Le�on 262.    La subversion du langage      

    Nous avons vu que pour Saussure, les signes sont arbitraires par rapport � ce qu�ils d�signent. La relation entre un signifiant et un signifi� est affaire de convention. Mais attention, il ne faut surtout pas prendre la formule au pied de la lettre. Dans l�usage empirique de la langue au sein de la communication il n�y a pas de libert� et il ne peut y avoir d�arbitraire. Les mots dont nous nous servons pour �changer reposent dans leur signification sur une convention que nous ne pouvons modifier une fois qu�elle est adopt�e, une convention li�e � notre appartenance � une collectivit� linguistique. Individuellement, nous ne pouvons que couler notre pens�e dans la langue et non en modifier les �l�ments ou la structure. Si je me mets � remplacer � porte � par � chien �, ou � voiture � par � cl� �, � arbre � par � d�put� � etc. pour tout le vocabulaire, idem si je change la syntaxe, la communication ne sera plus possible. D�o� un quiproquo int�gral et une incompr�hension compl�te. De l� suit que pour maintenir une communication entre les hommes, nous devons garder un grand respect de la langue. Nous devons m�me prendre soin de la langue qui nous permet de nous exprimer en direction d�autrui.

    Subvertir, c�est retourner, inverser, renverser, subvertir le langage veut dire : inverser, renverser, retourner le sens. Maltraiter les mots pour leur faire dire ce qu�ils ne disent pas, ou � la limite le contraire de ce qu�ils disent. Se servir de la phrase de telle mani�re qu�elle retourne compl�tement le sens qu�elle devrait v�hiculer. En contradiction directe avec la communication.

    Est-ce possible ? Si oui, est-ce sans cons�quence ?  Faut-il craindre une subversion du langage ? Y a-t-il, dans langage corrompu, tordu ou malmen�  un effet d�structurant la pens�e ? Comment pourrai-je avoir une pens�e claire et distincte si ma langue est obscure et confuse ? Ou bien, peut-on consid�rer que la subversion n�est qu�un jeu sans grande importance ? � Juste des mots �.  Certains diront que peut importe apr�s tout, le langage, c�est un ph�nom�ne social, comme la morale, la mode ou la politesse. On peut se servir du langage comme bon nous semble, il � �volue �, il change au gr� des �poques, il est fait d�inventions. Ce qui compte ce n�est pas la l�g�ret� des paroles qui partent dans tout les sens, c�est surtout ce que les hommes font, pas ce qu�ils disent. D�autres r�torqueront que justement ce relativisme de fa�ade est la meilleure mani�re de dissimuler une �norme confusion mentale et de manipuler l��tre humain � son insu.

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A. Position du probl�me, Orwell 1984

    Platon disait dans La R�publique que � la perversion de la cit� commence par la fraude des mots �. La question de la subversion du langage s�inscrit d�abord dans la relation politique, exactement au sens o� Aristote, son disciple, dit que la soci�t� humaine, la polis, � la diff�rence des soci�t�s animales, est structur�e dans le langage. Que le langage se pervertisse dans la Cit�, et c�est toute la sociabilit� qui est d�structur�e. Sur cette question rien ne vaut le d�tour par la contre-utopie gla�ante d�Orwell, 1984. Relisons un extrait :

    1) � Voil� tout juste l�homme que je cherchais �, dit une voix derri�re Winston. 

 Celui-ci se retourna. C��tait son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-�tre � ami � n��tait-il pas tout � fait le mot juste. On n�avait pas d�amis, � l�heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la soci�t� �tait plus agr�able que celle des autres. Syme �tait un philologue, un sp�cialiste en novlangue. � la v�rit�, il �tait un des membres de l��norme �quipe d�experts occup�s alors � compiler la onzi�me �dition du dictionnaire novlangue. C��tait un gar�on minuscule, plus petit que Winston, aux cheveux noirs, aux yeux grands et globuleux, tristes et ironiques � la fois. Il paraissait scruter de pr�s, en parlant, le visage de ceux � qui il s�adressait. 

 � Je voulais vous demander si vous avez des lames de rasoir, dit-il. 

 � Pas une, r�pondit Winston avec une sorte de h�te qui dissimulait un sentiment de culpabilit�. J�ai cherch� partout, il n�en existe plus. 

 Tout le monde demandait des lames de rasoir. Il en avait actuellement deux neuves qu�il gardait pr�cieusement. Depuis des mois, une disette de lames s�vissait. Il y avait toujours quelque article de premi�re n�cessit� que les magasins du Parti �taient incapables de fournir. Parfois c��taient les boutons, parfois la laine � repriser. D�autres fois, c��taient les lacets de souliers. C��taient maintenant les lames de rasoir qui manquaient. On ne pouvait mettre la main dessus, quand on y arrivait, qu�en trafiquant plus ou moins en cachette au march� � libre �.

� Il y a six semaines que je me sers de la m�me lame, ajouta Winston qui mentait. 

 La queue avan�ait d�une autre saccade. Lorsqu�elle s�arr�ta, Winston se retourna encore vers Syme. Chacun d�eux pr�leva, dans une pile qui se trouvait au bord du comptoir, un plateau de m�tal graisseux. 

 � �tes-vous all� voir hier la pendaison des prisonniers ? demanda Syme. 

 � Je travaillais, r�pondit Winston avec indiff�rence. Je verrai cela au t�l�cran, je pense. 

 � C�est un succ�dan� tout � fait insuffisant, dit Syme. 

 Ses yeux moqueurs d�visageaient Winston. � Je vous connais, semblaient-ils dire. Je vous perce � jour. Je sais parfaitement pourquoi vous n��tes pas all� voir ces prisonniers. � 

     Intellectuellement, Syme �tait d�une orthodoxie venimeuse. Il pouvait parler, avec une d�sagr�able jubilation satisfaite, des raids d�h�licopt�res sur les villages ennemis, des proc�s et des confessions des criminels de la pens�e, des ex�cutions dans les caves du minist�re de l�Amour. Pour avoir avec lui une conversation agr�able, il fallait avant tout l��loigner de tels sujets et le pousser, si possible, � parler de la technicit� du novlangue, mati�re dans laquelle il faisait autorit� et se montrait int�ressant. Winston tourna l�g�rement la t�te pour �viter le regard scrutateur des grands yeux sombres. 

 � C��tait une belle pendaison, dit Syme, qui revoyait le spectacle. Mais je trouve qu�on l�a g�ch�e en attachant les pieds. J�aime les voir frapper du pied. J�aime surtout, � la fin, voir la langue se projeter toute droite et bleue, d�un bleu �clatant. Ce sont ces d�tails-l� qui m�attirent. 

 � Aux suivants, s�il vous pla�t ! glapit la � prol�taire � en tablier bleu qui tenait une louche. 

    Winston et Syme pass�rent leurs plateaux sous le grillage. Sur chacun furent rapidement amoncel�s les �l�ments du d�jeuner r�glementaire : un petit bol en m�tal plein d�un rago�t d�un gris ros�tre, un quignon de pain, un carr� de fromage, une timbale de caf� de la Victoire, sans lait, et une tablette de saccharine. 

 � Il y a une table l�-bas, sous le t�l�cran, dit Syme. Nous prendrons un gin en passant. 

     Le gin leur fut servi dans des tasses chinoises sans anse. Ils se faufil�rent � travers la salle encombr�e et d�charg�rent leurs plateaux sur la surface m�tallique d�une table. Sur un coin de cette table, quelqu�un avait laiss� une plaque de rago�t, immonde brouet liquide qui ressemblait � une vomissure. Winston saisit sa tasse de gin, s�arr�ta un instant pour prendre son �lan et avala le liquide m�dicamenteux � go�t d�huile. Des larmes lui firent clignoter les yeux. Il s�aper�ut soudain, quand il les eut essuy�es, qu�il avait faim. Il se mit � avaler des cuiller�es de ce rago�t qui montrait, au milieu d�une abondante lavasse, des cubes d�une spongieuse substance ros�tre qui �tait probablement une pr�paration de viande. Aucun d�eux ne parla avant qu�ils n�eussent vid� leurs r�cipients. � la table qui se trouvait � gauche, un peu en arri�re de Winston, quelqu�un parlait avec volubilit�, sans arr�t. C��tait un baragouinage discordant presque analogue � un caquetage d�un canard, qui per�ait � travers le vacarme ambiant. 

 � Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en �levant la voix pour dominer le bruit. 

 � Lentement, r�pondit Syme. J�en suis aux adjectifs. C�est fascinant. 

 � Le visage de Syme s��tait imm�diatement �clair� au seul mot de dictionnaire. Il poussa de c�t� le r�cipient qui avait contenu le rago�t, prit d�une main d�licate son quignon de pain, de l�autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier. 

 � La onzi�me �dition est l��dition d�finitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu�il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons termin�, les gens comme vous devront le r�apprendre enti�rement. 

    Vous croyez, n�est-ce pas, que notre travail principal est d�inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous d�truisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu�� l�os. La onzi�me �dition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l�ann�e 2050. 

 Il mordit dans son pain avec app�tit, avala deux bouch�es, puis continua � parler avec une sorte de p�dantisme passionn�. Son mince visage brun s��tait anim�, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et �taient devenus r�veurs. 

 � C�est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c�est dans les verbes et les adjectifs qu�il y a le plus de d�chets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se d�barrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Apr�s tout, quelle raison d�exister y a-t-il pour un mot qui n�est que le contraire d�un autre ? Les mots portent en eux-m�mes leur contraire. Prenez � bon �, par exemple. Si vous avez un mot comme � bon � quelle n�cessit� y a-t-il � avoir un mot comme � mauvais � ? � Inbon � fera tout aussi bien, mieux m�me, parce qu�il est l�oppos� exact de bon, ce que n�est pas l�autre mot. Et si l�on d�sire un mot plus fort que � bon �, quel sens y a-t-il � avoir toute une cha�ne de mots vagues et inutiles comme � excellent �, � splendide � et tout le reste ? � Plusbon � englobe le sens de tous ces mots, et, si l�on veut un mot encore plus fort, il y a � double-plusbon �. Naturellement, nous employons d�j� ces formes, mais dans la version d�finitive du novlangue, il n�y aura plus rien d�autre. En r�sum�, la notion compl�te du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en r�alit� un seul mot. Voyez-vous, Winston, l�originalit� de cela ? Naturellement, ajouta-t-il apr�s coup, l�id�e vient de Big Brother. 

 Au nom de Big Brother, une sorte d�ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, n�anmoins, per�ut imm�diatement un certain manque d�enthousiasme. 

 � Vous n�appr�ciez pas r�ellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. M�me quand vous �crivez, vous pensez en ancilangue. J�ai lu quelques-uns des articles que vous �crivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez pr�f�r� rester fid�le � l�ancien langage, � son impr�cision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beaut� qu�il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque ann�e ? 

 Winston l�ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l�esp�rait, car il n�osait se risquer � parler. 

 Syme prit une autre bouch�e de pain noir, la m�cha rapidement et continua : 

 � Ne voyez-vous pas que le v�ritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pens�e ? � la fin, nous rendrons litt�ralement impossible le crime par la pens�e car il n�y aura plus de mots pour l�exprimer. Tous les concepts n�cessaires seront exprim�s chacun exactement par un seul mot dont le sens sera d�limit�. Toutes les significations subsidiaires seront supprim�es et oubli�es. D�j�, dans la onzi�me �dition, nous ne sommes pas loin de ce r�sultat. Mais le processus continuera encore longtemps apr�s que vous et moi nous serons morts. Chaque ann�e, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n�y a plus, d�s maintenant, c�est certain, d�excuse ou de raison au crime par la pens�e. C�est simplement une question de discipline personnelle, de ma�trise de soi-m�me. Mais m�me cette discipline sera inutile en fin de compte. La R�volution sera compl�te quand le langage sera parfait. Le novlangue est l�angsoc et l�angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arriv� de penser, Winston, qu�en l�ann�e 2050, au plus tard, il n�y aura pas un seul �tre humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? 

 � Sauf..., commen�a Winston avec un accent dubitatif, mais il s�interrompit. 

 Il avait sur le bout de la langue les mots : � Sauf les prol�taires �, mais il se ma�trisa. Il n��tait pas absolument certain que cette remarque f�t tout � fait orthodoxe. Syme, cependant, avait devin� ce qu�il allait dire. 

� Les prol�taires ne sont pas des �tres humains, dit-il n�gligemment. Vers 2050, plus t�t probablement, toute connaissance de l�ancienne langue aura disparu. Toute la litt�rature du pass� aura �t� d�truite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n�existeront plus qu�en versions novlangue. Ils ne seront pas chang�s simplement en quelque chose de diff�rent, ils seront chang�s en quelque chose qui sera le contraire de ce qu�ils �taient jusque-l�. M�me la litt�rature du Parti changera. M�me les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme � La libert� c�est l�esclavage � alors que le concept m�me de la libert� aura �t� aboli ? Le climat total de la pens�e sera autre. En fait, il n�y aura pas de pens�e telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n�a pas besoin de pens�e, l�orthodoxie, c�est l�inconscience. 

 � Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une conviction certaine, Syme sera vaporis�. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n�aime pas ces individus-l�. Un jour, il dispara�tra. C�est �crit sur son visage.

    2) La (ou le) novlangue est l'ultime moyen de coercition des esprits d�un r�gime totalitaire. Une police s�exer�ant non pas sur des citoyens pour surveiller leurs comportements, mais une police de la pens�e. Nous l�avons montr� abondamment, en amont de nos comportements, il y a nos croyances, nos croyances reposent sur des repr�sentations de ce qui devrait �tre et bien s�r, ce sont des pens�es formul�es dans un langage. La pens�e certes nous appartient, mais le langage nous est commun et c�est par lui que nous gagnons une culture. Si notre comp�tence linguistique est r�duite, notre vocabulaire limit�, nous ne pouvons pas formuler en direction d�autrui des oppositions nettes, des nuances, des subtilit�s, bref, des distinctions conceptuelles, car nous n�avons pas les mots pour le dire. La limite extr�me de l�indigence de la pens�e serait l�abruti qui ne prof�re que des onomatop�es proches du grognement de l�animal. L�enfant sauvage. Dans le monde carc�ral d�Orwell non seulement n�importe qui peut �tre d�nonc� pour crimepens�e, rien qu�� ses plis du visage, rien qu�� un sourire, mais le Parti entreprend de rendre impossible le crimepens�e en nivelant le langage. Il s�agit de conformer le citoyen selon l�orthodoxie voulue par le Parti, et c�est dit clairement : � Orthodoxie signifie non-pensant, qui n�a pas besoin de pens�e, l�orthodoxie, c�est l�inconscience �. �. Dans un monde enti�rement asservi � une id�ologie totalitaire, le conformisme int�gral sera la non-pens�e.

    Il s�agit donc de produire un conditionnement par la manipulation du langage dont l�esprit se sert pour s�exprimer par concepts. Conform�ment au paradigme actuel de la linguistique, la pens�e est enferm�e dans les mots, r�duire les mots �quivaut donc � r�duire la capacit� � se repr�senter le r�el par concepts, il faut donc tailler le dictionnaire jusqu�� l�os pour �liminer toute la complexit� de la Vie, simplifier tellement le langage que la pens�e deviendra simpliste. Les g�n�rations nouvelles seront format�es mentalement dans un langage r�duit et ne comprendront plus un tra�tre mot de l�ancilangue, de la litt�rature. � Vers 2050, plus t�t probablement, toute connaissance de l�ancienne langue aura disparu. Toute la litt�rature du pass� aura �t� d�truite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n�existeront plus qu�en versions novlangue. Ils ne seront pas chang�s simplement en quelque chose de diff�rent, ils seront chang�s en quelque chose qui sera le contraire de ce qu�ils �taient jusque-l�. � La litt�rature lib�rait la pens�e, la traduction en novlangue tuera la pens�e en vidant le texte de toute intuition, car pour que toute la subtilit� s�en d�gage, il faut n�cessairement une richesse du langage, or celle-ci aura disparue.

    Pour que soit possible une r�volte, il faut que la lucidit� soit �veill�e. �tre lucide, c�est voir les choses telles qu�elles sont, voir le monde sans fard, tel qu�il est, autant dans sa beaut� et sa grandeur, que dans sa laideur, sa m�diocrit�, ses bouff�es de d�mence lubrique, comme dans sa b�tise organis�e. Mais si nous admettons avec les linguistes que le voir de l�intelligence est ench�ss� dans le langage, (texte) ou bien que les limitations du langage restreignent  de mani�re implacable la pens�e, alors effectivement, sur la base de cette hypoth�se, le contr�le total du langage devient le contr�le de l�esprit. � Ne voyez-vous pas que le v�ritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pens�e? � la fin, nous rendrons litt�ralement impossible le crime par la pens�e car il n�y aura plus de mots pour l�exprimer. Tous les concepts n�cessaires seront exprim�s chacun exactement par un seul mot dont le sens sera d�limit�. Toutes les significations subsidiaires seront supprim�es et oubli�es �. Les masses � prol�taires � ne seront plus des �tres humains, mais des moutons qui moutonneront la pens�e qu�on leur donnera, c�est-�-dire une non-pens�e. On aura pris soin sur une p�riode prolong�e de rendre leur pens�e confuse en faisant dire aux mots le contraire de ce qu�ils veulent dire : l�amour, c�est la haine, la paix c�est la guerre, la libert� c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force, la beaut� c�est la laideur, la vertu c�est le vice,  etc. Le pouvoir pourra cr�er une illusion qui sera l�orthodoxie et dans une totale confusion mentale, il sera impossible de d�chirer le voile, les hommes, sous une �troite surveillance, vivront h�b�t�s dans la non-pens�e.

B. Les formes de subversion du langage

    On peut tenter de balayer d'un revers de main l�argument disant qu'il s'agit d'une fiction litt�raire dict�e par la parano�a d'Orwell vis-�-vis du totalitarisme de ex l'URSS. Depuis l'effondrement du communisme, les m�thodes � orwelliennes � n'ont plus cours. Oui. Quoique... En Cor�e du Nord, le Parti a planifi� un mill�naire de bonheur communiste. Il pratique s�rieusement la "r��criture de l'histoire" ; qu'un haut dirigeant qui tombe en disgr�ce et il est effac� des photos, les manuels scolaires sont r��crits selon la doctrine. Le peuple est maintenu dans la doctrine du parti et il y a des camps de concentration pour les d�viants.

    Mais ce n�est pas tout. Nous avons vu que la subversion du langage est une des ficelles de la propagande et du marketing. L�une et l�autre ont vu le jour avec E. Bernays dans un pays qui passe pour une d�mocratie par excellence, les Etats-Unis et non sous les auspices d�un r�gime de la terreur. Rappelons le sous-titre de l�ouvrage de Bernays Propaganda : � comment manipuler l�opinion en d�mocratie �. Il serait quand m�me �tonnant qu�avec l�apparition des m�dias de masse, l�omnipr�sence de la publicit�, la logorrh�e d�informations que nous devons subir et les jeux de pouvoir, nous soyons d�barrass�s du poison de la subversion du langage.  Au contraire, on est en plein dedans. D�taillons.

1) Le remplacement d�un mot pas un autre

    Jamais anodin. Il provoque d�abord l�incompr�hension, puis, ensuite, invite un glissement de sens qui porte une suggestion. En apparence, c�est toujours pour la bonne cause, il s�agit souvent d�enlever une sorte d�infamie attach� au mot courant, de revaloriser une activit�, une d�signation, pourtant parfaitement claire et bien install�e dans la langue ; mais en r�alit�, de mani�re subreptice, une pens�e obscure remplace l�id�e claire �voqu�e par le premier mot, et avec elle passe une intention.

    Dire dans le journal t�l�vis� que �l��tat islamique � (qui n�est pas un �tat, il faut mieux dire Daesh), a � ex�cut� � un occidental, au lieu de dire assassin� qui serait le mot juste est un d�rapage verbal. Une ex�cution suppose en amont une justice (on ex�cute une sentence), un droit d��tat. Implicitement on l�gitime le crime en le parant de l�appui du droit, alors que l�on est dans la violence brutale. De la m�me mani�re, il n�est pas anodin dans le journal t�l�vis� de remplacer assassin par � malfaiteur �, c�est tout juste si on ne glissait pas sur une pente vers une l�gitimation � la Robin des Bois. Idem, employer le terme de � combattant de la libert� � pour d�signer des mercenaires qui tuent pour une solde. Dans le m�me registre, on a vu des tats policiers se d�signer eux-m�mes comme � d�mocratie populaires �. Dans une le�on pr�c�dente, nous avons montr� en suivant Bernard Manin que ce que l�on nomme aujourd�hui � tort � d�mocratie � s�appelle en r�alit� gouvernement repr�sentatif. L�implicite import� dans le d�placement est parfois d�un poids de sens si consid�rable qu�il impose une correction.

    Dans le domaine de l�entreprise on trouve un floril�ge de remplacements, tous plus ambigus les uns que les autres. Les chefs du personnel sont devenus � gestionnaires des ressources humaines �, quand on g�re des ressources, il s�agit d�un mat�riel, on g�re un stock, un capital financier. Implicitement l�humain devient donc une chose � disposer. Les licenciements collectifs  n�existent plus, il n�y a que des � restructuration d�entreprises �. On conviendra que sous le couvert, le proc�d� est assez hypocrite. Les liens hi�rarchiques de subordination sont d�sormais la � culture d�entreprise � On ne ferme plus les usines, non, on les d�localise etc. En apparence le second terme para�t plus � neutre �, en r�alit� il est anesth�siant pour l'intellect.

    Dans le domaine social, il y en a � foison. Plus d�aveugles, ni de sourds, il n�y a que des � non-voyants � et des � malentendants �. On n�ose plus d�ob�sit�, il n�y a qu�une � surcharge pond�rale � ; plus de balayeurs, mais des � techniciens de surface �, plus de chaudronniers, mais des � techniciens tolliers �. Il n�y a plus de mendiants, mais seulement des SDF. Il n�y aura bient�t plus de prostitu�es, mais seulement des � escort girl �. Plus de souteneurs, mais des � sugar dadies �, plus de bordels, mais des "salons de massage". D�o� l�article sid�rant de cette enseignante du secondaire qui, posant la question � ses �l�ves de savoir ce qu'ils allaient faire plus tard, entendit la r�ponse candide : � moi je veux �tre escort girl �. L��l�ve a suivi une suggestion. Il suffit que le mot soit snob et tendance pour qu�il devienne attractif et permette de dissimuler n�importe quoi. De la m�me mani�re avec une rh�torique djeun, tr�s in et tr�s cool, on emballe "les bons plans � sur Internet qui sont en fait des arnaques � etc. Cette inflation verbeuse du remplacement est une esp�ce tr�s invasive. M�me le poste de police est devenu � h�tel de police �.

2)  Le d�placement des mots vers un jargon scientifique

    Il donne une caution de s�rieux et tient lieu d�argument d�autorit�. La perversit� en l�affaire est qu�il sugg�re implicitement qu�il n�y a plus de question �thique � se poser, ni m�me de d�cision � prendre, que tout n�est plus que solution technique pour un sp�cialiste. Ce qui dispense de penser. L�usage d�un jargon scientifique compl�tement obscur en lieu et place d�un vocabulaire lisible, c'est un peu pour l'homme ordinaire de l'humiliation pour ignorance. En pharmacie, la combine ouvre la porte � toute sortes de manipulations couvertes d�un s�rieux scientifique. Plus c�est jargonnant et incompr�hensible, plus ce doit �tre s�rieux et il faut s�incliner devant l'expert. Ainsi passe la fraude, la tromperie, l�escroquerie pure et simple et m�me l�invention de maladies par le marketing pour �couler des mol�cules en fin de brevet. Voyez le documentaire Maladies � vendre. �difiant. Entre autres, le � syndrome dysphorique menstruel � pour les sautes d�humeur pendant les r�gles, l�invention des � troubles bipolaires � pour la d�pression et j�en passe. Soyons honn�te. Dans le domaine de la m�decine, avortement est tout de m�me plus clair que � r�duction embryonnaire �. Clonage d�embryon  est plus net que � transfert nucl�aire somatique �, embryon clon� parle plus � qu�artefact �, � unit� embryo�de � ou � blastocystes de transfert nucl�aire �. �limination d�un embryon jumeau a plus de sens que � r�duction embryonnaire �. Avortement chimique est plus franc que � pilule du lendemain � etc.

    Une forme d�auto-d�fense pr�ventive, un conseil donn� aux �l�ves en philosophie : partons du principe qu�il n�existe pas de synonyme parfait, entre deux mots diff�rents, il y a toujours une nuance. A nous de la rep�rer. Il est toujours possible d�exprimer une id�e dans un langage simple et accessible. L�incapacit� de le faire, le soliloque jargonnant pour d�autres qui jargonne en soliloquant confine � la maladie mentale.

3) Les mots utilis�s autrement dans un sens �loign� de leur sens premier.

    Le mot � �volution � mis � toutes les sauces, alors que changement serait nettement plus appropri�. Idem pour le mot � progr�s �, pris au sens de changement : id�e implicite, on finit par sugg�rer que tout changement est un progr�s. Changer de t�l�phone, sera pour vous un progr�s : changer pour changer=progr�s. Ce qui n�est pas l�id�e de progr�s. Toujours dans la publicit� tout ce qui est nouveau est � r�volutionnaire �, mais cela n�a rien � voir. C�est une tromperie, il faut distinguer les deux. Le mot genre, est une cat�gorie grammaticale, il d�signe masculin et f�minin, en allemand, il y a aussi un neutre, (der, die, das). Il a �t� d�tourn� vers � sexualit� � sous l�influence de gender anglais. Les termes duels pas assez/trop  sont indispensables en fran�ais, ainsi que le milieu juste. Si on fait dire � � trop � une convenance qui dit � tr�s bien �, le sens est d�truit. � C�est trop bien �, veut dire que c�est excessif, mais ce n�est pas du tout ce que retient l�ado qui use du � trop � dans un sens qui n�est pas le sien. Du coup le concept d�exc�s est lamin�. Plus de mot pour le dire. De la m�me mani�re, � l�amour � pris exclusivement pour plaisir sexuel. Et on peut continuer : Le bonheur confondu avec le plaisir qui, si on fait bien attention � ce que l�on a en t�te, serait tr�s souvent le terme ad�quat. Etc.

    Bref, dans cette trituration du langage jusqu�� l�os, on y perd son latin. Le sens des mots nous �chappe, on devient incapable de retrouver le mot qui dit exactement les choses telles qu�elles sont, incapable de penser. Marque d�un esprit confus, ou plus grave que l�on a rendu confus. C�est ce � quoi s�emploie jour et nuit la publicit� qui a int�r�t � ce que la confusion op�re inconsciemment pour sugg�rer le passage � l�acte d�achat. Que dans la pens�e commune, on confonde bonheur avec plaisir est tr�s vendeur. Le consum�risme est tr�s habile pour vendre des plaisirs. Le fin du fin, c�est m�me de sugg�rer que le plaisir des plaisirs c�est le shopping, de sorte que pour les esprits les mieux conditionn�s, le sous-entendu implicite devient : bonheur=shopping ! Si ce n�est pas une strat�gie de novlangue � la mani�re d�Orwell qu�est-ce que c�est ? Syme promu dans le marketing !

4) Anglicismes � tout va

    Personne ne conteste l�importance de l�anglais dans la communication internationale, ni la n�cessit� d�en poss�der une bonne ma�trise dans le monde contemporain. Mais nul ne peut apprendre une langue �trang�re s�il ne ma�trise d�abord sa langue maternelle. Ou alors le r�sultat risque d��tre tr�s confus, confusion tr�s largement encourag�e aujourd�hui dans l�usage constant d�anglicisme inutiles. Essayez de traduire : "langage corporate. Pr�parez un digest pour le dirmark, sans trop de slide dans les prez  et en suivant correctement le template. Si vous �tes junior et que vous travaillez au business intelligence, vous devez apprendre � faire des confcalls, conduire des market research, passer du temps � analyser des data, pr�parer un meeting, participer au brainstorming pour voir si le profit est un peu increase ou pas. Comme le codir n�a jamais le temps de lire les slide, en plus il faut lui pr�parer un executive summary. Mais vous aurez toujours du temps pour le chat sur Facebook, le download de s�ries et pour customiser votre desktop". (... copies � rendre � la sortie).

    C�est du snobisme, tendance fortement �gotique, omnipr�sente dans le domaine technique. Il va de soi que l�on peut dire la m�me chose dans un fran�ais �l�gant, mais cela en imposerait moins et surtout on verrait alors beaucoup mieux une r�alit� plus triviale, � la limite, un bullshitjob, un � boulot � la con � comme l�analyse finement Graeber. 

5) Abr�viations et sigles � n�en plus finir

   Proche de la cat�gorie pr�c�dente, avec le � codir � l�inflation galopante des abr�viations (cela fait aussi tr�s snob) et des sigles (cela fait tr�s professionnel). La diff�rence, c�est que la langue ne suffit m�me plus, il faut apprendre le sigle, sinon sa pr�sence dans un texte cr�e un trou noir d�incompr�hension. La bureaucratisation adore, c�est ce qui lui permet de communiquer dans un secret �sot�rique et de marquer sa sup�riorit� face � un public qui n�est pas de la partie et n�y comprend rien. Allez devinez la diff�rence au lyc�e entre des STI et des STI2D. D�s que l�on s�journe dans le domaine des technocrates, il faut exercer sa m�moire ou avoir un calepin. Les sigles se multiplient et plus on avance dans Le Ch�teau kafka�en, et plus l�abstraction fait prolif�rer des sigles. Comme si c��tait la principale occupation des bureaucrates que de les inventer.

    On avait d�j� expo, cin�, com, pub, et on en a ajout� � foisons comme distrib, prod, conso, conf, redac, medoc, proto. Manque chronique d��nergie vitale pour prononcer le mot en entier ? Pens�e tellement pauvre qu�elle ne fait que reproduire le seul langage qui reste, le langage technique ? Intellect sous tension constante r�duit � cracher des acronymes ? Des bribes de pens�e ? Ou bien� tout cela � la fois ? Et l�influence � l�arriv�e des t�l�phones portables des SMS  qui va dans le m�me sens ? Technique qui pousse dans la m�me direction pour hacher des morceaux de pens�e que l�on ne sait plus exprimer de mani�re compl�te ? Et l�humour ? .Lol ? Mdr ? Tout cela � la fois.

6)  La rh�torique sophistique : publicit� et politique

    Celle qui injecte dans la langue des sottises, des contrev�rit�s, qui embrouillent l�esprit, mais restent � demeure dans l�opinion. Sans le discernement, ou simplement l�immersion dans une v�ritable litt�rature, la pens�e finit par se r�duite � des citations et m�me se termine en cul de sac dans des petites phrases, ou � des slogans. Paroles en l�air, v�rit�s d�faillantes, pseudo �vidences, mais laissant une trace dans le langage en alimentant le lot commun de la communication.  

     � On est dans une phase de croissance d�croissante �. Autant dire r�cession directement, mais le mot croissance est quand m�me dans le discours ! On veut tellement y croire et le faire croire, qu�il fallait bien caser le mot.

    � Les diamants sont �ternels �. Non, pas plus que les cailloux, et une longue dur�e n�est pas l��ternit�. � Le bonheur est chez D �. Non, il n�est m�me pas dans les objets. � La plus naturelle des fibres nouvelles �. D�j�, � la plus naturelle � s�me le doute, � nouvelles � ne rassure pas non plus : v�rification faite, il s�agit de fibres enti�rement artificielles, mais l�habilet� du message est d�avoir r�ussi � placer le mot � naturel � sur l��tiquette ! Ce que le consommateur distrait retiendra. Etc.

    Nous pourrions conclure sur une remarque du linguiste Alain Rey : � Dans la vie sociale, les mots nouveaux servent � dissimuler une intention ou une action bien r�elle. Donc ils expriment un point de vue politique [...] � c�t� de leur sens objectif, les mots transmettent des intentions qui peuvent �tre manipulatrices. Quand il existe un mot simple et pr�cis, par exemple aveugle, et qu'on le remplace par non-voyant, on ne fait pas que disqualifier aveugle et ses d�clinaisons verbales, adverbiales, adjectives ou proverbiales (aveuglant, aveugler, aveuglement, aveugl�ment, aveuglette...), en rempla�ant un mot par une proposition, c'est la syntaxe de la langue que l'on a modifi�e sous nos yeux �. Nous ne sommes pas enr�giment�s dans la novlangue, qui est un cas limite, mais reconnaissons que manipulations, d�formations de la langue, discours langue de bois penchent dans cette direction.

C. Langage et d�construction du monde

On demanda un jour � Confucius quelle �tait la premi�re t�che du souverain d�un pays pour restaurer son int�grit�. A quoi il r�pondit : restaurer le sens des mots. �Si les d�nominations ne sont pas justes, si elles ne correspondent pas � la r�alit�, le langage est vide. Quand le langage est vide, l�action devient impossible, toutes les entreprises humaines se d�sint�grent, et il devient impossible et vain de les g�rer�. Nos politiques qui n�ont en t�te que l�action de surface n�ont qu�� bien se tenir. Que peut-on b�tir de s�rieux quand les mots sont embrouill�s, quand le monde est confus et que plus rien n�a de sens ? Comment comprendre cette �trange implosion du sens qui traverse le langage de fond en comble et g�n�re le chaos ? N�est-ce pas le ph�nom�ne central de ce que nous avons appel� plus haut dans le cours la d�construction du monde ?

1) Paul Val�ry affectionnait l�expression les vigiles de l�esprit. Pierre Thuillier dans La Grande Implosion rappelle qu�� toute �poque naissent des �crits en guise d�avertissement pour les temps � venir. En voici un, tout � fait extraordinaire �crit en 1945 par le po�te Armand Robin intitul� : le programme en quelques si�cles.

On supprimera la Foi

Au nom de la lumi�re,

Puis on supprimera la lumi�re

On supprimera l'�me

Au nom de la Raison,

Puis on supprimera la raison

On supprimera la Charit�

Au nom de la Justice,

Puis on supprimera la justice.

On supprimera l'Amour

Au nom de la Fraternit�,

Puis on supprimera la fraternit�.

On supprimera l'Esprit de V�rit�

Au nom de l'Esprit critique,

Puis on supprimera l'esprit critique.

On supprimera le sens du Mot

Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera le sens des mots.

On supprimera le Sublime

Au nom de l'Art,

Puis on supprimera l'art.

On supprimera les �crits,

Au nom des Commentaires,

puis on supprimera les commentaires.

On supprimera le Saint

Au nom du G�nie,

Puis on supprimera le g�nie.

On supprimera le Proph�te

Au nom du Po�te,

Puis on supprimera le po�te.

On supprimera les Hommes du Feu

Au nom des �clair�s

Puis on supprimera les �clair�s.

On supprimera l'Esprit

Au nom de la Mati�re,

Puis on supprimera la mati�re.

AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L'HOMME ;

ON SUPPRIMERA LE NOM DE L'HOMME ;

IL N'Y AURA PLUS DE NOM.

NOUS Y SOMMES

    Av�nement du nihilisme au fil des mots. Quand il n�est plus d�aperception vivante de l�Absolu au plus intime de Soi, la Foi vacille et devient obscurantisme qui appelle une nouvelle lumi�re, puis c�est au tour des lumi�res de sombrer. S�il restait encore vivante une id�e de l��me, la raison arm�e de l�avanc�e objective du savoir y mettra fin, mais elle devra s�annihiler ensuite, noy�e dans la doxa � courte vue. Quand la Compassion et la Charit� n�ont plus cours, on invoque comme principe sup�rieur la Justice qui elle-m�me est vou�e � sombrer vid�e de son sens dans l�esprit proc�durier. Quand l�Amour n�est plus aux yeux des hommes qu��motivit� superficielle et pulsion, il est temps de le remplacer par un grand mot r�publicain, la Fraternit�, qui doit d�elle-m�me sombrer dans le grand vide des abstractions qui ont perdu leur sens. La flamme de l�Esprit dans la V�rit� est �touff�e et corrompue par l�esprit critique, mais celui-ci se ronge de lui-m�me en devenant n�gativit�.

     Quand la puissance de l�Id�e qui anime le mot dans l�intuition est perdue par l�intelligence, l�intellect prend la rel�ve, th�orise le langage et met en avant le sens des mots, juste avant que sa tentative s��croule quand on ne sait plus ce que les mots veulent dire. De m�me, quand les hommes deviennent insensibles, le sublime est inaccessible et rares sont ceux qui savent ce qu�est la Passion de l��me. L�art se veut �galitariste, n�importe quoi devient de l'art et donc l�oeuvre d'art dispara�t en tant que tel dans la pl�thore des productions artistiques. Il en sera encore de m�me avec les �crits les plus inspirants dans la culture, �cras�s par les commentaires. Epoque o� l�Universit� fabrique du commentarisme, et comme la lettre tue l�esprit, l�analyse dissolvante finira par s�auto-d�truire. Plus personne ne lira une glose qui cite de la glose de textes perdus dont on ne re�oit plus la commotion. Le commentarisme arme de destruction massive des lettres et de la philosophie. Fran�ois d�Assise au grenier poussi�reux des images pieuses, voici venue le temps de l�excitation devant l�originalit� du G�nie, et le mythe de l�originalit� finit par le dissoudre dans la trivialit� singuli�re du dandysme. Dans l�horizon glauque des id�es � courte port�e, il n�y a plus de place pour le Voyant, d�abord remplac� au pied lev� par le po�te. Et ensuite il ne reste plus qu�� ent�n�brer la sensibilit� po�tique pour que le langage ne transporte plus rien. Les hommes porteurs du Feu spirituel sont bons pour l�h�pital psychiatrique, la cohorte des esprits �clair�s sera pour un temps aux avants postes. Pas pour longtemps, ils sombreront dans l�oubli, tandis que la m�diocrit� sera surexpos�e. R�gne du dernier homme. Partout la n�gation de l�Esprit au profit de la mati�re, jusqu�� ce que, mat�rialisme aidant, la mati�re elle-m�me se dissolve dans le n�ant. (texte)

2) Parvenu � ce point, le nihilisme ne peut que se retourner contre l�homme, l�existentialisme de la Naus�e proclamera l�absurdit� de l�existence et  la technique fera le reste. Et pour conclure, nous seront alors dans l�horreur sans nom, l�innommable, ou plut�t, non,  nous y sommes. On a touch� le fond du Kali-yuga, l��ge de l�ignorance, dans lequel le Verbe, est perdu. Fin de cycle et ouverture d�une nouvelle boucle temporelle.  

    � Il est des glissements de sens plus dangereux que les glissements de terrain � dit S. Jourdain. Pires encore que le langage vide de Confucius? Non pas un vide du � une maladresse que l�on pourrait corriger avec une nouvelle r�forme, fa�on Art po�tique de Boileau. � Ce qui se con�oit bien s��nonce clairement et les mots pour le dire viennent ais�ment �. Le d�mant�lement du langage a plut�t rapport � un passage � vide existentiel d�une civilisation en d�perdition de Sens. Quand, �gar� dans des mots qui ne veulent plus rien dire, l�homme perd le contact avec son propre Soi, quand il ne se sent plus vivre dans l�immensit� de l��tre, quand il ne respire plus dans le Sacr�, il continue de parler beaucoup. Pour ne rien dire. Pour dire du rien. Pauvre d�esprit, il cesse d�habiter po�tiquement sa propre langue; les glissements de sens se multiplient, glissement de terrain dans l��tre, signes �vidents d�une pauvret� spirituelle end�mique. Malaise dans la Civilisation, pour employer un titre freudien. Les mots devenus faibles r�v�lateurs des maux d�une psych� plus faible encore, comme les mots devenus forts et clairs sont r�v�lateurs d�une psych� en pleine sant� spirituelle.

    Il y a cependant un point sur lequel nous devons revenir, car il est crucial pour notre sujet. Nous pourrions nous opposer � toutes les d�rives du langage, au massacre des mots, aux manipulations sournoises en pensant qu�il n�y a qu�une seule fa�on de dire, la bonne fa�on et pas d�autre. Un peu comme les int�gristes qui pensent qu�il n�y a qu�une seule bonne mani�re de prier, la leur et surtout pas celle de l�autre �glise en face qui n�est pas la bonne mani�re, ou qui est impie (alors que si Dieu est Dieu, il n�en a vraiment rien � faire).

    Erreur dogmatique. Oubli d�une v�rit� fondamentale : les mots ne sont que des panneaux indicateurs. Ils pointent en direction de ce qui est. Ils ne peuvent rien faire de plus que de rendre ce service. (texte) Il n�y a pas de meilleur panneau qu�un autre, tous sont bons dans la mesure o� ils indiquent la bonne direction, qui est au-del� d�eux-m�mes. C�est la plaisanterie Zen de l�idiot � qui on montre la Lune et qui� regarde le doigt. L��loquence, qui est toute spirituelle, c�est justement de pouvoir se servir de ces mots toujours un peu engonc�s, maladroits, us�s, pour inviter tout de m�me l�intelligence � saisir intuitivement ce qui va au-del� du mot. Si le saut au-del� du mot n�est pas fait, alors, vous n�avez rien compris. Vous regardez le doigt, vous ne voyez pas la Lune. Le saut intuitif de la compr�hension n�est pas dans le mot, il est possible dans le silence qui suit le mot. L�intelligence a besoin du mot comme d�un tremplin et du silence comme d�un espace pour s�envoler.

    L�exercice de l�expression dans la langue requiert une culture et ce serait mentir que de pr�tendre que nous puissions en faire l��conomie. Chacun doit faire son chemin dans la langue, son travail de ma�trise du langage, jusqu�� �tre riche de mots et le plus riche possible est souhaitable. Ce serait mentir que de laisser croire que dans les grognements, les petites ic�nes, les images, les anglicisme, les abr�viations et les sigles il puisse y avoir autant que dans un langage riche et structur�. Ce n�est pas vrai. La pens�e se d�ploie dans les mots au fur et � mesure o� elle s�exprime. Si elle n�a rien pour s�attifer, elle n�osera m�me pas sortir. Ainsi de la g�ne de l�homme qui se sent limit� par son vocabulaire, alors qu�il aurait dans son c�ur tant � dire s�il avait les mots pour le dire. A celui-l� nous ne pouvons que souhaiter qu�il tombe en amour avec la litt�rature, le beau style, l��l�gance de la langue. Ce qu�il d�couvrira, c�est qu��trangement, il y a une discipline d�pos�e dans la langue, un sens de l�exactitude. Il n�a rien � voir avec la rigueur scientifique dans l�ordre des objets, la mesure, les math�matiques, parce que cette exactitude touche � la subjectivit�, mais qui dit subjectif ne veut pas du tout dire arbitraire. La langue nous demande une pr�cision dans l�expression, un souci de bien dire et d��tre compris. C�est beaucoup. Vraiment beaucoup. Cela se travaille avec assiduit�, ensuite l��loquence fait le reste.

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    M�fions-nous des relativistes qui traitent la langue avec l�g�ret�, qui d�truisent toutes les distinctions et tous les rep�res. Avec eux il n�y a plus ni vrai, ni faux, tout est brouillard, il n�y a qu�opinions diverses, pens�es frivoles et caprices. Ils ne nous rendent pas service, ils sont incapables de discernement. Prot�ger le discernement est une question de vie ou de mort pour l�intellect et il faut dire que la langue subit des assauts furieux dans la postmodernit�. Le concept de subversion du langage a donc un sens. Ce n�est pas une lubie de conspirationniste. Il faut voir l��tendue des d�g�ts chez les �l�ves et les �tudiants. De quoi s�inqui�ter et m�me d�sesp�rer. C�est l��poque. Notre �poque. Que celui qui en doute lise les copies du bac et pleure sur le sentiment d�impuissance auquel sont confront�s les professeurs de lettres.

    A l�heure actuelle, si on veut mesurer l�intelligence d�un candidat � un concours, il est clair que le test en math�matiques est vraiment nul. Voyons comment il �crit, s�il parvient � exprimer clairement une pens�e, voyons l�ind�pendance d�esprit, la force de caract�re, l�autonomie intellectuelle. Dans une dissertation. Mais c�est beaucoup demander. Enfin beaucoup� juste la ma�trise de la langue, ce qui devrait �tre un minimum, une base pour la suite dans l�assimilation d�une culture. On dira qu�il y une difficult� dans le passage entre l�oral et l��crit. Soit, mais pas insurmontable, juste une question de travail et d�agr�ment.

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     � Philosophie et spiritualit�, 2015, Serge Carfantan,
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