséquent, ce qui
sourd inconsciemment, mis en lumière,
pourrait donner une prosopopée masochiste
du genre :
« Qui serais-je « moi », si je lâchais-prise, si je devais
maintenant laisser-tomber mes
complaintes,
mes
récriminations à l’égard de tout ce que j’ai dû subir dans
le passé. Qui serais-je, si c’est tout ce que
je possède comme identité ? Cela fait 20, 30, 40 ans que je me raconte les mêmes
histoires. Poser les valises du passé m’obligerais à changer, je ne
serais plus « moi », je serais un
autre… Mais je veux rester
« moi » ! ! Je ne veux surtout pas changer cette identité que je me suis
construire dans la douleur pendant si longtemps. J’adore mes problèmes et
j’idolâtre ma souffrance. Pour entretenir et renforcer mon sens de l’ego, j’ai
besoin de me raconter encore et encore mes malheurs, de les raconter à un autre
pour qu’il me plaigne et réassure mon identité de
victime. Au fond, j’ai besoin d’attirer inconsciemment dans ma vie toujours
les mêmes galères, afin de réassurer mon sens de « moi » par la souffrance. Si
je ne peux pas gonfler mon ego dans la réussite d’un moi
triomphant, je peux toujours le renforcer dans la plainte d’un
moi victime !
Donnez-moi plus de souffrance ! Que je me sente encore plus « moi », moi torturé
et accablé, c’est tout ce que je possède comme identité.
Donnez-moi plus de souffrance, que je puisse
renforcer mon
identité en réécrivant sans arrêt l’histoire
lamentable, celle que je me raconte
depuis si longtemps. Je n’ai rien d’autre comme identité que ma
fêlure personnelle, alors il faut que je
l’entretienne ! La douleur qui revient est affreuse, mais quelque part, quand
elle survient, mon ego est à la fête, car il obtient la suprême confirmation
qu’il avait raison dans ses
jugements et ses accusations ! Il y a des gens qui me font du
mal et qui me pourrissent la vie.
L’histoire que je me raconte doit être réelle, puisqu’elle se répète tout le
temps ! J’ai besoin de cette souffrance, elle me permet de renforcer à chaque
fois un peu plus mon sens du « moi », de juger et de
condamner les autres. Vous voyez, j’ai toutes les
raisons de me plaindre, la vie me déteste, elle
ne m’a jamais envoyé que des calamités. Je ne peux pas me
pardonner de mes fautes passées et je me punis à chaque fois que des
circonstances semblables reviennent. Ce qui arrive souvent. La
douleur me fait mal, mais je ne peux pas m’empêcher
de la poursuivre à nouveau, je me sens plus « moi » dans la douleur, je peux
nourrir mon ego avec de la haine et être en guerre contre le reste du monde. Il
parait que tous les hommes veulent être heureux. Mais
je ne veux pas du
bonheur ! Si j’étais heureux, je me
perdrais mon « moi »», je préfère rester dans la souffrance, là au moins,
je me sens « moi » ».
Il n’est
pas d’emblée nécessaire de convoquer des théories très compliquées pour
expliquer l’étrange
paradoxe de la recherche de la jouissance dans la douleur. Ce dysfonctionnement
est latent dans la structure de l’ego. Ce
n’est que son amplification maniaque, qui devient un symptôme pathogène.
En psychiatrie, on appelle
masochisme, un comportement obsessionnel
consistant à rechercher la douleur pour y trouver une forme de jouissance. Le
mot vient d’un certain Léopold Von
Sacher-Masoch, romancier adepte de toutes
sortes de perversions : il se faisait infliger des châtiments, des humiliations,
aimait les vives douleurs physiques imposées par une femme au fouet, autant que
le fait de se mettre à ses pieds comme un chien et se faire traiter comme un
esclave, etc. (doc)
(doc) Le plaisir consistant à endosser l’identité d’une
victime a un rapport étroit avec
l’image du moi et une image torturée du moi. Qui n’est
en soi qu’une fiction, mais en l’espèce la fiction devient l’incarnation d’un
rôle.
3) Hegel est resté célèbre pour avoir montré avec la « dialectique du maître et de l’esclave », les affres de la volonté de puissance et son renversement. Quand le sentiment de supériorité du moi atteint-il son apogée ? Hegel répond, quand le dominant lit dans le regard de celui qu’il domine l’expression de la terreur, quand, obtenant sa complète soumission, il tire une jouissance de sa propre supériorité. Il n’y a qu’un tout petit pas à faire pour écrire « jouissance sadique » et nous serons encore dans le vrai. « Moi » s’éprouve lui-même dans l’ivresse de sa force quand il peut se sentir « supérieur », obtenir a un contrôle absolu sur un « inférieur ». L’aveuglement contenu dans l’idée de supériorité fait écran à toute empathie, de sorte que seule l’orgueil de la volonté de puissance demeure. Nous avons examiné ce point en explorant l’intention du mal. L’ego peut dès lors, dans une parfaite continuité, s’aventurer dans un domaine d’expérimentation : trouver du plaisir à provoquer de la douleur, explorer la jouissance de la souffrance imposée, de la dégradation, de l’humiliation. Non pas la seule méchanceté, mais réellement la perversité. Cela s’appelle en termes courants le sadisme. Karl Renz n’y va pas par quatre chemins : « ego ist ein Nazi ! » Nous hébergeons dans notre esprit toutes sortes de figures égotiques et le fou, le désaxé et le sadique en font partie. Nous savons très intimement ce qu’impliquent les réjouissances du mal, parce qu’elles résident dans la nature même de l’affirmation du moi. Par définition, le sadisme est la recherche d’un plaisir trouvé dans la souffrance et la douleur, imposée d’abord à autrui, mais éventuellement imposée aussi à l’animal. Qui ne voit que le besoin obsessionnel de contrôler, le plaisir de dominer, de tourmenter, l’excitation démente de la cruauté sont des traits exacerbés de l’ego ? La psychologie courante nous promène au pays des contes de fées quand elle laisse croire qu’il existerait quelque part une chose telle qu’un « ego équilibré », tout à fait étranger aux pulsions sadiques. Non, non, les pulsions sadiques sont contenues dans la nature de l’ego, rien ne permet à l’ego de mieux se sentir lui-même, que de triompher par et de se réjouir de la souffrance. C’est à bon droit que l’on qualifie les tyrans de l’histoire d’egos surdimensionnés, mais si c’est pour masquer les petites perversités ordinaires, tout ce que les êtres humains infligent quotidiennement à leurs semblables, c’est une grave illusion. Selon une formule de Hannah Arendt, cela revient à ne pas reconnaître l’extrême banalité du mal.
Comme pour le masochisme, le terme
sadisme
est dérivé d’une figure de la littérature, le Marquis
Marquis de Sade, tout à
fait exemplaire en la matière. Au chapitre XV de La Nouvelle Justine,
le neveu de Verneuil secoue les femmes violées par son oncle pour les maintenir
conscientes malgré le viol et les coups de fouet. Pour prolonger la douleur.
Sade se complaît à longueur de pages dans des descriptions de scènes orgiaques
où se mêlent sado masochisme, inceste, (doc) scatologie et nécrophilie. Il fait
ouvertement l’apologie du crime, plus loin dans la perversité que bien des
groupes de black metal aujourd’hui. Les esprits les plus complaisants ne
voient que ce qu’ils appellent le côté « provocateur » du personnage, qui est
tellement à la mode aujourd’hui, mais il s’agit plutôt de l’exposition
libidineuse des perversions de l’ego. Freud s’est trompé, ce n’est pas l’enfant,
c’est l’ego qui « est un pervers polymorphe inorganisé ».
Concluons. Il n’est pas très difficile de surprendre l’ego quand il est à la fête, surtout si nous avons une compréhension claire de ses mécanismes. Le plus étrange, c’est que, comme il opère d’ordinaire en coulisse, caché et dans l’inconscience, le voir consciemment le fait disparaître et opère peu à peu la dissolution de tout attrait pour ses plaisirs.
Le point est sérieux et mérite d’être élaboré. Mais auparavant, un rappel. Nous avons vu précédemment avec Aristote, qu’il existe ce que nous avons appelé action naturelle, un plaisir de l’action bien faite, un plaisir de l’acte (texte) non-contaminé par le besoin compulsif d’un but ou l’obtention d’un résultat. Plaisir du musicien de jouer de la musique, plaisir du jardinier de soigner ses plantes, plaisir du dessinateur de dessiner etc. Plaisir en accord avec la nature de chacun et auquel nous n’avons pas besoin d’ajouter une récompense pour le rencontrer. (texte) Plaisir qui, d’autre part, n’est pas du tout un « di-vertissement », mais tout au contraire un in-vestissement de soi et un in-vestissement complet dans le moment présent. Cela devrait nous aider pour faire la différence entre les plaisirs simples et les plaisirs compliqués par une surimposition de l’ego.
1) Reprenons. Nous admettons sans difficulté qu’il est tout à fait naturel et
sain de chercher le plaisir et de fuir la douleur. Toutefois, il semble
incroyable d’imaginer que l’être humain puisse fonctionner exclusivement
à partir de motivations centrées sur les gratifications de l’ego qui ont pour
conséquence d’inviter la souffrance et de disqualifier le plaisir. Impensable.
Or c’est exactement ce qui se produit dans l’inconscience ordinaire.
On obtient dès lors le renversement suivant : plus le sujet quémande une
gratification, plus il s’enfonce dans l’inconscience, plus il en vient à
s’orienter vers l’acte anti-naturel. D’égarement en égarement, il génère de la
souffrance et s’éloigne des plaisirs qui sont à sa portée. Franchement, si
ce n’est pas de l’insanité, alors qu’est
ce que c’est ?
Soyons précis, car l’enjeu est fondamental. Nous venons de dire « exclusivement ». Pourquoi ? Heureusement que nous trouvons encore dans la vie des plaisirs simples qui ne sont pas des plaisirs de l’ego… sinon nous serions tous complètement cinglés ! ! C’est essentiel pour notre équilibre psychique que de pouvoir par exemple apprécier le contact avec la Nature, de vivre dans l’amour de la Terre et la délectation joyeuse des petites choses. Caresser un chat qui ronronne sur les genoux. Se promener avec un chien dans la forêt. Passer du verni sur une jolie table. Entretenir des fleurs. Jouer d’un instrument de musique. Peindre ou dessiner. Joyeusement, juste pour le plaisir. Et il y a ici un très différent du mot. Une sorte de délice. De délectation.
Revenons sur l’importance de la relation avec l’animal familier. Vivant de manière immédiate sans entretenir une image de lui-même, l’animal ne convoque pas en nous de l’ego, il est dans son existence même une invitation à être soi-même. Être en relation avec l’animal c’est renouer avec la simplicité et retrouver le plaisir de la spontanéité vitale. Nous l’avions dit plus haut, il est fort probable que les animaux familiers jouent un rôle fondamental dans l’équilibre de la psyché humaine, rôle qui n’est pas reconnu à sa juste valeur. Sans eux, certains êtres humains n’auraient presque qu’aucune voie de sortie aux tortures qu’ils s’infligent quotidiennement dans des pensées névrotiques. Mais là, le chat sur les genoux, en compagnie du chien qui court tout joyeux, ils retrouvent une forme de plaisir du moment présent qui contraste furieusement avec toutes les mêlées, les manigances et les poursuites du moi. L’existence respire. Se laisse être. Et il y a une joie délicate dans le laisser-être.
L’ego n’existe qu’en souci de devenir dans le temps psychologique. Son irruption intempestive fait toujours de l’instant présent un simple moyen en vue d’une fin. L’ego escamote la richesse du moment présent au profit d’un futur espéré, rêvé ou attendu. Ou bien il ressasse encore les mêmes histoires, les vieilleries et les balivernes d’un passé révolu. Il nous met toujours en décalage, en guerre avec le présent et en déni de sa valeur. Le passé ne devrait pas alourdir le présent et faire écran. Et comme nous l’avons vu, le futur n’existe pas. Il n’existe que comme pensée, car lorsqu’il devient réel, c’est toujours comme présent vivant et pas comme futur. La vie sous le dictat des poursuites de l’ego est seulement un ersatz mental de la vie, sur le mode de la représentation, pas un contact direct avec ce qui est. Un déni constant de ce qui est. Une illusion. Par nature, l’ego est incapable de nous laisser savourer les choses. Il est toujours parti dans un ailleurs dans l’espace et le temps, car il n’existe que dans la domination du temps. Il ne fait qu’exciter le mental dans la poursuite de stimuli. Pour peu que nous désirions accorder sa place au présent, nous devrons arrêter la moulinette que l’ego entretient dans la projection du temps. Et arrêter le temps psychologique, c’est immédiatement, revenir au présent, ce qui veut dire retrouver immédiatement le plaisir simple d’une relation directe avec la vie. Avec le corps. Avec le paysage. Avec autrui. Sans faire du corps, du paysage, de l’autre, un simple moyen en vue d’une fin future.
« Savez-vous ce que c'est que de savourer les choses? Contempler ces montagnes, la splendeur de la vallée, la lumière sur les collines, les arbres, les méandres de la rivière, savourer tout cela... Mais pouvons-nous le faire? Quand la pensée, quand l'esprit ne fait pas de cette sensation un moyen d'accès au plaisir. Vous pouvez regarder cette montagne, ou le visage d'une femme ou d'un homme, les contours d'une vallée, le mouvement d'un arbre, et y trouver satisfaction. Mais restez-en là, car, si vous cherchez à prolonger les choses, la douleur et le plaisir entreront en jeu. Êtes-vous capable de regarder et de vous en tenir là? Ce point mérite toute votre attention, toute votre vigilance ». (texte)
Que fait
le moi ? Comme il est hanté par le temps psychologique, il veut prolonger, faire
durer et donc
invariablement il cherche à répéter. (texte)
Alors entre en jeu la dualité plaisir/douleur et plus rien n’est frais, vivant
et satisfaisant, car il en faut toujours plus pour parvenir à une
complétude que l’ego demande, mais qui n’a
rien à voir avec la Plénitude de la Vie dans
le présent. Et le mirage de la poursuite du plaisir apparaît et se perpétue. Et
il tue en se perpétuant. Il poursuit ce qu’il appelle de manière bien définie
des « plaisirs ». Le moi ne connaît rien de la beauté
du monde et il ne saura jamais apprécier, car
c’est justement quand il n’est pas là qu’il y a appréciation véritable et
beauté.
« Cette beauté, on la regarde, et ce regard même suffit à nous réjouir, on ne cherche pas à prolonger la sensation, on n'escompte pas la revivre demain. Ce qui signifie - voyez-en le danger - qu'on peut éprouver un grand plaisir et dire qu'on s'en tient là: mais est-ce vraiment le cas? L'esprit n'est il pas consciemment ou inconsciemment, occupé à le faire resurgir, à le remâcher, à l'évoquer, à prier pour qu'il renaisse au plus vite? Je vous invite à faire vous-même ces formidables découvertes, plutôt que d'en écouter le récit. Il y a donc une grande différence entre, d'un côté, la délectation, le ravissement, la joie, la félicité et, de l'autre le plaisir ».
Tous les mots sont importants dans la dernière phrase. Tout à fait vérifiables dans l’expérience. A chaque fois que nous délaissons le temps psychologique pour être vraiment là où nous somme, l’espace est ouvert pour la délectation, le ravissement, la joie et la félicité. Si nos y regardons de près, nous verrons que les seules expériences authentiques de notre existence sont celles qui se sont épanouies dans l’intemporel. Tout le reste n’a jamais été que poursuite de « plaisirs », en fait assez insatisfaisante, autant la poursuite (texte) que les plaisirs eux-mêmes.
Nous en
arrivons donc au seuil d’une compréhension toute nouvelle, tout à fait verticale
de ce que Krishnamurti appelle la
purification de chaque plaisir.
Qui ne veut pas dire refus, négation ou contrôle. Si nous avons assimilé ce qui
précède, il est évident qu’il n’est de délectation renouvelée du
rapport à la vie qu’en
éliminant le temps psychologique ou encore
(c’est la même chose) en éliminant la
surcouche imposée par l’ego sur
l’expérience directe. Donc ;
« Comment voyez-vous cette fleur ? Comment en voyez-vous la beauté ? Comment y êtes-vous sensible ? Si complètement que votre vision d’elle ne laisse aucun souvenir résiduel de sorte que si vous la revoyez dans une heure, ce sera pour vous comme une fleur entièrement nouvelle ? Ce n’est pas possible si, pour vous, cette vision est une sensation, une sensation associée à l’idée de fleur et de plaisir. La méthode traditionnelle, c’est de refuser tout ce qui est agréable et cause de plaisir, parce que de telles associations éveillent de nouvelles formes de plaisir et, par conséquent, vous vous disciplinez en vous obligeant à ne pas regarder. Couper court à toutes les associations, comme avec un bistouri, témoigne d’un manque de maturité. Alors, comment l’esprit, comment les yeux peuvent-ils percevoir l’intensité étonnante de la couleur et malgré cela, ne pas en garder l’empreinte ? Je ne suis pas à la recherche d’une méthode mais comment un tel état d’esprit peut-il prendre naissance ? Parce qu’autrement, on ne peut pas être sensible. C’est comme une plaque photographique qui recevrait des impressions et qui se renouvellerait d’elle-même. Elle est exposée et néanmoins… prête à recevoir l’impression suivante. Donc, à tout instant, il y a la purification de chaque plaisir ». (texte) Ce qui implique un très haut degré de sensibilité.
2) Maintenant, considérons les choses dans le sens inverse. !ce qu’il advient quand nous courrons dans la direction opposée. Nous n’avons pas conscience du mal que nous pouvons faire tout au long de l’éducation en stimulant chez l’enfant le jugement sur soi, la comparaison avec un autre, la rivalité, la compétition, bref, en nourrissant en permanence l’ego et en faisant entrer l’enfant dans un schéma conditionnel de récompenses et punitions. Ce qui, non seulement a pour effet d’orienter toutes les satisfactions vers les fictions de l’ego, mais en plus élimine progressivement la relation sensible avec la Vie. Si nous en avions clairement conscience, nous verrions le danger, nous verrions avec évidence que dans cette direction l’humanité fait fausse route. Nous pourrions aussi comprendre pourquoi cette époque est tellement insensible, pourquoi nos vies sont fades et nos plaisirs vulgaires, pourquoi elles accumulent les frustrations et finissent dans l’amertume, pourquoi notre perpétuelle recherches de stimulants n’est en en réalité qu’une échappatoire à un vide existentiel. Mais nous ne voyons rien, nous sommes apparemment pas assez lucides et perspicaces pour nous en rendre compte. Et de ce fait, toute notre société fonctionnent dans l’ignorance et perpétue des comportements chaotiques. Nous vivons dans « l’euphorie de la consommation », mais en fait, le mental est nourri avec des images, la vie se cherche dans des stimulations virtuelle et se perd dans l’inconscience. Elle ne se sent plus elle-même dans ce qu’elle a de profondément vivant, elle déserte le terrain du maintenant sensible éveillé. Quand le mental n’est plus sous contrôle, il fabrique comme une cataracte qui recouvre l’iris et toute les perceptions deviennent ternes et insipides.
Une
éducation réellement saine et intelligente devrait éveiller la sensibilité
autant que l’intelligence
avec laquelle elle fait corps. Elle devrait permettre l’éclosion de la maturité
de l‘esprit. Elle devrait aider à discerner la vanité des plaisirs de l’ego,
à éliminer l’idée de supériorité, à ne trouver l’excellence qu’au sommet de
soi-même, de manière auto-référente, sans comparaison d’aucune sorte avec
autrui. L’éducation du premier type qui est la nôtre est empêtrée dans
l’ignorance, une éducation véritable du second type est encore à construire.
Elle sera dessinée sur la voie de la sensibilité, de la connaissance et de
l’ouverture du cœur. Elle impliquera nécessairement la connaissance de
soi et le développement de la conscience. Et ce n’est pas une option ! Une
connaissance profonde de l’esprit est indispensable pour vivre sainement dans
une société très largement dysfonctionnelle. Dans un monde où l’on s’obstine
à ne former que des « techniciens », les jeunes gens se lancent dans la vie
complètement ignorants d’eux-mêmes, dopés à l’agressivité, gonflés en permanence
d’une inflation personnelle, n’ayant pas la moindre idée de la façon dont
l’esprit fonctionne. Plus ils sont « formés », plus ils sont imbus d’eux-mêmes
et ignorants, plus ils sont programmés pour générer des tombereaux de
souffrance. Les qualités de cœur en friche, une arrogance du mental qui pète le
feu et la subtilité du jeu relationnel d’un char d’assaut. Et l’on s’étonne
ensuite des relations conflictuelles, des conduites d’autodestruction et du
malaise ambiant ! Mais c’est le lot de l’inconscience et rien d’autre. Mis à
part érotisme et libertinage, il n’existe rien de tel dans notre société qu’une
« éducation du plaisir ». Pas la moindre compréhension, pas la moindre clarté.
Et pourtant, « il est essentiel d'en comprendre la nature et les structures,
parce que si la vie se résume au plaisir, et si c'est cela que nous voulons, le
plaisir s'accompagne aussi de souffrances, de confusion, d'illusions et des
fausses valeurs que nous créons ». (texte)
Il ne s’agit pas bien évidemment de refuser le plaisir, mais d’apporter toujours plus de clarté consciente sur ces mécanismes. D’une certaine manière, Épicure l’avait compris depuis longtemps, il avait entrevu la négativité exercée dans l’imaginaire du temps psychologique. Épicure invitait ses disciples à apprécier la vie telle qu’elle se donne et non point à la gâcher en la couvrant des affres d’un futur terrifiant. Son enseignement a été mal compris et tiré systématiquement vers le libertinage. Mais il est bien plus subtil. D’autre part, nous ne sommes plus en contexte de moralisme chrétien. Les moralistes chagrins dont se moque Spinoza. Une vie humaine vécue sans plaisir et dans l’attente d’une récompense de félicité dans l’au-delà est invivable. Pas seulement en vertu de croyances qui jetteraient l’anathème sur la vie au profit de l’arrière-monde, mais de manière plus radicale, parce qu’elle serait contaminée par la corruption interne du temps psychologique.
Si nous revenons au présent pour lui laisser place, nous trouverons que le plaisir est un indice de premier ordre dans la relation de l’homme à ce qu’il fait. Ce que nous faisons avec plaisir est toujours mieux fait et surpasse infiniment en qualité et en valeur ce qui est fait seulement par devoir. En relâchant la pression du temps psychologique pour habiter davantage le moindre geste, la moindre action, nous nous accordons le droit de retrouver un plaisir de faire. De créer. Le plaisir touche alors à la joie intemporelle. Selon Eckhart Tolle, le changement revient en fait à remplacer le désir par le plaisir comme force de motivation. C’est un changement extraordinaire et tout à fait stupéfiant. En effet, dans le plaisir de faire, nous sommes dans le déploiement joyeux et vivant de la créativité. Le texte suivant est lire et relire en profondeur :
« Quand vous faites du moment présent, et non pas du passé ou du futur, le point central de votre vie, votre capacité à prendre plaisir à ce que vous faites augmente de façon spectaculaire, tout comme la qualité de votre vie. La joie est l'aspect dynamique de l'Être. Quand le pouvoir créatif de l'univers devient conscient de lui-même, il se manifeste sous la forme de la joie. Point besoin d'attendre que quelque chose de "significatif" se produise dans votre vie pour prendre plaisir à ce que vous faites. Il y a plus de sens dans la joie que ce dont vous aurez jamais besoin. Le syndrome qui veut que l'on "attende pour commencer à vivre" est une des illusions les plus communes de l'état d'inconscience. L’expansion et le changement positif dans le concret se manifesteront bien plus si vous pouvez prendre plaisir à ce que vous faites déjà, au lieu d'attendre que quelque chose change pour pouvoir prendre plaisir à ce que vous faites ». (texte)
L’attente produit un sabotage constant de toute appréciation de ce qui est. Elle mine la richesse du moment présent et interdit l’ouverture et l’étonnement d’être. Habiter le présent en prenant plaisir à ce que nous pouvons faire ne nous en aucune façon « spécial ». Ce n’est pas de cela dont il s’agit, mais d’une ouverture et d’un épanchement créatif irrésistible. Une ouverture sur la Vie.
« Certaines des personnes dont les gestes créatifs enrichissent la vie de bien d'autres personnes font simplement ce qu'elles prennent plaisir à faire sans vouloir devenir spéciales. Il s'agira peut-être de musiciens, d'artistes, d'écrivains, de scientifiques, d'enseignants, de bâtisseurs ou de gens qui créent de nouvelles structures sociales ou commerciales (entreprises éclairées). Parfois, il se peut que leur domaine d'influence reste restreint. Puis, soudainement ou graduellement, une vague de force créatrice passe dans ce qu'ils font et leurs activités prennent une expansion allant bien au-delà de ce qu'ils auraient pu imaginer. Cette expansion vient toucher d'innombrables personnes. Viennent s'ajouter au plaisir une intensité et une créativité qui dépassent tout ce qu'un humain ordinaire peut accomplir».
* *
*
Concluons. Il faut définitivement rompre avec le conditionnement de notre époque et ce matérialisme ambiant un peu lourdingue qui réduit le plaisir à la seule sexualité. C’est pourquoi il y a un intérêt à revenir sur la conception tripartite de la nature humaine que nous avons rappelé au début. De même, il faut rompre avec l’assimilation du plaisir au seul divertissement, ce qui est encore un appauvrissement très symptomatique de la postmodernité. Quand aux menus plaisirs des gratifications de l’ego, alors là ! C’est le bouquet !
Encore plus essentiel est la mise en lumière des jeux de l’ego dans la poursuite du plaisir, cette sottise universelle qui consiste à laisser croire qu’il pourrait y avoir plaisir sans déplaisir et que la quête du plaisir aurait nécessairement une fin heureuse. Illusion sur toute la ligne et illusion morbide. Le meilleur moyen de se gâcher la vie sans savoir l’apprécier à chaque instant. Sur ce point, le pied de nez le plus drôle, nous vient des mystiques… qui sont en réalité de suprêmes jouisseurs ! Ânanda, la félicité de l’Être surpasse de très loin tous les plaisirs de ce monde, qui ne l’a connu ne serait-ce qu’une seule fois et pendant une brève période, (texte) trouvera tous les divertissements ordinaires très limités et n’aura de cesse de la retrouver. Ce qui est bien sûr une erreur car la félicité ne dépend pas du temps. Donc, il faut retourner l’opinion de fond en comble pour trouver le vrai. L’homme charnel sans grand esprit et sans force d’âme, est en réalité un ascète et un ascète de la pire espèce, un ascète qui aime la souffrance et qui la recherche, même s’il prétend hypocritement être en quête du plaisir !
* *
*
Questions:
1. L'austérité peut-elle tenir le lieu de morale sans contredire la condition humaine?
2. Le libertinage peut-il être une philosophie?
3. La poursuite du plaisir n'est-elle pas vouée à la destruction du plaisir?
4. Une société qui n'aurait de finalité que dans le divertissement serait-elle plus heureuse?
5. L'attente du plaisir est-elle un plaisir?
6. La sexualité peut-elle être pratiquée comme un art?
7. Y a-t-il des conditions à remplir pour qu'une action soit accomplie avec plaisir?
© Philosophie
et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
Accueil.
Télécharger,
Index analytique.
Notion. Leçon suivante.
Le site Philosophie et spiritualité
autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous
devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon
ou de l'article. Rappel : la version HTML est une ébauche. Demander la version
définitive par mail ou la version papier.