Leçon. 272. Une théologie de l’illusion cosmique    

     Lorsque d’ordinaire nous invoquons la « réalité », il s’agit en tout et pour tout d’une interprétation au mieux collective, qui porte sur notre expérience humaine à l’état de veille. C’est la seule manière de poser un consensus valable sur l’idée même de « réalité ».

    Si nous enlevons le mot « interprétation », nous retombons sur l’idée naïve selon laquelle nos croyances en général sur ce que nous percevons serait la réalité. Personne ne peut sérieusement adhérer à ce genre d’hypothèse. Un peu de lucidité nous oblige à reconnaître que les êtres humains pensent le monde qu’ils perçoivent à travers les lunettes de leurs croyances. Le mental est affamé de cohérence, il cherche sans arrêt à compléter une perception fragmentaire avec des représentations satisfaisantes.

    Si nous enlevons le mot « collective », nous allons être pointé du doigt par les scientifiques. Ils nous ont appris à ne pas faire confiance à ce qui est « subjectif », mais seulement à ce qui relève d’une donnée « objective ». Mais pour y parvenir, nous devons tout de même accepter le critère d’un consensus autour d’une expérience en commun. Sans quoi il n’y aura pas la moindre vérité scientifique dans quelque domaine que ce soit. La possibilité pour le chercheur de refaire une expérimentation, de la rendre renouvelable est une garantie que les résultats ne sont pas seulement les lubies d’un esprit imaginatif, mais qu’ils correspondent bien à des faits « réels ».

    Reste l’expression « à l’état de veille ». Husserl en a pris note dans certains textes, mais le plus souvent, nous n’y faisons pas du tout attention. Cependant, personne ne prend au pour réelles les divagations d’un rêveur. Nous n’accordons de crédit qu’au témoignage de la vigilance et en lui ajoutant en plus toutes sortes de précautions pour éviter les tromperies.

    Nous présupposons que la « réalité » est là tout de suite quand on écarquille les yeux et même avant qu’on même qu’on ne les ouvre le matin, ce qui veut quand même dire qu’elle est une expérience pour tous ceux qui veillent, donc ne rêvent pas. Il n’existe aucun moyen de détacher notre idée de réalité de la vigilance, car implicitement nous sommes obligés d’y faire référence et nous supposons même qu’elle doit avoir une cohérence qui ne vient pas de nous. La réalité doit frapper à la porte ou cogner au carreau.

    Maintenant, s'il y a lieu de parler d’illusion métaphysique, c’est en incluant la totalité des données de l’état de veille. Ce qui veut toute l’expérience empirique et toute l’expérimentation, l’observation,... bref tout ce que nous croyons réel à partir du témoignage de l'expérience, nos instruments de mesure sont une extension de nos organes des sens qui nous permettent de rester dans le cadre d’une expérience possible. Mais alors de quel point de vue se placer pour discuter l'illusion du monde si ce n'est la science? Est-ce à la théologie de décider si le monde est réel ou bien une illusion?

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A. La question théologique et la Création

    Les hommes ont toujours su reconnaître que dans l’état de rêve, le sujet est à même de manifester son propre monde. De manière très étrange, sans le savoir, le rêveur est l’acteur, le scénariste et l’histoire de son propre spectacle. En lui se développe la trame de l’espace-temps-causalité qui lui permet de vivre une aventure qui semble intensément réelle. Mais comparée à la veille, ce n’est qu’une illusion. Le rêveur est le créateur de son rêve, mais il ne le sait pas. En même temps, les êtres humains toujours maintenu une attitude ambiguë au sujet du rêve. Nous n’avons pas de difficulté à reconnaître que les aventures oniriques sont des illusions projetées, mais nos rêves sont parfois si vivants en comparaison de nos vies si difficiles, que nous serions tentés de rêver notre vie plutôt que de la vivre. Nous ne pouvons voir dans le monde de l’état de veille une illusion, nous lui accordons une réalité bien supérieure, voyant dans le rêve une parodie plus ou moins délirante de la veille. Parfois à regret quand il est agréable, quelquefois dans un sentiment de délivrance quand il il tourne au cauchemar. Or, à partir du moment où nous admettons massivement l’existence du monde, il faut bien rendre compte de son apparition. Comment ? Pendant des millénaires, l’homme s’est tourné vers la religion, pour en élucider le problème avec une doctrine de la Création.

    1) C’était une outrecuidance insupportable que de supposer que l’esprit humain pouvait à lui seul créer l’espace-temps-causalité, le monde dit « réel » et le peupler, de personnes, d’êtres vivants, d’objets et d’évènements etc. qui auraient été ses propres créations. Nous devions plutôt admettre que nous n’étions que minuscules poussières dans un univers nous dépassant de toute part qui était l’œuvre du Créateur. Il était facile de supposer que l’aventure humaine, comme tous les événements de notre vie advenait malgré nous. On ne choisissait pas de naître humain, en tel lieu ou à telle époque, on ne choisissait ni la couleur de sa peau, ni la vigueur du son corps ou ses maladies, par plus que les circonstances de la vie.

    Il pouvait encore y avoir une analogie montante depuis le rêve vers la veille, mais juste comme une métaphore. Ce n’était pas sérieux, car nous ne doutions pas un instant que tout ce que nous vivions dans l’état de veille était la « réalité ». En conséquence, il était inutile de faire un lien entre l’expérience de veille et la réalité, nous devions dire massivement et sans condition LA réalité. Toutes les théologies étaient là pour garantir que cette « réalité» n’avait aucun rapport avec l’esprit de l’homme mais devait avoir été créée par une divinité supérieure.

    Même Shankara, le docteur du Vedânta non-duel, fait la distinction entre la création du monde onirique par le rêveur et la Création de la Nature, prakriti par Dieu. Il admet l’action créatrice du Seigneur, Ishvara, pour rendre compte de la Manifestation du monde de la veille. Mais il ne pose pas pour autant l’idée d’un Dieu moral.

    L’idée du dieu moral était plus séduisante pour un esprit humain confronté aux forces de la Nature et à la rivalité croissante entre les egos humains. Ainsi, dans les religions du Livre, Dieu serait considéré comme le Créateur, la création comme un effet de sa volonté. La Création originelle devait être bonne et juste, puisque que Dieu est souverainement bon et juste. La création devait être réelle, le mieux serait de supposer qu’elle était sortie du néant et qu’elle avait été posée dans la séparation et en dehors de Dieu. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un théologien de placer la création et le créateur sur le même plan, ce serait une hérésie. Le Créateur et sa création devait être séparés, parce que les hommes se sentaient eux-mêmes séparés de leur Dieu et égarés dans un monde étrange qu’il leur fallait maîtriser. Ils avaient besoin de croire dans une puissance souveraine qui les protège. On devrait penser que Dieu avait certes créé le monde, mais qu’il était maintenant très loin de sa création, ce qui signifiait au-delà d’elle et à partir d’elle inaccessible. Pour que le monde soit réel et que la divinité incarne l’image d’un Dieu moral, il fallait que fossé entre l’homme et Dieu fût abyssal. On verrait donc théologiens et philosophes disserter sur la transcendance infinie de la divinité et la vanité humaine qu’il y aurait à croire que Dieu pourrait être présent dans le monde.

    Ainsi, un philosophe comme Montaigne, dans les Essais, soulignait la séparation entre l’homme et Dieu, rapportant cette idée des théologiens de l’époque selon laquelle la Création a si peu d’être, qu’elle menace à tout instant de retomber dans le néant. La création devait, une fois le geste initial, avoir été abandonnée à elle-même en dehors de Dieu, et elle était marquée du péché originel. La Nature était maudite, comme le disait encore Malebranche. Y trouver Dieu aurait été une forme de panthéisme, mot que l’on utiliserait presque toujours sur un ton méprisant. Il fallait au contraire souligner la séparation d’avec Dieu et l’imperfection du monde. La troisième figure du mal, avec le mal physique et le mal moral. Un penseur comme Levinas ferait de Dieu le « tout Autre », ce qui n’est qu’une manière de souligner le gouffre entre Dieu et sa création.

    L’homme avait voulu défier Dieu et il en avait été séparé, la création paradisiaque avait été suivie de la Chute. Mais cela n’impliquait pas que la nature soit l’œuvre de l’homme, mais seulement que l’homme s’y trouvait jeté. En exil. Cette idée d’être jeté, devrait même déborder la représentation théologique vers la philosophie. Des penseurs, dits existentialistes, rebap­tiseraient un jour l’idée dans le concept de déréliction. La notion était déjà bien marquée dans les Pensées de Pascal. Ramené à son corps, l’homme était bien peu de chose, sa finitude, qu’il ne connaissait à vrai dire que dans les limites de sa pensée et surtout de ses croyances, était indépassable. Mais qu’importe, l’idée était très convaincante. En ce monde, toutes les existences étaient limitées. Suprême ironie, la Nature devait, au regard de la pensée paraître inconsciente. Dépourvue d’Esprit. On dirait sans sourciller avec Pascal que l’arbre lui aussi était fini, mais que dépourvu de pensée il ne pouvait le savoir.

    S’il donc il existait un Dieu, il devait être caché et la seule chose qui pouvait être montré comme réelle pour un esprit humain pris dans le domaine physique devait être le monde offert par les sens.

    Dans pareille perspective, le Salut devait être évasif, il ne pouvait consister que dans la Foi qui élève l’âme vers Dieu en l’écartant d’un monde fini et de surcroît hanté par le mal. Promesse était donnée dans les Ecritures que ceux qui auraient la Foi verraient Dieu, ils seraient élevés au-dessus du monde et pourraient, après la mort entrer dans les royaumes célestes. Le monde, vu comme séparé de Dieu, marqué par le péché, était mauvais depuis la Chute ; l’infamie qui le rongeait devait appeler la venue de l’Apocalypse et une rédemption par le Salut du Christ sauveur. Dieu avait créé ce monde, l’homme précipité dans cette réalité semblait davantage capable de salir la Création originelle par le péché que de disposer d’un pouvoir véritable. Il devait donc pour que ce récit culturel tienne la route, y avoir un commencement des temps, celui de la Création dans la Genèse. Il devait y avoir un temps linaire, celui des calendriers, celui de l’histoire et des tribulations de l’humanité sur la Terre. Il devait y avoir une fin des temps dans l’effondrement des œuvres du mal et une résurrection dans l’œuvre de Dieu.

    Loin d’être une expérience, une exploration de l’âme et une aventure, la vie sur Terre devait être une épreuve. Le concept de dieu moral imposait par avance le Jugement ; et un dieu qui pointe du doigt et juge, ne laissait ouverte que la voie du repentir pour les pêcheurs et l’espoir ténu pour les justes d’entrer au paradis. L’humanité allait filer pendant des siècles sur ce même thème toutes sortes de variations, des religions avec leurs schismes, leurs hérésies, leurs sectes, leurs organisations en tout genre. Mais toutes s’entendaient sur la nécessité de la séparation entre l’homme et Dieu et même, en venaient à multiplier les séparations en créant des divisions nouvelles des hommes entre eux. Si chacun entendait posséder la vérité sur le monde et Dieu, il était évident qu’il avait raison et que tous les autres avaient tort.

    La religion ne pouvait être ce que le mot indique, le lien qui relie, re-ligare, l’homme à Dieu, elle devait être le lien qui réunit les croyants dans une communauté autour d’une foi et d’une doctrine ; ce lien se trouvait singulièrement renforcé en opposition avec d’autres croyants et d’autres formes de foi. La séparation engendrait le conflit, mais il était hors de doute pour le croyant que ce monde d’épreuve et d’affliction était bien réel, et qu’il serait tenu compte à l’heure du Jugement de la moindre de ses conduites. On en viendrait même enseigner la crainte de Dieu comme une valeur morale. On enseignerait que Dieu imposait des exigences auxquelles l’homme devait réponde, que la culpabilité de l’homme était une marque indélébile de sa condition et une vertu, que le châtiment pouvait être juste, que la soumission à l’autorité était normale, qu’il était tout aussi normal qu’un pouvoir politique fort gouverne les hommes au nom de la justice de Dieu.

    La tragédie vécue sur Terre par l’humanité était intensément réelle. La violence des hommes leurs uns contre les autres demandait sans cesse un surcroît de puissance pour être surmontée. Il fallait dans la foulée développer des armes de plus en plus sophistiquées pour se protéger. On aurait donc tout au long de l’histoire des expéditions punitives et des guerres saintes. L’ennemi était parmi nous et l’ennemi c’était nous. Au milieu d’une telle insanité, on devrait croire que la souffrance et le sacrifice avaient un caractère sacré, qu’ils étaient méritoires et la marque d’une épreuve nécessaire de l’homme sur la Terre. Au fond, la souffrance devenait la preuve tangible de la réalité du monde. Chaque être humain portait sa croix, et tout au long de son existence, devait faire son chemin de croix dans sa chair et dans son âme. Cette croyance deviendrait éclatante dans l’image de Dieu chez les Chrétiens, celle d’un homme torturé. Le Christ offrait son agonie en exemple, il avait souffert pour toute l’humanité en prenant sur lui les péchés du monde. Bien des mystiques lui emboîteraient le pas pour la rédemption de l'humanité. Les stigmatisés, tel le Padre Pio ou Thérèse Neumann. Comment, dans ces conditions, oserait-on, sans blasphémer, parler de ce monde comme d’une illusion ?

    Au milieu d’un tel récit culturel, dont l’adhésion allait peu à peu devenir implicite sous la forme de croyances inconscientes, on ne pourrait dire que « la vie est un rêve », que sur un mode poétique et quelque part secrètement pour échapper à son écrasante réalité. Il fallait bien que d’une manière ou d’une autre, la vie humaine soit sauvée de son effroi millénaire dans un lieu qui ne soit pas hanté par le mal.

B. La déréliction, mais sans Dieu

    A sa manière, l’athéisme, en contre-pied, justifiait ce récit culturel. Dans l’Antiquité Epicure admettait l’existence des dieux, mais il ajoutait qu’ils ne s’occupent pas de nous et que nous n’en n’avons pas besoin pour mener une existence sage et mesurée. Il évoquait les puissances cosmiques œuvrant dans la Nature et se moquait des prières d’intercession auprès des dieux. Une sorte de trafic moral de l’homme avec les divinités pour obtenir des bienfaits. Mais les Grecs ne connaissaient pas encore ce qui est venu par la suite dans le monothéisme sous la forme du dieu moral. Nietzsche dit que les Grecs ne connaissaient pas le péché et c’est exact dans le sens que lui a donné le monothéisme. Ce n’est donc que des siècles plus tard, sous l’égide des Modernes, et en réaction, que la critique de la religion deviendrait virulente. Le dieu moral était devenu aussi encombrant qu’inutile et moralement insupportable. Il fallait que l’humanité aille jusqu’au bout de l’idée de séparation, pour justifier une séparation de l’homme et de la Nature, en balayant la nécessité d’un Créateur. L’humanité cherchait par tous les moyens à renforcer son sens de l’individualité séparée et en conséquence, devait renforcer le concept de réalité du monde. On finirait par se convaincre que tout ce qui n’était pas visible, Dieu, les mondes célestes et, tant qu’on y est, l’âme, la pensée et la conscience, devait être considéré comme des illusions.

    1) Si on tient la comparaison avec les plus anciennes cultures traditionnelle, nous pourrions penser qu’il s’agit du programme d’un renversement total de la Réalité dans l’illusion. Les traditions anciennes montraient que le monde qui paraît à nos sens n’est que la partie émergée d’une Réalité beaucoup plus Vaste, invisible, mais bien plus réelle dans la dimension de l’Esprit. Le panpsychisme était l’expression intuitive naturelle d’une vision où l’âme est encore proche de la Nature, d’une vision où l’homme sent qu’il est côtoyé par un monde de forces invisibles pour les sens de perception, mais bel et bien réel. C’est le monde des esprits avec lequel communique le chamane, le plan subtil de la Réalité, le plus fin du monde relatif où réside les puissances de la Nature. Là résident dans le foisonnement de l’astral et tous ses degrés, les anciens dieux, les Elémentaux, les esprits de la Nature, et dans une gradation encore plus subtile de l’invisible jusqu’aux gandharvas de la tradition védique, les anges de l’ésotérisme mystique, dans des dimensions supérieures au plan humain. Dans les cultures traditionnelle, l’homme comprenait que ce qu’il saisissait par ses sens n’est véritablement qu’une apparence, la concrétion à son échelle de perception d’une énergie librement déployée dans le Cosmos qui était autant un psychisme en gestation qu’une intelligence créatrice omniprésente. La Terre était vivante, elle avait sa propre conscience, le minéral possédait un degré élémentaire de conscience, la plante était vivante dans un sens qui excède la seule dimension biologique, l’animal avait une conscience bien plus riche que celle que l’homme lui prête quand il parle des « bêtes ». Bref, en amont de toutes les formes visibles, il y a l’action de l'Invisible, d’un psychisme universel, l’opération de l’âme du monde dont rien ne pouvait être exclus ni posé à part.

    Il n’a jamais été possible de supprimer entièrement le panpsychisme, ou bien, quand on a tenté de le faire, il a ressurgi sous une autre forme, comme dans l’imaginaire de la littérature, mais tout a été fait pour le renvoyer dans les marges. Le tournant de la Modernité a puissamment contribué à verser dans la catégorie de la superstition les connaissances traditionnelles pour les ridiculiser face aux prouesses des conquêtes de la technique. Ainsi basculait-on de l’alchimie à la chimie, de l’astrologie à l’astronomie, du guérisseur au médecin, de la connaissance de l’âme à la psychiatrie etc. Le triomphe du projet galiléen aura été la mise au point de l’approche objective de la connaissance, en rupture complète avec le savoir traditionnel qui mêlait étroitement approche subjective et vérité. Comme Galilée Descartes dira que la Nature est écrite en langage mathématique, qu’il faut réduire la causalité à la seule causalité mécanique et proscrire l’étude des causes finales de la physique, proscrire toute intervention d’un quelconque psychisme dans les phénomènes. La Nature est seulement faite de rouages et de mécanismes, c’est une horloge que l’on peut démonter et l’on peut partout remplacer l’action secrète d’un psychisme par quelques ressort, cordes ou roues dentées. Le paradigme mécaniste était lancé et il devait avoir une carrière spectaculaire.

    Descartes avait été quelque peu effrayé de son audace au point de ne pas publier le Traité de l’homme. La vision mécaniste de l’univers libérait la volonté de puissance, mais détruisait le panpsychisme et il devenait difficile de concilier la science nouvelle avec la foi chrétienne dans l’existence de l’âme. Ou plutôt le problème ne se posait plus désormais qu’au sujet de l’homme. Seule créature douée d’une âme. On pouvait regarder la poule comme un automate et la nature comme un assemblage sophistiqué de mécanismes. Descartes en chrétien reconnaissait que Dieu était infiniment meilleur « ingénieur » que l’homme ; cependant, s’agissant de l’être humain, il était impossible de le réduire au statut de l’animal-machine. Ce que feront allègrement ses successeurs. Il fallait donc avec Descartes supposer qu’en l’homme deux substances se rencontrent, l’étendue matérielle régie par les seules lois de la mécanique et la substance pensante immatérielle de l’âme capable de penser. L’âme avait été créée par Dieu et lui revenait après la mort, le corps retournait à la matière inerte dont il était issu. Quant à savoir par quel étrange prodige l’âme pouvait bien rencontrer la machine du corps, la question devenait obscure et pour tout dire impénétrable.

    L’essor extraordinaire de la technique prophétisé par Descartes allait pousser toujours plus loin la conquête de la Nature désormais considérée comme un objet inerte. Nous aurions donc une confirmation de notre propre puissance et de nos croyances archaïques, jeté dans une monde hostile perdu aux confins de l’univers, l’homme allait pouvoir se prouver à lui-même qu’il pouvait se passer de Dieu. On ne pouvait trouver plus forte confirmation de la réalité du monde et plus de fierté pour jeter dans la catégorie de l’illusion tout ce qui ne pouvait être soumis au verdict de la mesure de la science nouvelle. On pouvait sans complexe faire comme si tout ce qui n’était pas mesurable selon la nouvelle norme n’existait pas. La science était matérialiste, le matérialisme était la seule posture scientifique, la connaissance devait être matérialiste ou bien être rejetée dans l’illusion d’une forme d’anthropomorphisme. Encore un gros mot pour expédier la moindre tentative de déceler une forme d’action psychique dans le monde matériel. 

    2) Les trois questions fondamentales que l’humanité se posait étaient : « d’où venons-nous ? » « Comment en sommes-nous arrivé là ? » Et « comment réussir sa vie ? » Si une organisation quelconque est à même d’apporter des réponses à ces questions, elle dispose d’une puissance formidable car elle obtient le monopole des croyances communes au sujet de la réalité. La Grèce des philosophes a eu le mérite de poser ces questions en les laissant ouvertes, de sorte que les réponses ne pouvaient être dogmatiques. Indéniablement l’Eglise au moyen-âge a eu le monopole de ces réponses, elle est devenue le premier fournisseur de croyances, mais dans un registre nettement plus dogmatique car elle introduisait le dieu moral comme créateur et l’autorité des Ecritures comme critère de vérité. Le chrétien croyait qu’il était une créature de Dieu, que le fil de l’histoire humaine était une théophanie, que son accomplissement dépendait de la foi en Dieu et de la vertu qui devait lui permettre de ne pas succomber au péché.

    L’entrée dans la Modernité va consister dans un passage de témoin de la religion vers la science nouvelle. A la question d’où venons-nous, on répondra que l’univers est apparu par le plus grand des hasards avec le miracle d’une explosion cosmique curieusement bien synchronisée.  Son immensité défie l’entendement, ce qui renforce encore l’idée de déréliction. Ne parlons pas de la vie, encore un événement improbable, produit d’une combinaison hasardeuse de protéines, perpétués par une tout aussi hasardeuse sélection naturelle. Et on se demande comment tout cela peut tenir debout sans l’opération du Saint Esprit, mais bon le Saint Esprit, c’est du langage religieux et juste une figure de style.

    Comment en sommes-nous arrivé là ? Réponse : dans le cheminement de l’Histoire dont le XIXème siècle fera carrément une religion en essayant de légitimer l’idée du progrès. De Condorcet à Marx, en passant par Auguste Comte et Hegel, un florilège d’envolées spéculatives pour trouver une logique à l’Histoire dans laquelle l’homme deviendrait acteur central d’une véritable évolution historique. Il fallait se convaincre que l’histoire avait un sens, que le changement était une évolution. Les mots finiraient par se confondre, nous pourrions regarder le passé avec hauteur et condescendance en nous persuadant que l’homme d’aujourd’hui était forcément différent de celui d’autrefois. Dire qu’il était bien supérieur était tentant, mais en tout cas, nous aurions des arguments pour dire qu’il s’était fait tout seul.

    Pour ce qui est de la question de savoir comment réussir sa vie, l’expansion d’un système économique appelé capitalisme devait pouvoir communément donner réponse à tout. C’était évident, Descartes y avait déjà pensé, la technique allait nous apporter le confort, enlever la pénibilité du travail, nous délivrer de la maladie. Descartes a même pensée aux « artifices ». L’homme pourrait même un jour se délivrer du besoin de penser et entrer béat et le nez en l’air définitivement dans le temple du consumérisme pour y trouver la suprême félicité. Fin de l’Histoire. Il y aurait des historiens, comme Fukuyama pour dire que l’histoire se terminait dans le capitalisme libéral. Le dernier homme selon Nietzsche, le dernier homme d’une démocratie repue et heureuse. Le chien qui reste tranquille et dort parce que son auge est régulièrement remplie.

    Au milieu d’un appareil de croyances aussi convainquant, l’homme pourrait sanctifier à sa manière comme étant « réel » tout ce que le mental humain était à même de produire, jusqu’à ce que l’artifice humain devienne le standard de la réalité. Jusqu’à ce que les illusions virtuelles deviennent la réalité. La technique superstar, la coupure entre l’homme et la Nature portée au paroxysme. L’homme maître et possesseur de la Nature deviendrait un magicien du virtuel très supérieur en audace à la très limitée Nature qui ne serait plus qu’un avorton raté d’une évolution que l’homme devait prendre en main, pour le futur d’un homme… augmenté. Si on y regarde de près en effet, l’homme augmenté, c’est le triomphe total de l’idée d’un moi séparé qui a choisi de se créer son propre monde en toute indépendance. Un homme qui n’a pas besoin de Dieu puisqu’il est devenu son propre dieu en créant des machines auxquels il s’identifie.

    3) Ce n’est pas pour autant que l’épopée humaine soit parvenue à évacuer la question du sens, ni même qu’elle ait vraiment réussi, bien au contraire, le sentiment d’un immense vide intérieur devait sans cesse revenir, comme si, malgré une inventivité prodigieuse du mental, la subjectivité délaissée manifestait la souffrance d’un déficit d’être.

    Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, quand il présente le concept de Dieu récite encore la même mise en scène du dieu moral, sauf qu’il supprime son existence. Il compare l’homme à un coupe-papier, comme on le sait, l’artisan conçoit l’idée et au moyen de son savoir réalise ensuite l’objet. L’objet a donc une essence qui lui préexiste. Dieu concevrait l’essence de l’homme puis le ferait exister ensuite dans la création. La comparaison est simpliste, mais elle permet de justifier l’idée, qu’en biffant le créateur, on supprime aussi la conception d’une essence préexistante. En suivant l’analogie techniciste, l’homme n’a donc pas d’essence, sa vie n’a pas de sens, et il a été jeté dans ce monde, sans aucun doute parfaitement réel, parce que matériellement réel. Mais l’homme lui est intérieurement vide, aussi vide que le monde est lui plein. Cette idée de déréliction, le fait d’être jeté-là, chez Pascal signait la Misère de l’homme sans Dieu, l’homme réduit à son corps et pris d’effroi entre deux infinis ; mais chez Pascal, par son âme l’homme pouvait entrer dans la félicité de l’homme avec Dieu que promettait la religion.

    Le pathos existentialiste bouclait la boucle, révélait le malaise d’une subjectivité vide ; et il en restait là, il ne promettait aucune félicité, il restait terre à terre devant la brutale et absurde « réalité » de l’existence, le destin tragique de cet accident humain, jeté-là, on ne sait trop comment, mais qui pouvait se convaincre jusqu’à la nausée de son épouvantable déréliction. Même au milieu du luxe et du divertissement, surtout au milieu du luxe et du divertissement. Comme cette vie dépourvue de dimension spirituelle n’avait aucun sens, pour éviter de sombrer dans l’angoisse, on devrait lui en donner un, une bouée de sauvetage pour qui est en train de se noyer : il fallait s’engager dans quelque chose ! N’importe quoi plutôt que rien. Dans la politique tout d’abord, s’engager vers les autres… pour ne pas glisser et sombrer dans le néant. (Encore ce néant dans lequel la création menace de tomber. Décidément, on n’en sort pas).

C. Le thème renouvelé de l’Illusion cosmique

 

     Et c’est précisément parvenu en ce point qu’il nous faut reprendre le thème de l’Illusion cosmique. L’exercice est difficile, mais il vaut le détour. Quelle vision apparaîtrait si nous retournions point par point ce que nous avons exposé depuis le début de ce chapitre ?

    Il y a une petite histoire indienne très célèbre qui peut nous aider. Narada le dévot se promène en compagnie de Krishna sous un soleil de plomb. Ils s’arrêtent à l’ombre d’un arbre. Narada pose la question : « Seigneur, peux-tu me montrer le pouvoir de ta Mâya ? » Krishna ne répond pas. Aucun discours spéculatif du style de l’extraordinaire exposé de la Bhagavad Gita. Il dit plutôt à Narada : « il fait chaud, j’ai soif, va me chercher de l’eau ». Narada s’exécute, se rend au village, trouve une fontaine. Au bord de la fontaine, une femme magnifique puise de l’eau. Narada tombe instantanément amoureux, il rencontre sa mère, tout va très vite, dans la foulée, le mariage est décidé. L’histoire continue, avec tous les détails : ils ont plusieurs enfants dans une vie ordinaire, etc. Jusqu’au jour où une terrible inondation menace la contrée en faisant des ravages. La famille voit monter l’eau de toute part et se réfugie sur les toits. Les enfants de Narada sont emportés par la crue, sa femme aussi. Narada seul se lamente dans une intense souffrance quand il entend la voix de Krishna : « alors, cette eau tu me l’apportes ? » Et c’est alors que Narada s’éveille et comprend. La totalité de l’histoire était une illusion, en réalité il ne s’était rien passé, mais l’aventure était l’expression exacte du désir de comprendre le pouvoir de l’illusion. Comme la compréhension de l’Illusion cosmique dépasse les possibilités de l’entendement humain, il fallait que Narada fasse l’expérience de l’Illusion. Espace-temps-causalité, rien n’était substantiel et tout avait été pourtant vécu comme réel. Dans un seul instant intemporel tout avait été manifesté, mais ce n’était qu’une illusion, Narada n’avait jamais quitté la compagnie de Krishna. L’allégorie est assez jolie, elle met en scène un renversement si complet qu’elle peut nous aider à entrer dans la compréhension d’une version théologique de l’Illusion.

    1) Donc, reprenons et retournons. Pour que l’expérience humaine soit réaliste, il fallait qu’elle soit totalement convaincante dans la version qu’elle devait se donner d’une existence séparée. Il fallait en faire des tonnes dans les effets spéciaux du mental pour que l’expérience de la séparation devienne crédible. Il fallait que l’ego humain prouve sa suprématie apparente et s’érige en maître de la destinée humaine.

    Seulement il n’y a pas d’existence séparée. Il n’y a que Tout Ce Qui Est. Il n’existe que la Totalité qui cohère en elle-même en chaque point des myriades d’existences où elle se manifeste, comme l’océan fait corps avec le roulement de toutes ses vagues. L’idée d’une existence séparée est complètement illusoire. (texte) Même la physique reconnaît que la Totalité porte chaque événement qui se produit en son sein. L’ego en tant qu’existence séparé est donc lui-même complètement illusoire. La Réalité est Tout Ce Qui Est et rien ne peut en être exclus, détaché ou retranché.

    Le mental, mis au service de l’ego devait inventer une dualité imaginaire pour arriver à se convaincre qu’il avait une existence séparée ; il pourrait y croire, pour les besoins de l’expérience, mais la dualité ne serait jamais réelle, elle serait seulement une illusion pour fonctionner en tant qu’ego, mais dans la Réalité qui est Une et insécable. Ce que l’ego ne savait pas, c’est que l’âme disposait d’une extraordinaire puissance d’imagination qui pouvait rendre ce scénario crédible.

    Une fois l’Illusion déployée, la croyance dans la séparation posée, il fallait imaginer une théologie pour aller avec, premier maillon d’une chaîne de discours dans laquelle l’homme essaierait de se convaincre de la réalité de la séparation. L’invention du dieu moral était une trouvaille formidable à cet effet. Elle permettait de légitimer un récit fabuleux de chute à la suite d’une punition divine qui avait jeté l’homme sur la Terre, abandonné, seul et démuni, tandis que le soi-disant dieu se retirait pour bouder dans les arrières-mondes ; quitte à revenir de temps à autre, pour envoyer quelques messages cryptés vers la Terre, qui deviendraient des révélations, ou jeter malédictions et calamités à cette humanité en mal de sécession. (texte)

    Brillante rhétorique ! Rhétorique savante et alambiquée, mais même un enfant pourrait comprendre que l’homme avait tout inventé. Il n’y a jamais eu de chute, de punition, ni de châtiment que ceux que l’homme avait élaboré dans des récits folkloriques très haut en couleurs pour se prouver qu’il pouvait exister à part coupé de la puissance de la Vie universelle. Dieu.

    Sans prétendre spéculer beaucoup, la seule nature que nous pouvons prêter à Dieu est l’Amour. L’amour ne juge pas, ne maudit pas et ne condamne pas. L’amour n’impose rien. (texte) L’amour a toute une éternité de la patience pour attendre que l’enfant parti jouer dans son coin de réalité revienne en sécurité dans son foyer. Il faut bien qu’il joue toutes sortes de jeux dans son bac à sable de réalité, qu’il roule, qu’il se salisse, qu’il tombe parfois, qu’il mette les mains sur les yeux pour se cacher, se sente tout d’un coup seul et perdu, jusqu’au moment où il les enlève, pour découvrir qu’il n’a jamais été un seul instant abandonné, car la solitude qu’il s’était inventé pour les besoins du jeu n’était qu’une illusion. Une illusion pour se faire peur et faire l’expérience de la séparation, de l’abandon et la frayeur de l’isolement, et revenir au foyer. Elle n’avait jamais existé.

    Dans la Vie absolue qui est Dieu, chaque existence est nouée à toutes les autres, toutes sont reliées à la Source; chaque existence est dans on essence divine et accueillie dans une égale dignité ; tous sont Une et la présence de l’Amour dans l’unité fait disparaître la peur. Pour que quelque chose d’autre soit possible, il faut que ce  motif en dehors du divin soit imaginé et soutenu par la pensée. Par exemple, pour maintenir la peur, la méfiance, la rancune, le ressentiment, il faut pérenniser par la pensée une expérience passée et la retenir de force dans la mémoire. Il faut s’empêcher d’aimer et empoisonner le présent en générant de la souffrance autour d’un ressassement perpétuel : « vous voyez bien que j’ai raison ! Ma vie est une tragédie faite d’abandon, de peur et d’isolement, je suis victime d’un sort malheureux… ou d’un dieu cruel ». Et la vie devient exactement le résultat de cette croyance. (texte) Et pourtant, dans le Maintenant, dans la plénitude de la Vie qui rebondit à chaque instant, il n’y a rien de tout cela. Il y a Tout ce qui Est dans une joie pétillante et indescriptible. La Création ne peut ni être séparée, ni en dehors de Dieu, mais avec la puissance de l’illusion, il est possible à l’esprit de lui surimposer un voile qui donne l’impression de la séparation. La Vie universelle s’épanche dans une infinité d’existences, dans de multiples dimensions qui excèdent de loin celles du monde physique, la Vie universelle est en même temps présente en chaque existence comme son cœur absolu.

    Toutes les formes sont relatives, toutes les formes apparaissent et disparaissent, c’est le grand Jeu de la Conscience dans le domaine relatif. Dans la Caverne de Platon. L’ego, pour se donner une existence séparée devait pourtant s’identifier à la forme, tenter de la pérenniser ; il devait pousser l’esprit à s’identifier au corps et déployer toute l’ingéniosité possible pour y mettre l’identité. Son rôle était à l’origine de veiller sur le corps, ce qui permettait à l’être humain de libérer son esprit et d’ouvrir la fenêtre de l’âme. Le Soi réel se tient en amont du corps et de l’ego, un lien subtil devait être préservé entre l’esprit conscient ajusté au monde physique et l’être intérieur bien plus vaste que le domaine limité du corps. Dans l’intériorité siège la Vie absolue qui jamais ne s’éloigne de Soi, joue tous les rôles et se lance de manière infiniment créative dans toutes les aventures. Le fossé de l’ignorance est creusé quand le contact avec l’être intérieur est perdu ; dans l’Illusion, le soi est identifié avec le corps, il pourra même se définir par un sexe, un genre ou une ethnie, revendiquant encore une existence séparée. Il pourra même passer à côté de l’expérience magnifique de l’incarnation en se prenant pour l’apparence du corps… vue par quelqu’un d’autre ! Glousser de rire devant des photos quand l’identité se confond avec des images ! L’oubli de Soi sera presque complet. Une vie limitée qui aura si peu de sens qu’il faudra pas mal de selfies pour la faire mousser. Dans un vide intérieur sidéral. Le néant sartrien du manque de coïncidence avec Soi et avec la Vie universelle.

    2) Charger la mémoire à la naissance aurait alourdi la liberté, l’incarnation devait envelopper l’oubli, mais sans pour autant interdire la réminiscence. Sartre a raison, il aurait été inconvenant de fournir un mode d’emploi de l’existence à l’être humain et bien plus créatif de le laisser libre de se perdre, de se découvrir et enfin de se retrouver dans son être intérieur. (texte) Mais de plus en plus enfoncé dans l’Illusion, la réminiscence tardait, l’ignorance s’épaississait, l’implication dans l’illusion empêchait par avance toute prise de conscience. La connaissance de soi devenait dès lors aussi vide que tout le reste, dans les clichés des magazines ou les formules du marketing.

    Il n’en demeure pas moins que la vie sur Terre est faite pour être une expérience formidable, une exploration de l’âme, une aventure, une exquise jouissance ; certainement pas une épreuve. Le véritable sens de la religion est donc bien ce qui relie l’homme à Dieu, mais dans l’Illusion, la dégradation au cours du temps est telle qu’il vaut mieux désormais parler de spiritualité ou de sagesse.  Dans l’Illusion, le sens de la séparation est si marqué que la religion se dessèche peu à peu et perd son sens. La forme se maintient tout en s’épuisant et l’esprit s’en va. Dans les marécages de l’ignorance, la foi devient un étendard que suivent des bataillons de croyants pour se dresser contre d’autres avec un étendard différent. En fait le même Dieu. Ce serait tout bonnement risible si tout au long de l’Histoire le spectacle ne virait au tragique. Risible, autant que les insanités autour de la crainte de Dieu, la culpabilité comme vertu, pas pire non plus que la damnation éternelle, le juste châtiment ou la soumission aveugle.  Des figures de l’Illusion. (texte)

    La Vie absolue est Plénitude qui se donne dans un épanchement infini comme Amour. L’amour de moralise pas, n’exige pas, ne condamne pas, ne maudis jamais. Il invite la Joie et soutient la confiance en Soi. La religion moralisatrice fait partie de l’Illusion, elle n’a pas une once de spiritualité ; mais il est en tout cas parfaitement clair que l’idée que les hommes se font de Dieu conditionne directement leur morale. Il est impossible de faire l’impasse sur les récits culturels que les hommes tiennent sur Dieu, car ils font partie de leur engagement dans la Manifestation. Quand les croyances au sujet de Dieu deviennent insensées, elles inspirent des actes cruels : on a par avance des justifications de la souffrance qui se retournent directement contre soi, car le tort que l’on fait à l’humanité est un tort que l’on se fait à soi-même. On peut aussi faire beaucoup de cinéma avec le masochisme sacré, avec des démons sanguinolents sortis tout droit du bas astral de l’inconscient collectif et des héros musclés au service du bien pour combattre le mal. La dualité transformée en manichéisme, mais cela fait partie du Jeu de l’Illusion d’une humanité qui n’en finit pas de jouer aux jeux de la guerre et du pouvoir. Jusqu’à ce qu’elle en ait plus qu’assez et qu’elle choisisse de se réveiller. (texte)

   Il faudrait bénir les athées, ils ont fait du bon travail en dénonçant la fiction du dieu moral : elle sort de la même fabrique de l’Illusion. Dommage qu’ils aient trop souvent adopté la posture myope du scientisme et du matérialisme pour ne faire que prolonger les mêmes illusions. En revanche, il devient parfaitement clair que le panpsychisme des anciennes traditions spirituelles côtoyait de puissantes vérités spirituelles. Le matérialisme a fait tomber une chape de plomb sur tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à de l’ésotérisme : Dogmatisme ! Superstition ! Quand il y a dogmatisme, il y a aussi des hérétiques. Quand on parle de superstition c’est pour désigner une croyance infondée. Le plus drôle dans cette affaire, c’est exactement ce renversement qui se produirait sous la pression du matérialisme. La science, dans sa version ma­térialiste, parce qu’elle demeure à la surface des choses en ignorant l’immense pouvoir de l’Esprit dans la Manifestation, deviendrait au fil des temps la superstition la plus répandue et la plus dogmatique que l’homme ait jamais inventé.

    Le recours quasi obsessionnel à la notion de hasard en guise d’explication est très symptomatique. Non seulement il contredit l’ordre et la précision du Cosmos, mais il interdit aussi toute position dogmatique. On devrait en conclure que nous ne savons en fait que très peu de choses, la nature de la Réalité nous échappe. Alors pourquoi tant insister sur cette idée ? C’est que le hasard est parfaitement accordé avec l’idée de déréliction qu’il vient renforcer : il conforte remarquablement l’idée d’un moi séparé.

    3) Retournons donc le point de vue :   Il n’existe pas de hasard ni de coïncidence, tout ce qui apparaît dans la Manifestation dans le moindre détail est signifiant, car le monde visible est le miroir de l’âme et rien d’autre. (texte) La Vie sensifie, elle est un déploiement de la Conscience. Dans son essence le monde est spirituel. Quand bien même nous serions devenus sourd et aveugle à ce qui nous arrive il n’en reste pas moins que nous sommes toujours à l’intérieur des synchronicités de l’esprit. L’existence humaine est toute entière une expression du Désir de l’âme à travers l’incarnation. Platon disait que le guerrier valeureux choisirait après la mort une vie de laboureur, car c’était ce qui manquait à l’expérience de son âme, ce qu’il avait besoin d’apprendre. Une fois le choix opéré, dikhé la Destinée prononçait le sort. Prolongeons : Celui qui avait maltraité ses frères de couleur naîtrait avec la peau noire, car il avait besoin de faire cette expérience ; celui qui avait dégradé la vie des femmes naîtrait pour devenir prostituée car il avait besoin de faire cette expérience. Celui qui aurait vécu une vie de débauche et de luxe chercherait l’expérience d’une vie de complète de misère et d’indigence, car cela manquait à l’expérience de son âme etc. Il n’y a là ni récompense, ni punition, ni bien, ni mal et pas le moindre hasard : le monde partagé dans l’expérience humaine est le terrain d’expérience de l’âme dans le domaine des limites. Toute existence est déjà un sens, toute existence est déjà un projet. Il n’existe nulle part dans l’Univers de chose telle que la « déréliction », le prétendu « néant » n’a pas plus de réalité, c’est une expérience que l’âme induit dans l’esprit quand il est déconnecté de sa propre intériorité. Le vague à l’âme de ne plus coïncider avec Soi dans la sensation de vide existentiel et d’égarement. C’est pourquoi le désir même satisfait laisse encore un manque. Le manque du Soi et de sa ronde Plénitude.  Invitation est alors donnée de prendre la responsabilité de tout ce qui nous arrive, non seulement de notre attitude à l’égard des circonstances, - en stoïcien - ce qui est déjà beaucoup, mais des faits, envisager que nos désirs attirent vers nous les circonstances où ils peuvent se manifester. Impossible de jouer les victimes ou de reporter indéfiniment ses responsabilités. Dans tout ce qui survient il n’y a pas d’accident, mais des leçons à apprendre.  Et elles reviendront encore et encore tant qu’elles ne seront pas assimilées (texte).

    Tout phénomène physique naît de l’intériorité dans l’esprit de l’humanité, vers l’extériorité sur la scène de l’espace et du temps, de l’Invisible vers le visible et germe d’une intention de l’esprit. Parce qu’il n’existe rien de tel qu’une existence séparée, tout être humain fait partie de l’humanité et porte en lui toute l’humanité. Les philosophes de l’Histoire avaient raison sur bien des points : l’Histoire est entièrement spirituelle, elle est un voyage de l’humanité à travers l’illusion pour faire l’expérience de la séparation, un voyage qui culmine dans l’éveil. Mais il n’y a dans ces péripéties nulle part de peuples supérieurs ou inférieurs ou de terminus obligé dans le progrès technologique. Il n’y a pas de fin. Chaque moment du temps est une expérience totale de l’humanité en elle-même. Le cheminement est en même temps évolutif, mais le progrès véritable ne se mesure qu’en termes de développement du niveau de conscience de l’humanité.

    L’Illusion conduit à penser qu’il doit y avoir un commencement et une fin et ce temps linéaire permet à l’ego d’imaginer qu’il en a le contrôle et qu’il peut promettre un futur meilleur. Mais la Manifestation commence à chaque instant et finit à chaque instant, la vie clignote en permanence dans des cycles infinis de naissance et de mort de la forme, sans fin et sans commencement, dans une énergie inépuisable. L’âme n’en a jamais fini de s’expérimenter elle-même dans toutes les formes. Pour elle le temps, tel que nous le connaissons en tant qu’être humain, n’existe pas. Il fait partie de l’Illusion. De même l’âme transcende l’espace et la causalité tels que nous les connaissons dans l’expérience humaine.

     Par conséquent, nous sommes dans cette vision obligés d’opter contre le dualisme pour une vision tripartite.

    L’être humain est par son corps de chair engagé dans l’expérience humaine dans le monde 3D dit réel de l’état de veille, sur la Terre et cette expérience, dans ses conquêtes, joies et ses souffrances, affecte l’humanité dans son ensemble.

    Par son esprit il pense à l’intérieur de l’esprit de l’humanité, dans ses pensées il n’est jamais reclus, pas plus qu’il lui est loisible de croire que ce qu’il pense est sans conséquences. L’homme est avant tout un être mental et la pensée a une puissance infiniment plus grande que ne le laisse croire le réductionnisme matérialiste. Au fin fond de l’ignorance l’homme n’utilise qu’une très petite partie de son potentiel mental.

    Par son âme l’homme transcende la phénoménalité et il est un être spirituel engagé dans une expérience physique. Un être qui sait qu’il vit dans l’unité avec la vie universelle bénéficie de toute la magie de l’Univers.

    S’il fallait trouver la moins mauvaise métaphore pour illustrer la valeur immense de l’être humain, on devrait dire… qu’il se réduit presque à néant quand il ne se voit comme un corps chétif jeté dans la « réalité », … car la vérité est à l’exact opposé. Nous pourrions user encore d’une autre métaphore. Il y a un numéro de cirque où l’artiste porte des gants blancs seuls visibles, tandis que tout le reste est dans l’ombre. Il peut faire trotter deux doigts sur une table et mimer un personnage, un peu comme l’âme qui se voilerait et promènerait un corps humain sur deux jambes sur la scène de la « réalité ». C’est très approximatif, mais l’idée générale est suggestive : diamétralement opposée à l’identification au corps propre à l’ego. Le sens du « je suis » de l’âme ne peut être particularisé, mais il est porteur d’une invincible certitude d’être. Le sens d’être du foyer vivant. Ni le corps-sujet qui n’est pas l’identité, ni la pensée qui n’est pas non plus l’identité réelle, le Je véritable provient de l’âme, mais aucune définition ne peut la décrire. Toute description utilise les mots-pointeurs de la pensée, mais qui sont faits pour la communication. Le mot n’est jamais ce qu’il désigne, il ne fait que pointer vers ce qu’il désigne.

     Comme le disait Plotin il faut se tourner vers l’intérieur et demeurer en silence pour retrouver l’Un, retrouver le lien avec Soi dont les jeux de l’Illusion nous éloignent. La méditation pour quitter l’Illusion se donner tous les jours un moment de coïncidence avec l’être intérieur. La pratique spirituelle pour dénouer la crispation de l’ego. La connaissance spirituelle pour lever les voiles et laisser resplendir la vérité de l’âme. La pleine conscience au quotidien pour sortir de l’égarement et rester aligné sur l’être intérieur et par-dessus tout l’amour offert sans demande ni attente.  (texte)

    Il est donc tout à fait normal que suite à une expérience verticale où le sujet est brusquement ramené à l’intérieur, la perspective puisse se modifier du tout au tout. Le voile de l’illusion s’est déchiré. Par exemple, dans les expériences de mort imminente les repères d’espace-temps-causalité sont complètement modifiés, le sujet enlevé du champ de l’expérience en commun de l’état de veille et gravite vers l’intériorité. Il réintègre son essence d’être spirituel, il reçoit le baiser de l’âme. La signification du mourir n’est rien que cela : délaisser le domaine d’expérience de la forme qui a toute une vie été un véhicule dans le monde physique et réintégrer la dimension spirituelle, celle de l’âme, qui comme Narada dans l’histoire précédente qui découvre qu’il n’a jamais quitté Krishna, l’âme en Réalité, ne s’est jamais séparée la Vie universelle. Pas étonnant donc que ceux qui ont, comme par effraction, réintégré l’intériorité lors d’une NDE ait une perception d’eux-mêmes et des autres définitivement changée. Comme dans l’éveil spontané, transcender c’est déchirer d’un seul coup le voile de l’Illusion.

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    Fin de l’exercice de retournement. Bien sûr qu’une théologie dogmatique décidera que le monde est terriblement réel, elle en a besoin pour asseoir son autorité. Une théologie de l’humilité s’en gardera pensant qu’il y a une infinité de choses que l’homme ignore, que ce monde n’est peut être pas ce qu’il paraît être, surtout, aucun discours dogmatique ne peut être tenu sur Dieu qui échappe à l’entendement humain. Puisque la science se situe elle-même à l’intérieur de l’état de veille par lequel nous posons une « réalité, et que ses méthodes de preuve le suppose, elle n’est pas à même de se prononcer sur sa nature illusoire, elle doit passer la main à la métaphysique ou à la mystique pour en décider.

    Mais si nous écartons les projections illusoires du mental humain sur Dieu pour envisager la nature de la Manifestation, l’hypothèse qu’elle est une construction dans l’illusion est parfaitement admissible. Elle s’accorde avec l’amour du créateur pour ses créations et l’évolution de la conscience sur Terre. L’intérêt de l’approche théologique, c’est qu’elle offre une voie d’interprétation des implications de la séparation. Et l’on peut voir que l’ego en tant que facteur de la séparation n’est pas seulement un problème « psychologique », il y a une dimension plus radicale du jeu de la séparation.

    Entendons-nous bien, nous n’avons pas pour autant élucidé la nature de l’Illusion qui reste incompréhensible. Même les auteurs du Vedânta pour qui l’Illusion est un concept majeur se garde bien de prétendre l’expliquer. Tout ce que nous pouvons voir ce sont ses effets. Au moins l’exercice de retournement que nous avons mené dans la dernière partie donne une toute petite idée de la stupéfaction incroyable de l’explosion du Réel dans la conscience.

 

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  © Philosophie et spiritualité, 2016, Serge Carfantan,
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